Notes sur Anonymous, STRATFOR et l’inconnaissance

Crise mondiale — crise financière


L’affaire Anonymous-STRATFOR mérite toute notre attention, d’abord parce qu’elle n’est pas finie, ensuite parce qu’il y a deux centres d’intérêt passionnantes, – Anonymous aussi bien que STRATFOR, – enfin parce qu’elle embrasse un domaine entièrement neuf, disons postmoderne pour bien faire, de la bataille en cours au cœur de la crise générale. Les retombées à attendre de cet affrontement seront extrêmement rapides à apparaître, elles seront multiples et extrêmement imprévisibles.
Observons, tout d’abord, que l’affaire n’est pas finie. STRATFOR est toujours offline et il y en aurait encore pour au moins une semaine (selon BBC.News, ce 29 décembre 2011). Les détails divers qui sont donnés montrent que les dégâts sont considérables, que la nouvelle (s’il y en avait une) “sécurisation” du site prend du temps à être mise au point, que les dédommagements aux clients vont coûter cher, que le désarroi est grand dans cette structure que sa puissance et son “expertise” semblaient mettre à l’abri de cette sorte de contingence.
Anonymous non plus, n’en a pas fini… D’ailleurs, s’agit-il bien d’Anonymous ? Des hackers qu’on dit proche d’Anonymous ont écrit sur leur site pastebin.com que l’attaque contre STRATFOR n’était pas le fait de leur groupe… Mentionnons cela en passant, comme une possibilité dans un domaine ou à peu près tout est possible, et continuons comme s’il s’agissait bien d’Anonymous. Cela suffit pour mesurer une fois de plus combien le système de la communication, avec ses attitudes de Janus, est aujourd'hui un facteur de désordre dans la constitution de la puissance (Anonymous comme justicier global, contre le puissant STRATFOR), en même temps que la source essentielle de la puissance.
5 millions d’e-mails et bien des secrets
… Cela, parce qu’Anonymous est sur le point de lancer une grande opération. Il s’agit de la publication des messages courriels (e-mails) récupérés du butin emporté du site STRATFOR. Leur nombre est passé de 3,5 millions à 5 millions, dans l’estimation qui en est donnée. Russia Tosay a recueilli, le 29 décembre 2011, les explications et commentaires de Barrett Brown, dont il semble qu’on puisse affirmer qu’il fait partie et parle au nom d’Anonymous, – remarquez la prudence du propos, de notre part. Les déclarations sont faites à RT, ou rapportées par RT à partir d’autres canaux ; dans tous les cas, il s’agit toujours de Brown et d’Anonymous.
«[A]mong many other things, a widespread conspiracy by the Justice Department, Bank of America and other parties to attack and discredit WikiLeaks and other activist groups helped draw the hacktivists towards disrupting Stratfor. [...] [T]he data obtained includes correspondence with untold thousands of contacts who have spoken to Stratfor's employees off the record over more than a decade… […] The Stratfor operation may yield the most revelatory trove of information ever seized by Anonymous,. […]
»It is any of their past email correspondents who might have revealed information that could come back to haunt them who should be concerned for their reputations in such cases, as they might be shown to be culpable for anything that negatively affects the public. […] [The emails could] provide the smoking gun for a number of crimes of extraordinary importance. People talking off the record to a think-tank are going to disclose a lot of information. Their identities are likely to be in the emails…»

Autres activités d’ Anonymous
D’autre part, il faut noter une autre initiative d’Anonymous, qui est largement antérieure à l’attaque contre STRATFOR et qui a été concrétisée après Noël. L’attaque est de moindre envergure et semble avoir été plus aisément contrôlée par la cible, le site SpecialForces.com. (Il s’agit d’une société qui, à partir d’un magazine lancé dans les années 1980, a rapidement étendu ses activités ces dernières quinze années, dans la vente d’équipements militaires, notamment connectés avec les forces spéciales et autres unités spéciales. Une autre très forte probabilité est que cette compagnie serve de relais et de centre de recrutement pour des mercenaires qui sont utilisés par les forces armées US dans leurs diverses campagnes covert, illégales et brutales, dans un nombre de pays dépassant la centaine.)
Les modalités et circonstances de l’attaque peuvent être aussi bien consultées sur Russia Today, le 29 décembre 2011, ou sur PCWorld.com le 28 décembre 2011. L’intérêt de cette opération, pour nous, réside surtout dans les motifs donnés par les hackers.
