Plusieurs traits remarquables sont à mettre en évidence dans l’évolution de la crise syrienne. Nous en détaillons ci-dessous quelques-uns, pour pouvoir mieux introduire une rapide réflexion sur ce que nous percevons de la nature de l’évolution de cette crise.
Le point de départ, à la fois des constats que nous faisons, à la fois des réflexions que nous proposons, s’appuie sur notre affirmation déjà plusieurs fois répétée de l’inflation grotesque de la crise syrienne. Les explications géopolitiques de son importance, le plus souvent de la part des adversaires du bloc BAO, viennent toujours après que cette importance énorme se soit exprimée, dans la manufacture même, de communication, de la crise (et nullement avant qu’elle n’éclate). C’est une démarche classique de la raison subvertie au Système, y compris chez ceux qui font profession d’être antiSystème.
Il s’agit en réalité, par rapport à d’autres remous, d’une crise per se d’importance très moyenne. Mais l’appréciation qui en a été faite, l’intervention massive de la communication, l’influence massive de ces éléments sur la psychologie, les évolutions qui en découlent, ont complètement transmuté la crise syrienne. Il s’agit désormais d’une crise symbolique et de communication exprimant, non pas l’importance de la Syrie, mais la crise fondamentale du Système. Ainsi Washington vient-il en première ligne.
Échec du marketing-massacre
Les sites et chroniqueurs spécialisés dans le dépistage des montages de la narrative du bloc BAO sur la situation syrienne semblent atteindre une conclusion générale : il y a un “tournant” dans la communication sur la crise syrienne, dans le sens où la vérité de la situation s’affirme. Il s’agit, dans ce cas, de la mise en échec de ce qu’on désigne sous l’expression aimable de “politique du marketing-massacre”, épisode et tactique anti-Assad fondamentales de ces derniers mois.
• Le site Moon of Alabama (MoA) pour les amis, effectivement spécialisé dans ce domaine, indique, le 28 juillet 2012, sous le titre «Syria: A Turn In Western Media Coverage?» :
«There seems to be slight turn in the western media coverage of Syria. Here in Germany the press has now more reports showing the “rebels” as what they really are: traveling jihadists and foreign paid rabble…»
• Saman Mohammadi, le 29 juillet 2012 sur son site The Excavator, repris sur Infowars le même 29 juillet 2012 , sous le titre «Flipping The Script: The Western Media’s Syria Propaganda Is Falling Apart» :
«…The establishment media no longer has a monopoly on reality. Official lies are challenged, buried truths are dug up, and objective reality is preserved. The magician’s tricks have been revealed by spoilers in the crowd. The global alternative media is rising and it is an engine of peace, liberation, understanding, and sanity. Even mainstream media figures are forced to admit that they have been lying to the world about nearly everything and that their warmongering views are not mainstream…»
• Effectivement, diverses sources dans la presse-Système commencent à donner des témoignages et des appréciations défavorables aux “rebelles”, donc s’écartant résolument de la ligne-Système. Le site MoA signale leblog d’Alex Thomson, de la TV Channel Four, par exemple ce 28 juillet 2012. (Alex Thomson a de toutes les façons eu depuis longtemps une attitude très inhabituelle par rapport à la presse-Système. On se rappelle son intervention sur Russia Today, le 9 juin 2012. [Le nom de “Thompson” était alors erronément orthographié, sur ce site, avec un “p”, qu’il n’a pas en réalité : il s’agit bien d'Alex Thomson.])
• Les “libéraux progressistes” eux-mêmes, spécifiquement la faction dominante des “interventionnistes” (liberal hawks) commencent à craindre l’influence, dans leur propre camp, de ceux qui sont restés antiguerre, qui se trouvent renforcés par le changement évident du cours de l’information. D’où des appels de plus en plus pressants au regroupement, si nécessaire en plaidant la cause d’une insurrection qui, pour réussir, devrait se débarrasser du soutien intéressé des “impérialistes” (USA en tête). (Voir l’article de Richard Seymour, dans le Guardian du 26 juillet 2012 : «The anti-war left's concerns over Syria are understandable, but ill-founded – There may have been outside attempts to hijack the Syria uprising, but evidence suggests this is still a popular revolution».)
• Le Guardian, jusqu’alors porte-drapeau de l’interventionnisme maximaliste, se signale également par tel article estimant qu’un compromis est possible, selon une fraction de l’opposition moins intéressée à faire le procès d’Assad qu’à faire cesser les violences (voir le 29 juillet 2012), tel autre mettant l’accent sur la pénétration d’al Qaïda, notamment dans la bataille d’Alep (voir le 31 juillet 2012).
