Notre langue à nous?

Le français — la dynamique du déclin


À d'autres époques, il fallait participer à la procession de la Fête Dieu ou dire le chapelet en famille. Il y a belle lurette que ces grands rituels collectifs ont été remplacés dans l'ordre symbolique par nos grandes messes télévisuelles. La plus grande de toutes, et peut-être la dernière du genre, est sans contredit le rendez-vous dominical (notez la coïncidence étonnante!) de Guy A. Lepage appelé fort justement Tout le monde en parle.
Le hasard a voulu que je sois récemment l'un des invités du pape de notre télévision. Avec son sourire irrésistible, le sympathique animateur qui mène le jeu avec brio m'avait tout de même réservé une de ses questions qui tuent: après de nombreuses années en France, étais-je encore Québécois? Et son complice Dany Turcotte de glisser gentiment que j'avais peut-être pratiqué mon accent québécois en coulisse. Mais le fait notable s'est produit beaucoup plus tard. Ou plutôt, il ne s'est pas produit. Personne n'a en effet pensé à demander à Dany Laferrière si son accent mâtiné d'intonations créoles était suffisamment juste pour qu'il se considère toujours comme un membre de la famille. Nous avons la citoyenneté facile et cela nous honore. Le premier immigrant serbo-croate qui débarque à Dorval et qui ne parle pas un traître mot de français est aussitôt sacré Québécois. Mais l'autochtone qui se hasarde à passer quelques mois à Paris sera toujours soupçonné d'y avoir laissé une partie de son identité.
Voilà ce que j'avais en tête en lisant l'excellent livre de [Lionel Meney->aut196], Main basse sur la langue (Liber). Le linguiste y met en évidence cette tendance souvent inconsciente chez les Québécois qui consiste à se démarquer à tout prix du «français de France». Ce «séparatisme linguistique» ne semble d'ailleurs exister que par rapport à la France. Dès lors que nous parlons anglais, une règle implicite ne nous oblige-t-elle pas à être de «parfaits bilingues» et à dissimuler la plus petite trace d'accent québécois soudainement devenue honteuse?
Lionel Meney a le grand mérite de faire les distinctions qui s'imposent dans ce débat terriblement complexe. Il montre comment, au Québec, l'écart est plus grand qu'ailleurs entre la langue populaire et celle jugée correcte qui s'écrit par exemple dans Le Devoir ou qui se parle à Radio-Canada. Nous sommes dans la situation de ces Allemands qui parlent et écrivent l'allemand classique chaque fois que cela est nécessaire, mais qui utilisent aussi l'allemand dialectal de leur région avec leurs amis et parents. Sans jamais mépriser la langue vernaculaire, Meney montre à quelles aberrations mène le «séparatisme linguistique» d'une partie de notre intelligentsia qui veut créer une norme du «français québécois standard» distincte de la norme internationale avec son dictionnaire et ses règles propres.
Ces endogénistes, comme on les appelle, prétendent que la langue correcte pratiquée au Québec se distingue par un vocabulaire et des règles différents. Or, Meney démontre bien que ces différences sont infimes et que, si elles existent, elles ne reposent pas tant sur des créations originales (courriel, orignal) ou des archaïsmes (achaler) que sur les très nombreux anglicismes que nous a légués l'histoire. Si les Québécois ne donnent pas leur place pour faire la chasse aux mots anglais (parking, stop, week-end, etc.), ils sont beaucoup moins bien armés pour combattre ces milliers d'autres anglicismes qui pervertissent le sens des mots (supporter, charger), dénaturent la syntaxe (être sous arrêt) ou se contentent de calquer l'anglais (payeur de taxes). Adopter une norme autonome, dit Meney, reviendrait à capituler devant cette masse d'anglicismes, ce qui nous éloignerait de la langue parlée et écrite dans le reste de la francophonie. Ce serait un pas vers l'assimilation et le triomphe du fameux «traduidu» que pourfendait celui qui a le mieux saisi le drame du français québécois dans toute sa profondeur, Gaston Miron.
En réalité, nos endogénistes font preuve d'un nationalisme mal placé. Ils se font d'abord une image tronquée de la langue, prétendument figée, puriste et guindée, parlée en France. Ils sont ensuite animés d'un esprit populiste. Comme si en modelant la langue des élites sur celle des milieux populaires, on rendait service au peuple. Il est étonnant de voir persister ce séparatisme linguistique à un moment où le français parlé au Québec se rapproche plus que jamais de celui du reste de la francophonie. Nos «courriels» et autres inventions sont aujourd'hui largement acceptés dans les dictionnaires français.
Dire que le français aujourd'hui parlé par la masse des Québécois s'est rapproché de celui qui se parle ailleurs, ce ne n'est pas faire preuve de jovialisme. C'est reconnaître les progrès réels que nous avons accomplis depuis la Révolution tranquille. Ces progrès n'empêchent pourtant pas nombre de nos élites culturelles, politiques et économiques de se vautrer dans une langue médiocre, anglicisée et sans nuances. Cela aussi distingue malheureusement le Québec dans la francophonie.
Réécoutez et relisez Gaston Miron. Aujourd'hui, certains auraient peut-être le culot de lui demander s'il était vraiment québécois.


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