Selon Russia Today, «The alleged hackers explained they were trying to punish SpecialForces.com for selling equipment used against civilians. “You get a kick out of pepper-spraying peaceful protesters in public parks? You have a fetish for putting people in plastic zip ties?” they wrote.»
Et PCWorld.com précise de son côté: «Anonymous members were apparently motivated to attack SpecialForces.com because, the hackers believe, the site's customers are largely “military and law enforcement affiliated individuals.” The attack on SpecialForces.com is part of a larger Anonymous hacking campaign called LulzXmas.»
Cette attaque donne une confirmation de l’orientation prise par Anonymous et renforce l’analyse qu’on peut faire de l’attaque principale et dévastatrice contre STRATFOR.
Une “shadow CIA”
Les hackers surnomment STRATFOR, “the shadow CIA”. (Plus justement dit, selon les origines du groupe, “the shadow DIA” conviendrait mieux ; mais l’on comprend qu’il s’agit de notoriété, et alors “CIA” convient mieux, et il s’agit d’une boutique assez proche.) Nous n’avons cessé de dire que le cas était particulièrement intéressant, tant dans le fait lui-même de l’attaque que dans le chef de ses deux principaux acteurs, Anonymous et STRATFOR. L’attaque contre SpecialForces.com renforce l’argument, tout en engageant à mieux comprendre ce qu’est STRATFOR, qui reste au centre de l’événement.
Nous avons déjà beaucoup parlé de STRATFOR et nous allons tenter d’élargir la définition, le concept même de la chose, en le faisant entrer dans l’une des grandes spécificités du Système. Il s’agit en effet, en plus d’être un épisode d’une “guerre” d’un genre également complètement spécifique à cette époque de crise terminale du Système, d’un phénomène qui caractérise l’évolution de l’essence du Système.
STRATFOR peut être défini comme un centre fondamental de diffusion de l’information et de l’influence US, sous l’habillage à la fois du professionnalisme d’une annexe “indépendante” du renseignement US, et de la séduction fascinatoire exercée par cette forme de communication. Mais plus qu’une “CIA fantôme” (ou une “DIA fantôme”), nous dirions qu’il s’agit d’une “CIA inversée”, – ou encore, d’une CIA pratiquant d’une façon majoritaire une branche d’action de la CIA qui est toujours restée dans l’ombre ou en “seconde ligne”. Il s’agirait alors d’une “CIA ouverte”, diffusant l’information vers le maximum de “correspondants” (volontaires et surtout involontaires), qui deviennent alors des relais (volontaires et surtout involontaires) du point de vue des initiateurs de l’opération, – au lieu de contracter cette information, comme fait la vraie CIA, à l’intention d’un minimum de correspondants, à l’intérieur de la branche de sécurité nationale du Système.
Professionnalisme et “hollywoodisme”
Le travail de STRATFOR est de filtrer, de sélectionner et d’utiliser une masse considérable d’informations obtenues de très nombreuses “sources” dont celles du renseignement US, type-CIA/DIA), que son statut, sa réputation et ses engagements bien connus (y compris contractuels) mettent à sa disposition. (C’est en cela, dans la divulgation de ces “sources”, que la publicité qui serait faite à la masse considérable de courriels dont dispose Anonymous peut être dévastatrice).
A partir de là, STRATFOR réalise des synthèses, des analyses, etc., et les diffuse à ses abonnés. Sa production est considérable, et la qualité n’en est certainement pas absente, ni même une certaine liberté d’analyse, ce qui se définit par un professionnalisme incontestable, dans le bon sens du terme.
La condition essentielle, admise évidemment par les collaborateurs et les dirigeants d’une façon naturelle, sinon automatique et pavlovienne, est que les normes et les bornes du Système doivent être respectées. C’est ce que nous nommerions l’“hollywoodisme” de STRATOR, dans le sens des westerns classiques de l’“usine à rêves” américaniste, où la US Cavalry arrive toujours à temps pour décider de la victoire contre les “sauvages”. Par conséquent, quelles que soient la justesse ou parfois la sincérité des analyses, il est entendu que les USA en sortiront grosso modo indemnes sinon plus puissants que jamais, parce qu’ils représentent évidemment une politique et une géopolitique (belliciste, interventionniste, brutale) moralement justifiées.