Diversification et évolution de la crise
Il est certes évident que des nouvelles importantes, nous dirions “objectives”, ont très largement secoué la narrative générale et rendu de plus en plus difficile son énoncé imperturbable. On en a vu quelques exemples venus d’Allemagne, particulièrement marquants, le 25 juillet 2012.
Il y a donc un changement de tendance perceptible, qui concerne la description des “rebelles” particulièrement. Il s’agit de l’appréciation, dite d’abord par le ministre des affaires étrangères russe Lavrov, qu’al Qaïda (tout ce qui se regroupe sous ce label) est devenu le “troisième acteur” de la crise, à côté du régime Assad et de l’opposition “acceptable” à ce régime. Et cette intrusion constitue évidemment un très grave démenti de la thèse humanitariste de la narrative du bloc BAO.
Ce changement nous paraît irréversible à cause de l’évolution de la crise sur le terrain, de sa transformation en “guerre civile”, – cette qualification devant être acceptée même s’il y a des éléments extérieurs à la Syrie. Il y a de toutes les façons des éléments syriens qui s’affrontent, sur lesquels se greffent des interventions extérieures, et, dès lors que les opérations ont pris le tour qu’on leur voit, on peut parler de “guerre civile”. Une analogie historique du modèle, – analogie “opérationnelle” et méthodologique, mais en aucun cas idéologique et géopolitique, – est la “guerre civile” d’Espagne de 1936. Mais il y avait en 1936-1939 beaucoup plus de spécificités propres à l’évènement pour arguer de son importance ; la grande différence de la “‘guerre civile” syrienne est l’énorme importance de la communication, qui donne à cet événement un poids reflétant bien plus fortement encore les tensions extérieures à lui-même, et les tensions globales principalement, – et la principale d’entre elles, qui est la crise terminale du Système.
Cette importance opérationnelle nouvelle du conflit rend quasiment impossible de faire subsister la narrative du bloc BAO concernant les “rebelles”, parce que ceux-ci sont désormais plus visibles et identifiables. Cela va dégager la crise syrienne d’une partie importante de sa gangue de terrorisation des psychologies.
Alep, la “mère de toutes les batailles” ?
Il est toujours risqué d’utiliser l’expression “la mère de tous les batailles”, inauguré par Saddam en 1991. Les rebelles l’ont employée pour la bataille d’Alep, sans aucun doute parce qu’ils étaient sûrs de l’emporter très rapidement, d’une façon décisive.
Qu’est-ce que signifie “être sûr”, dans de telles occurrences ? Éventuellement, écouter sa propre narrative et se prendre à y croire ? Ou y croire avant même de la diffuser ? La thèse actuellement la plus admise est bien qu’effectivement les rebelles, mais aussi leurs divers parrains attendaient beaucoup et surtout très rapidement de la bataille d’Alep. Il est vrai que, la semaine dernière, Hillary Clinton assurait, très sûre d’elle, que “les rebelles avançaient partout” et qu’ainsi allait pouvoir être créée, de facto dirait-on ironiquement, une “zone rebelle” qui pourrait devenir une “no fly zone”, laquelle assurerait une intervention “en douceur” ; ce serait une sorte de nouvelle version de l’“agression douce”.
Les nouvelles, telles qu’on peut les collecter semblent dire que la bataille d’Alep n’a pas tenu ce qu’elle promettait de ce point de vue. La “mère de toutes les batailles” ? Oiseau de mauvais augure pour qui utilise l’expression…
Croire soi-même à sa propre narrative ?
Il semble que DEBKAFiles ait, ce 30 juillet 2012, une version détaillée des réactions de ceux qui attendaient une victoire très rapide à Alep pour pouvoir mettre un pied en Syrie, en se plaçant dans la dynamique de communication de l’évènement. Là aussi, il semblerait que la narrative fasse des ravages, y compris dans les rangs de ceux qui la manipulent et qui, entre eux, finissent pas y croire.
Les détails donnés par le texte de DEBKAFiles, notamment concernant l’identité des forces rebelles à Alep (des extrémistes type-al Qaïda) donnent du crédit à cette version, compte tenu des connexions du site. L’on se trouve dans le cas de figure où Israël ne veut pas entendre parler d’une victoire rebelle, qui serait islamiste, et ses sources ont alors intérêt à diffuser au maximum les informations disponibles à cet égard.
«Monday morning, Saudi and Qatari intelligence officers, based in Free Syrian Army headquarters at Apaydin in the southwest Turkish Hatay region, were forced to admit that Bashar Assad’s army had smashed their plan for a safe haven in the Aleppo area. Territory was to have been seized by rebels and converted into the base of the forward FSA command and the seat of a transitional government, in the same way as the Benghazi rebel headquarters was established in 2011 six months before Muammar Qaddafi’s overthrow.
