ACCÈS À L’INFORMATION

Ottawa efface un délit par une loi rétroactive

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Des méthodes dignes d’une dictature

Le gouvernement conservateur est au pouvoir et il entend se servir de ce pouvoir pour se protéger. Ottawa fera en effet adopter une loi rétroactive qui lui évitera une poursuite judiciaire pour avoir, dans le passé, failli à ses obligations légales en matière d’accès à l’information.

L’histoire est en lien avec le registre des armes d’épaule, maintenant disparu. En 2012, neuf jours avant l’adoption du projet de loi autorisant la destruction du registre, le militant Bill Clennett fait une demande d’accès à l’information pour obtenir toutes les données qu’il contient. M. Clennett obtiendra une réponse (plus de 8 millions de lignes de données comportant chacune 16 colonnes), mais il soupçonne qu’elle est incomplète. Il dépose une plainte au Commissariat à l’information qui, après enquête, tranche en sa faveur. Dans le registre, chaque ligne de renseignement contenait plutôt 64 colonnes. Mais il est trop tard : la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a détruit les données entre-temps.

La commissaire conclut que la GRC a failli à son obligation légale, car elle savait qu’une enquête était en cours et la Loi l’oblige à conserver les données jusqu’à la fin de celle-ci. Aussi, la commissaire demande au procureur général de déposer des accusations criminelles. En vertu de la Loi sur l’accès à l’information, il est interdit de « détruire » ou de « cacher » un document « dans l’intention d’entraver le droit d’accès prévu ». Une condamnation entraîne jusqu’à deux ans de prison ou une amende de 10 000 $. Le gouvernement conservateur a donc inséré dans son projet de loi budgétaire une disposition invalidant a posteriori l’application de la Loi au registre des armes à feu. L’enquête de la commissaire, Suzanne Legault, devient ainsi caduque.

En entrevue avec Le Devoir, la commissaire Legault fulmine. « Dans notre société démocratique, est-ce conforme à la règle de droit d’éliminer rétroactivement une responsabilité civile ou criminelle sachant qu’il y a potentiellement une infraction criminelle ? […] C’est un précédent extrêmement périlleux pour la démocratie canadienne. »

Consciente que le sujet au coeur du litige — les données d’un registre démantelé — ne suscite pas nécessairement la sympathie du public, Mme Legault évoque d’autres enquêtes d’agents indépendants du Parlement qui ont marqué l’imaginaire : le scandale des commandites de Sheila Fraser et les appels robotisés de Marc Mayrand.

« Ce précédent nous aurait permis d’enlever rétroactivement les pouvoirs de la vérificatrice générale lorsqu’elle a enquêté sur les commandites. On aurait pu décider à la fin de sa vérification que rétroactivement, on va juste lui enlever tous ses pouvoirs [en lien avec ce programme] parce qu’on n’est pas très, très satisfait de ses conclusions. Donc l’enquête n’existe pas et n’a jamais existé. Et la responsabilité civile ou criminelle n’a jamais eu lieu. On pourrait décider que s’il y a une enquête relative à une fraude électorale, rétroactivement, les dispositions ne s’appliquent pas ! C’est ça, l’impact d’un précédent comme celui-là. »

Par courriel au Devoir, Sheila Fraser a dit endosser la comparaison. « Je suis d’accord avec la commissaire que nous devons être inquiets lorsqu’on voit le gouvernement empêcher le travail d’un agent du Parlement. »

Formalité

Le gouvernement a tenté de dégonfler l’affaire jeudi en présentant l’amendement législatif comme une simple formalité. « On dit qu’il y a un loophole [échappatoire] dans la Loi sur l’information qui doit être clarifié, et c’est la seule chose que ce projet de loi fait. C’est essentiel de mettre fin à ce débat », a déclaré le premier ministre Stephen Harper, qui se trouvait à Windsor.

Le ministre de la Sécurité publique, Steven Blaney, fait valoir que cet amendement a pour but d’empêcher que le registre des armes d’épaule ressuscite grâce à une demande d’accès à l’information. « Le gouvernement du Canada et le Parlement ont mis fin au registre coûteux et inefficace des armes à feu. Nous nous attendons donc à ce que les agences appliquent la décision du Parlement. » Il a été impossible de parler à Bill Clennett jeudi pour savoir si telle avait été son intention.

Plusieurs spécialistes consultés estiment que le registre des armes à feu est presque accessoire dans cette histoire. « C’est toujours alarmant quand le gouvernement applique une loi rétroactivement, et c’est encore plus alarmant quand il le fait pour effacer ses traces », lance Peter Russell, professeur en sciences politiques à l’Université de Toronto et spécialiste des questions de gouvernance. Les lois rétroactives existent et sont possibles, concède-t-il, mais « c’est très rare. Il y a une grande résistance dans le monde démocratique, je veux dire le monde démocratique convenable, d’avoir recours à des lois rétroactives ».

Donald Savoie, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en administration publique et en gouvernance à l’Université de Moncton, s’inquiète aussi. « On ne devrait pas accepter qu’un gouvernement puisse déposer une loi pour s’éviter un problème. C’est réécrire l’histoire avant que l’histoire n’ait eu lieu. […] Ça lui permet de choisir les dossiers dans lesquels il est imputable. »

Les partis d’opposition étaient furieux. La critique néodémocrate en matière de sécurité publique, Rosane Doré Lefebvre, qualifie le geste d’« extrêmement grave ». « La GRC a commis un acte illégal et au lieu d’agir en conséquence, ils décident d’appliquer la loi de façon rétroactive. C’est grave la façon dont ils se couvrent face à ces problèmes-là. »

En Chambre, le critique libéral Wayne Easter, ancien ministre de la Sécurité publique, a demandé si c’est le ministre Blaney qui avait autorisé la GRC à détruire les données avant la fin du litige. « [Les conservateurs] tentent maintenant de se protéger en apportant des changements par l’entremise du projet de loi budgétaire pour masquer leur geste illégal. Qui cette dissimulation vise-t-elle à protéger ? La GRC, le ministre ou les deux ? »

Cette disposition a été insérée dans le projet de loi budgétaire C-59 déposé jeudi dernier. Elle fait donc l’objet d’un vote de confiance. Mais la commissaire Legault estime que le gouvernement a tout le loisir d’amender C-59 pour en retirer les deux paragraphes controversés. « Chaque parlementaire devra se regarder dans le miroir avant de voter ce projet de loi », dit-elle.


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