En près de quinze ans, le système STRATFOR a acquis une formidable efficacité, infiniment supérieure aux organes officiels du Système puisque paré des oripeaux de l’indépendance d’une entreprise “privée” (dito, non officielle). C’est cet aspect fondamental de vertu de l’information, diffusant le montage de la vertu de l’américanisme, qui est affreusement compromis par l’attaque d’Anonymous. C’est pourquoi nous renouvelons, nous renforçons notre jugement du 28 décembre 2011sur l’analogie, et l’importance équivalente, entre l’affaire STRATFOR et la “capture” du RQ-170, lorsque les deux sont considérées dans toutes leurs implications, et au cœur du système de la communication qui est aujourd’hui fondateur de la vraie puissance :
«En attendant, cette mésaventure causée par ces espèces de groupes dépenaillés, mi-amateurs malins en informatique, mi-anarchistes postmodernes, n’est pas glorieuse pour le Système et s’avère même plutôt inquiétante pour lui. Oserions-nous la comparer, dans un autre domaine, à l’aventure survenue au RQ-170 “capturé” par la cause de ces sauvages illettrés, ignares de ce qu’est la civilisation comme chacun sait depuis Zoroastre et Darius, que sont les Iraniens ? L’analogie est tentante, parce que STRATFOR est une représentation impeccable du système d’information que le Système entretient dans le cadre immense et multiple du système de la communication pour faire perdurer sa prépondérance incontestable…»
Les faiblesses de la sécurité
Il est évident que l’efficacité de l’attaque contre STRATFOR a montré la faiblesse des dispositifs de sécurité de ce centre important de communication et d’information (d’influence) du Système. Il y a là d’une part une certaine attitude d’arrogance bien propre à l’américanisme, qui considère son invulnérabilité comme une sorte de fait objectif. (Cela correspond aux traits psychologiques de l’inculpabilité et, surtout, de l’indéfectabilité, de l’américanisme.) A côté de cela, il y a un aspect plus technique.
A côté de toutes les certitudes de caractère, il y a dans le Système, a contrario, une certaine paranoïa de la sécurité, d’ailleurs moins paranoïaque qu’on pourrait croire au regard des évènements, puisque sans effets efficaces. Il a été suggéré que STRATFOR aurait demandé, récemment, l’aide du gouvernement, notamment du Pentagone, pour sa protection face à des attaques de type cyberguerre. La réponse du Pentagone a été négative, d’abord pour des raisons budgétaires et bureaucratiques de procédure, également par simple réflexe d’un certain désintérêt, voire d’une certaine hostilité de type corporatiste pour le caractère privé et autonome, “hors de la bureaucratie”, de STRATFOR. Alors que la privatisation de toutes les branches de la sécurité nationale a atteint des proportions considérables, surtout depuis 2001, on constate ainsi que l’état d’esprit corporatiste et isolationniste des centres de pouvoir n’a été modifié en rien, et même plutôt renforcé.
L’attaque contre STRATFOR découvre, de ce point de vue, les dysfonctionnements d’un Système qui s’est monstrueusement développé à cause de la privatisation, mais qui n’a en rien modifié ses attitudes archaïques, ses préjugés, ses concurrences internes. Au contraire, tous ces travers ont été renforcés, ce qui nous conduit à une substantivation de plus du binôme surpuissance-autodestruction, ici par la “privatisation” des divers composants de la sécurité nationale : le développement surpuissant du Système conduit à une courbe d’autodestruction en exacerbant ses travers fondamentaux.
Mystères et complots divers
L’autre aspect de l’affaire STRATFOR concerne essentiellement l’intervention d’Anonymous et le mystère qui entoure ce groupe. De ce point de vue, des questions sont soulevées ici et là, et, bien entendu, en rapport avec l’importance de STRATFOR telle qu’elle est souvent ignorée.
Nous avons choisi ici une référence intéressante, qui est celle du site The Daily Bell le 28 décembre 2011, sous le titre de «The Puzzling Case of Stratfor and Anonymous». Site qui peut paraître paradoxal à certains, à la fois hyper-libre-échangiste et économiquement intégralement anti-interventionniste, à la fois ennemi juré du “globalisme”, de l’“Anglosphère”, de la Federal Reserve, du dollar et de l’élite financière qu’il estime à la fois dictatoriale et “socialiste” dans le bon sens (“le gouvernement éponge mes pertes, je garde les bénéfices”), The Daily Bell est un adepte inconditionnel de tous les complots et conjurations, mais souvent d’une façon sérieuse et intéressante. (On n’a nul besoin d’être convaincu sur la vérité de ces complots et conjurations pour trouver les démonstrations sérieuses et intéressantes pour ce qu’elles nous apprennent par ailleurs, “hors-complot” dirions-nous.)