»The FSA’s Saudi and Qatari backers said they had received from Washington a qualified undertaking to share in the defense of a safe haven if one could be established and to diversify its aid to the rebels. Last week, US Secretary of State Hillary Clinton remarked: “More and more territory is being taken. It will eventually result in a safe haven inside Syria.” Sources in Washington then reported the Obama administration to be weighing options for more direct involvement in the Syrian civil war if the rebels were able to wrest enough territory for a safe haven.
»So certain were the Saudis that their Aleppo scheme would succeed that Saturday, July 28, they convened a meeting of Arab UN delegations in Cairo to formulate the text of a motion for the UN Security Council to recognize the safe havens rising in Syria and calling on UN members to support them.
»That step has proved premature in the light of anti-Assad forces inability to hold out against the government’s military onslaught – an inability partly attributed by DEBKAfile’s military sources to chaotic relations within the insurrectionist movement. The battle for Aleppo is being fought mainly by a splinter rebel group which rejects the authority of the FSA command in Turkey and refuses to obey its orders. It is led by Col. Abdel Jabbar al-Okaidi, who claims to represent the FSA. However, most of his fighters do not belong to the main rebel force but to a radical Islamic militia calling itself “Banner of Islam.” Many of them are al Qaeda jihadis arriving in Syria from Iraq and Libya.»
Le vague artistique de Panetta
Les commentaires officiels les plus circonstanciés concernant la bataille d’Alep ont été ceux du secrétaire à la défense (US) Leon Panetta, et l'on note alors le fait que Panetta reste plutôt vague quant au sort de la bataille. La narrative humanitaire, qui n’a plus guère de massacres signés et authentifiés à se mettre sous la dent, tombe dans l’argument le plus grossier : toute attaque, toute bataille des forces d’Assad en Syrie est simplement classée “attaque contre le peuple syrien”, et le reste à l’avenant. (Observation de Alex Thomson répondant à une question : «“But why is the Syrian army shelling its own people?” “You could just as easily ask why are the rebels using the Syrian people as human shields? It’s a dirty civil war and the rebels sometimes choose to fight in residential areas…”»)
Alors, victoire ou défaite à Alep ? Antiwar.com remarque à propos des déclarations de Panetta (le 30 juillet 2012) :
«Secretary of Defense Leon Panetta appeared to try to avoid guessing which of the two was going to happen, and instead insisted only that Aleppo would be a “nail in Assad’s coffin” in some vague manner, and will assure that his regime is going to be ousted. Whether Assad needs to be ousted for losing Aleppo or ousted for winning Aleppo is just a detail…»
Le Washington Post perd patience
Cette position assez vague de Panetta reflète plutôt un état d’esprit… Peut-être PressTV.com a-t-il raison lorsqu’il écrit (le 29 juillet 2012) «US rages at Syria forces success against rebels in Aleppo». Mais l’indice le plus important est certainement l’éditorial du Washington Post (WP) du 28 juillet 2012, qui constitue une des formes favorites de “message” du Système à ses divers employés.
L’éditorial se lit simplement comme “le temps de la patience est passée”. Il prend manifestement en compte l’hypothèse que la “bataille d’Alep” ne sera pas gagnée, ou pour le moins ne sera pas gagnée de toutes les façons comme elle aurait dû l’être, et il déroule la narrative déjà signalée, selon laquelle la contre-attaque des forces du régime contre les rebelles est une agression délibérée contre “le peuple syrien”. Le WP commence à regarder d’un œil diablement critique “la paralysie” de l’administration et il prend argument du fractionnement des rebelles pour promouvoir un engagement US décidé, pour remettre de l’ordre dans tout cela avec la finesse culturelle et idéologique qui caractérise les interventions US, – et parce qu’il n’y a qu’un seul but possible, qui est la chute de Assad. («But if the administration is committed to Mr. Assad’s downfall, those weaknesses argue for more, not less, U.S. involvement, to get a better read on opposition forces and to encourage those less inclined toward sectarianism…»)
Malgré toutes les “prudences” (!) de langage du WP, l’exhortation est là, et sans la moindre allusion à l’ONU et aux contraintes internationales :
«No one is arguing for a Libyan-style intervention into Syria at this point. But the United States and its NATO allies could begin contingency planning for a no-fly zone, now that Mr. Assad is deploying aircraft against the opposition. Instead of providing only non-lethal support, such as medical supplies and communications gear, America could help supply weapons to the outgunned opposition fighters. It could work with Turkey and other allies to set up havens for them. All of these moves contain risks. But those must be weighed against the danger of inaction — a long civil war that could spill across Syria’s borders.
