Mémoire du christianisme

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« J’ai pour ce patrimoine une tendresse immense »

C’est en se rapprochant de Noël qu’on constate chaque fois à quel point les racines les plus profondes de notre culture sont enfoncées dans le christianisme. Et à quel point il est insensé de vouloir les arracher, comme si nous allions vivre dans la modernité pure, dans un monde absolument plastique, déconnecté des grandes traditions qui ont façonnés l’humanité et accessoirement, de celle qui a façonné notre coin du monde. Évidemment, cette mémoire du christianisme survit dans les rituels populaires ou dans les vestiges physiques du monde d’hier, comme ces belles églises qui façonnent le paysage québécois. Je ne suis pas ce qu’on pourrait appeler un catholique actif. Loin de là. Mais j’ai pour ce patrimoine une tendresse immense.
D’ailleurs, n’est-ce pas la vocation des rituels et des traditions de conserver un lien avec les origines d’une civilisation, même lorsqu’elle s’agace qu’on les lui rappelle? On s’amuse des traditions, et on veut souvent les réduire à un bête attachement au folklore, celui d’esprits simples fascinés par les légendes d’antan, et tentés de se réfugier dans un passé mythifié. C’est ne rien comprendre au noyau intime d’une culture, c’est surtout ne pas comprendre que l’homme doit avoir l’impression d’habiter un monde sensé pour être libre. Et par définition, un monde sensé ne date pas d’hier. L’homme est un héritier. Encore doit-il avoir accès à son héritage. Il le peut grâce à des rituels populaires et une éducation intellectuelle. La tradition consigne un message simple : le monde dans lequel nous vivons n’est pas né de rien. Des liens souvent invisibles le lient à l’expérience passée d’autres hommes.
C’est le piège moderne : définir la liberté comme pur arrachement à soi. Comme négation de son être historique pour se convertir à une liberté qui se veut absolue, mais qui s’abime dans un culte de l’indifférenciation. L’homme s’autoengendrerait. Il renaîtrait dans l’histoire absolument délivré du passé, comme un homme nouveau. Car la liberté qui ne s’engage dans rien, qui demeure disponible pour tout, est une liberté paralysée par les possibilités infinies qui s’offrent à elle, mais qu’elle se refuse de saisir, parce qu’elle aurait alors l’impression de s’enfermer dans un choix, de se cloitrer dans un seul univers de sens. Évidemment que l’homme doit pouvoir questionner le monde dont il vient et se délier des appartenances étouffantes. Mais notre monde confond souvent cette liberté critique avec une tentation nihiliste qui peut mener au pire.
En fait, je nuancerais mon affirmation première sur le danger d’une rupture exagérée avec les grandes traditions de notre civilisation. Il fallait évidemment affranchir la cité de la tutelle religieuse, c’est élémentaire, et la laïcité est gardienne de cet affranchissement. Il faut éviter qu’une puissance sociale privée n’exerce sa tutelle sur la chose publique. La modernité, ici, marque un saut qualitatif fondamentalement positif dans l’histoire occidentale. La démocratie, en se délivrant des dogmes religieux, ouvrait la délibération sur les finalités de la cité. Le politique ne saurait se laisser enfermer dans une vérité révélée, comme si quelques hommes pouvaient mouler la cité exclusivement dans leurs idéaux.
Mais fallait-il toutefois chercher à déchristianiser radicalement la culture, comme on le voit aujourd’hui chez ceux qui veulent censurer les dernières traces du christianisme tel qu’il a modelé notre civilisation, parce qu’ils y voient une forme de discrimination? Faut-il devenir absolument étranger à ce patrimoine, à cet héritage? Faut-il encore se définir contre lui? D’ailleurs, n’y a-t-il pas quelque chose d’anachronique, aujourd’hui, à poursuivre la querelle contre le christianisme, comme si nous voulions garder intacte dans la mémoire collective la blessure que nous lui reprochons de nous avoir infligé? Ou plutôt, n’est-ce pas de l’acharnement morbide?
D’ailleurs, dans les grands moments de crise de notre civilisation, le christianisme n’a-t-il pas été une ressource de sens précieuse? J’aime le rappeler : le symbole qu’a brandi le général de Gaulle pour rallier à lui les Français libres était la croix de Lorraine, justement dressée contre la croix gammée. Et dans les pays d’Europe de l’est, subissant la domination communiste, c’est en puisant dans le patriotisme et la religion chrétienne que les peuples trouvèrent à bien des égards les ressources pour résister et affirmer leurs libertés. La tradition, ici, conduisait à la liberté politique. Elle rappelait l’existence d’un monde d’avant le totalitarisme, à partir duquel on pouvait résister. À ceux qui s’imaginent que le christianisme n’a jamais servi la liberté, il faudrait faire ces quelques rappels, qui ne nous empêchent pas de conserver à la mémoire aussi les horreurs auxquelles il a donné sa caution.
Qu’on me comprenne bien : je ne plaide pas ici pour quelque retour que ce soit à la foi même s’il ne serait pas sot de chercher à renouer avec certaines des intuitions qu’elle recouvrait – par exemple que l’homme ne s’engendre pas lui-même, qu’il est un héritier, qu’il n’est que de passage sur terre et qu’il doit conserver et aménager le monde en respectant ceux qui l’ont précédé et ceux qui le suivront. Nul besoin de croire en Dieu pour cela. Je ne plaide pas non plus pour un privilège politique accordé au christianisme, ce serait absurde, même s’il va de soi que toutes les traditions religieuses ne pèsent pas également au sein d’une même culture et qu’un égalitarisme radicalisé n’est souvent rien d’autre qu’un déni de réalité.
D’ailleurs, je me souviens qu’un esprit agressif, pendant le débat sur la Charte, cet automne, m’a demandé si je voulais restaurer le catholicisme d’antan. C’était une question absurde, pour le dire sans trop de méchanceté. Ou plutôt une accusation : n’étais-je pas coupable d’une dérive réactionnaire? D’ailleurs, je suis persuadé que lui-même n’avait qu’une vision très limitée de ce qu’était le catholicisme «d’antan», réduit à la caricature d’une domination des soutanes sur une société pétrifiée par la peur. Personne ne souhaiterait cela, non plus qu’en revenir, par exemple, à la morale sexuelle exagérément contrariante qui a laissé dans les consciences de si mauvais souvenirs. Y a-t-il vraiment des gens avec un fantasme de restauration traditionaliste ailleurs que dans les marges sociales, d’ailleurs?
Mais l’esprit d’ingratitude qui domine la conscience publique et l’aversion de bien des gens pour la religion en elle-même n’est pas sans appauvrir considérablement notre civilisation. Elle ne saurait sérieusement abolir la question de la transcendance sans s’abolir elle-même, sans se jeter dans un vide glacial. Surtout, n’y aurait-il pas une certaine vertu à reprendre le dialogue avec la tradition, plutôt que de tourner en ridicule ceux qui nous invitent à modérer l’enthousiasme contemporain pour la table rase? Dialoguer avec la tradition, cela veut dire ressaisir les questions que les hommes se sont toujours posés, et prendre au sérieux leurs réponses, ce qui, évidemment, ne veut pas dire qu’on les endosse.


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