…Or, les réflexions de The Daily Bell sont, dans ce cas plus encore, très intéressantes. Le site parle donc de Anonymous, de STRATFOR, mais aussi de Assange qu’il estime être un “agent double” des “autorités” (disons, du Système) pour neutraliser par une manœuvre fort complexe Wikileaks et en faire une organisation frontiste dissimulée. (The Daily Bell pense la même chose, mais également avec quelques perplexités hésitantes, du mouvement Occupy. The Daily Bell ne recule devant aucune hypothèse à cet égard, devant un monde fait d’un immense complot divisé en un fort grand nombre de sous-complots produisant exponentiellement une infinité de sous-sous-complots ; c’est une façon de voir.) Dans le cas Anonymous-STRATFOR, The Daily Bell avoue sa perplexité, mais sans dissimuler sa satisfaction, jugeant l’attaque de STRATFOR excellente pour sa cause… Il suffira de citer le “chapeau” résumant l’article et les derniers paragraphes.
«Here is a strange case. Anonymous has apparently attacked the famous, web-based Intel-analyzer Stratfor in support of WikiLeaks, and yet WikiLeaks is evidently and obviously (to us anyway) a kind of false-flag facility. We've had our doubts about Anonymous as well.» […]
»So indeed, this is a strange case. There are three elements to this story and one could raise questions regarding them all: Stratfor, Anonymous and Assange. And by the way ... For the record - as we don't want Anonymous mad at us, if they do happen to notice this article - we believe Anonymous is doing a wonderful job in its own way (so long as it doesn't break any laws!) and is a fearless and courageous organization.
»What is real? What is false in the whacky world of the ever-expanding (and continually attacked) blogosphere? It is hard to say. The only way to sort through the realities is to read what's out there and build up a large-enough frame of reference to make your own decisions.
»Conclusion: We hope we've contributed to the construction of those reference points over these past years with the Daily Bell and other editorial efforts. So many others have. In aggregate, we have named this explosion of information and revelations the Internet Reformation.»
De la vertu de l’inconnaissance
«What is real? What is false in the whacky world of the ever-expanding (and continually attacked) blogosphere? It is hard to say…» Voilà quelques bonnes questions, certes, et une conclusion qui nous va bien, – “It is hard to say…”, – non, nous dirions plutôt “It is too hard…”… Et, là-dessus, The Daily Bell semble conclure, soudain saisi par une sorte de sagesse antique : “Après tout, quelle importance de savoir, puisque STRATFOR reçoit le coup qu’il a reçu, et que cela est le fait incontestable et le fait essentiel à la fois” ? Bravo, dirions-nous, voilà une application incontestable, quoique involontaire et par défaut sinon par lassitude (il y a tant de complots…), de notre “doctrine de l’inconnaissance”.
Certes, qui est Anonymous et ces hackers mystérieux, bordéliques et efficaces ? Assange est-il un agent double, triple, etc., et Wikileaks un centre de désinformation si subtil qu’il avait choisi, involontairement sans doute, de bien nous informer pour mieux dissimuler qu’il nous désinformait ? Qu’est-ce donc qu’Occupy qui, avec ses relations douteuses et ses soutiens inquiétants, déclenche la panique du Système et fait naître le spectre de l’insurrection ? Voire même ceci, avec le même raisonnement renversé : STRTFOR, qui est ce qu’on a dit, ne pourrait-il être également une source utile, même pour les esprits antiSystème ? Qu’importent enfin les réponses à ces questions sans fin, et d’ailleurs sans queues ni têtes.
Ce qui importe, pour notre propos, pour ce cas comme pour le reste, c’est ce que STRATFOR représente, au cœur du Système, outre ce qu’il est peut-être également et accessoirement de moins détestable. Par conséquent, le coup terrible qu’il a reçu, c’est le Système qui l’a reçu au cœur de lui-même. Restons-en à cette conclusion, qui va au cœur du sujet fondamental, qui est la crise d’effondrement du Système. Tout ce qui presse la transformation de la dynamique de surpuissance du Système en dynamique d’autodestruction du Système possède, objectivement et malgré tous les soupçons et les méfiances, une vertu fondamentale. C’est bien le cas. Ainsi STRATFIOR touche-t-il tout de même, des deux épaules dirait-on, à la vertu…


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