Mon Dieu, quelle misère!

Laïcité — débat québécois


Micheline Greffe - Professeure de littérature au Cégep du Vieux-Montréal -
Le psychodrame autour de la censure de la chanson de Piaf montre bien notre moumounerie collective. Même Gérard Bouchard, la semaine dernière, à Radio-Canada, marchait sur des œufs: redéfinir nos positions collectives, baliser nos pratiques... Comme si cela était possible! Il y aura toujours des hurluberlus qui contesteront une chose que nos lois, nos «balises» n'auront pas prévue. Car la bêtise est imprévisible et se cache sous bien des chapeaux.
Des intégristes de tout acabit, il y en a toujours eu, il y en aura toujours. Notre drame, c'est de prendre leurs propos pour l'expression de l'opinion d'un grand nombre, alors qu'ils ne sont qu'une poignée. Il semble que nous cédons devant cette minorité: quelle misère! Nous avons tellement peur de déplaire, de passer pour... Dieu sait quoi! (oups!)
Bon sang! Nous vivons en Occident, notre enseignement est ancré dans l'Occident, dans son histoire et sa culture. Or, l'histoire et la culture occidentales sont marquées par la religion, particulièrement le catholicisme. On ne peut y échapper. Tiquer devant les références religieuses, c'est fou, cela n'a pas de sens. Si on veut échapper à tout discours à connotation religieuse, on ne touchera plus à grand-chose de culturel.
Maria Chapdelaine, un classique de la littérature québécoise s'il en est, s'ouvre par «Ite missa est», et les références religieuses ponctuent le récit. Que dire de Prévert et de ses nombreux poèmes «religieux»: Pater Noster, La pêche miraculeuse, etc., de Baudelaire avec ses encensoir, reposoir et autres ostensoirs (Harmonie du soir)? À moins de n'aborder que des oeuvres très récentes, la religion est présente partout. Pareil pour les autres formes d'art: la peinture occidentale est marquée par la religion, la musique (classique) également.
Si cet enseignant a censuré la chanson de Piaf, il ne mènera sûrement pas ses élèves au musée, de peur qu'ils ne tombent sur des oeuvres à caractère religieux. Cachez l'Angélus de Millet que tous ne sauraient tolérer; cachez la Piéta, loin de mes yeux Léonard de Vinci et son offensante Cène. Exit également le Requiem de Mozart et autres oratorios et messes.
Sacrée culture! Tant qu'à y être, pourquoi ne pas censurer l'homophobie, le racisme, le sexisme et autres ismes? J'enseigne la littérature depuis fort longtemps. Pas besoin d'aller bien loin pour lire des propos que notre époque juge inacceptables: les grands auteurs, produits culturels de leur époque, énoncent des idées que nous réfutons aujourd'hui avec véhémence. Les femmes sont des girouettes et des êtres sans cervelle, elles méritent qu'on les batte et si elles meurent aux mains de leur mari, c'est affaire privée; les homosexuels sont des pervertis, des dégénérés; les Nègres, les Sauvages, les Jaunes qu'on retrouve dans la littérature sont des sous-hommes au service du Bon Blanc (le colonialisme a laissé des traces fortes dans les littératures anglaises et françaises du XIXe siècle).
On peut lire et apprécier le Lolita de Nabokov, un pur délice littéraire, sans pour autant faire l'apologie de la pédophilie. Coudonc!
Il arrive parfois qu'un étudiant soit choqué par des thèmes évoqués dans la littérature; c'est mon rôle de prof de l'amener à relativiser son émotion. J'ai déjà mis à l'étude Le coeur éclaté, de Michel Tremblay, qui raconte des amours homosexuelles. Un étudiant était particulièrement agressif face à l'oeuvre. C'était un peu pénible, car ses interventions en classe manquaient de retenue, mais c'est l'occasion de faire avancer les choses, n'est-ce pas? Ces cas sont cependant très peu fréquents. On prend l'élève à part pour régler ça; on n'ameute pas les médias.
Quand j'étais enfant, on n'était pas si frileux; c'est ainsi qu'à l'école primaire j'ai découvert Mateo Falcone, une nouvelle de Prosper Mérimée, où le père tue son enfant pour retrouver l'honneur perdu par sa faute. Je me souviens avoir été très impressionnée à la suite de cette lecture, mais je n'ai jamais pensé que mon père pourrait me réserver le même sort ou que c'était une option valable en cas de litige. C'était une histoire, cela se passait à une autre époque, dans un lointain pays. J'étais capable de relativiser. Nos élèves le peuvent aussi.
Enseigner, ce n'est pas faire du prosélytisme. Je pense que quelques enseignants ne sont pas toujours capables de faire la différence entre les deux actes et se cachent derrière une neutralité qui frise la bêtise. Enseigner, c'est replacer une oeuvre dans son contexte (historique, politique, culturel); c'est donner un cadre à des oeuvres voire des chefs-d'oeuvre produits par des êtres humains dans une époque donnée. C'étaient leurs valeurs, leur monde, leurs croyances; et les élèves ne sont pas stupides, ils font la part des choses, surtout si le prof les guide. Ce qui est son rôle.
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Micheline Greffe - Professeure de littérature au Cégep du Vieux-Montréal


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