»Yes, this is an election season, and Americans are fatigued from a decade of war. But global leadership does not take a timeout, and sometimes it has to lead toward a consensus, not wait for one to form. “The United States has been, and will remain, the one indispensable nation in world affairs,” the president declared in a speech last week. Fine words.»
De la Syrie à Washington
Alors, “tournant” ou pas ? Les éléments sont en place. Pour l’essentiel, la situation dans sa perspective évolutive n’a brusquement plus grand’chose à voir avec ce qui se passe en Syrie pour l’immédiat, y compris le sort de la bataille d’Alep, mais avec ce qui se passe à Washington.
Ce qu’on nomme aimablement, ou emphatiquement, l’“Empire”, est aux abois. (Nous, nous parlons du Système.) Cette situation n’est pas suscitée par la Syrie, ni par rien d’autre d’extérieur, mais par le Système lui-même, par la perception de sa dynamique d’autodestruction directement générée par sa dynamique de surpuissance. Dans de telles conditions, toutes les opérations en cours sont susceptibles, à un moment ou l’autre, d’être fortement influencées par cet état de la psychologie, qui oscille entre l’indifférence arrogante, l’auto-terrorisation et l’hystérie. C’est aujourd’hui le cas de la Syrie, qui a évolué “en roues libres” à Washington pendant plusieurs mois, vivant sur l’illusion que l’“agression douce” de la narrative suffirait, que les Russes s’aligneraient et que les Français et les Britanniques feraient l’essentiel “du travail” (les pressions US sur la France et le Royaume-Uni ont été très fortes ces derniers mois pour “régler” l’affaire syrienne.) Pour l’essentiel, le show hystérique d’Hillary faisait l’affaire.
Désormais, tout est peut-être en train de changer : la narrative humanitariste anti-Assad a du plomb dans l’aile, on trouve du al Qaïda partout, les troubles deviennent une guerre, on parle de l’armement chimique. L’“Empire” s’y croit encore et s’ébroue dans un sursaut d’hubris, en découvrant cette nouvelle situation. Si les choses se poursuivent dans cette voie, bientôt on ne prendra plus de gants : il faut la tête d’Assad, non plus à cause de la narrative et de la cause humanitaire par ailleurs si mal en point, mais parce qu’on ne résiste pas à l’“Empire”, point final. Les experts trouveront de belles théories géopolitiques pour rationaliser cette saute d’humeur furieuse.
D’autre part, Obama, jusqu’alors prudent et allergique à la guerre, pourrait bien admettre que cette voie s’impose pour contrer les “avancées” de Romney en visite en Israël, avec une rhétorique extrémiste qui stupéfie même Hillary Clinton. Attaqué pour sa “mollesse” sur l’Iran, Obama pourrait bien conclure qu’il ne peut se permettre de l’être également sur la Syrie. La direction américaniste ne connaît plus de bornes dans sa démagogie vis-à-vis de ses divers “parrains” et vis-à-vis de l’extrémisme-Système.
L’hubris de l’usine à gaz
Mais tout cela, au milieu de tout ce qu’on sait fort bien du Système, se résumerait finalement d’un mot pour la partie américaniste : hubris, ce mot grec désignant un “orgueil extrême”, une arrogance confinant à la pathologie de la puissance. Il ne leur reste que cela, à Washington, au coeur du Système. Il est par conséquent à envisager, sinon à prévoir que Washington va se trouver déchaîné, ces prochaines semaines, par une fièvre de guerre, avec les McCain, les neocons et les éditos du WP. Washington ne peut supporter qu’un accident humain s’oppose à son hubris, et cet accident, – Assad en l’occurrence, – doit disparaître.
Mais tout cela, c’est aussi une narrative, l’ultime en vérité… Il reste ce point essentiel, qui est l’évidence de tout, que cet hubris est celui d’une caricature d’“Empire” réduit à une grotesque usine à gaz, à la déroute catastrophique d’une puissance qui n’est plus. Dans ce cas qui est avéré, la Syrie telle qu’elle est en train d’évoluer, telle qu’elle pourrait être considérée par cet hubris pathologique, pourrait être l’aventure qu’on attend, par où s’engouffrerait Washington pour s’engager dans sa chute finale… Les narrative d’“Empire” ont toujours quelque chose de “final” dans leur programme, que ce soit la lutte ou la chute.
L’hubris washingtonien fourni par le Système pourrait pousser Washington à l’aventure militaire en Syrie, avec toutes les conséquences qu’on peut commencer à imaginer. L’hubris washingtonien pourrait alors se révéler comme l’ultime cadeau empoisonné, – autodestruction garantie et bientôt achevée, – que le Système se serait fait à lui-même.
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