Mélenchon, la Souveraineté et la cohérence

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Des ressemblances dans le comportement de la gauche en France et au Québec

La crise d’orientation s’approfondit au Parti de Gauche. La réunion du samedi 12 septembre à la Fête de l’Humanité en a fourni une nouvelle, et décisive illustration. Le point central de cette crise n’est pas le temps politicien. Que le PG cherche des alliances pour un scrutin comme les élections régionales où il faut atteindre une barre des 10% pour accéder au second tour est normal. Mais, dans cette recherche d’alliance, le PG est conduit à sacrifier sa cohérence dans le temps Politique. On peut y voir, non sans raison, l’un des effets des règles électorales. Mais, ces règles s’imposent – bonnes ou mauvaises – à tous. En réalité, les incohérences dans le temps politicien tirent leur origine d’incohérences dans le temps politique.


Parlons sous la pluie


L’idée de réunir des protagonistes européens du fameux « plan B » était au départ excellente. Et le débat de samedi après-midi, en dépit de la pluie, fut fort intéressant. Mais il s’agissait avant tout d’une réunion visant à populariser l’idée de ce « plan B ». Pourtant, quand on regarde la substance des discours qui ont été tenus, et tout en accordant à chacun le bénéfice d’une qualité dans ce qui a été dit, il est clair que cela n’offre nul débouché politique.


Les participants, de Jean-Luc Mélenchon à Yannis Varoufakis, en passant par Stefano Fassina et Oskar Lafontaine, ne se situent pas au même niveau politique. Seul, Mélenchon dirige un parti politique. Lafontaine a été marginalisé au sein de Die Linke qu’il a pourtant contribué à créer, Varoufakis est aujourd’hui une personnalité isolée en Grèce (largement de son propre fait), et Stefano Fassina a quitté le Parti démocrate.


Les désaccords entre ces personnalités sont par ailleurs évidents. Fassina et Lafontaine sont désormais sur une position clairement anti-Euro. C’est bien moins clair pour Yanis Varoufakis, qui se pose en défenseur d’un « Euro démocratique », et c’est confus en ce qui concerne Jean-Luc Mélenchon en fonction du contexte et de ses déclarations.


Cette réunion a été un moment de débat, dont l’avenir seul nous dira s’il fut ou non fructueux. Mais, elle ne peut cacher des incohérences de ligne politique, qui ont été rendues évidentes par la décision du Parti Communiste de s’allier plutôt avec le PS et la volonté d’autonomie d’EELV. Le problème de l’orientation politique du PG est posé : s’inscrit-il dans une critique acceptable par le PS, comme le font les supposés « frondeurs » de ce parti ou dans une critique radicale ? Cette critique intègre-t-elle la question de la souveraineté et de l’Euro ? Et si cette critique est réellement radicale, quelle logique d’alliance doit-on en tirer ? Nous voici revenu à la question des « fronts » qu’avait évoquée Stefano Fassina cet été[1]. Cette crise de stratégie n’est d’ailleurs pas nouvelle au Parti de Gauche[2].


Dans la critique que j’ai faite de l’ouvrage de Jean-Luc Mélenchon, Le Hareng de Bismarck[3], ouvrage qui a de très nombreuses qualités, j’insistais sur la fait que cet ouvrage aurait pu, et aurait dû, être écrit en 2012 ou en 2013. Il aurait eu, alors, un retentissement supérieur au succès, mérité, qu’il rencontre aujourd’hui. Car, la question actuelle n’est plus celle du modèle allemand mais bien celle de la souveraineté. Le point sur lequel on attendait Jean-Luc Mélenchon était donc celui de la souveraineté, soit pour en avoir le cœur net soit infiniment brouillé.


La question de la souveraineté


Tout le monde aujourd’hui comprend que la question de la souveraineté est aujourd’hui la question centrale du débat politique en France. Elle l’est à plusieurs niveaux, que ce soit par rapport à l’exercice concret de la démocratie ou que ce soit à un niveau plus fondamental par rapport à ce qui concerne la constitution d’une communauté politique. L’exercice de la démocratie ne peut se limiter au seul débat, comme le prétend Habermas. La démocratie délibérative qu’il propose[4] porte en elle un risque de dissolution à l’infini du constituant du pouvoir, et donc le risque de l’irresponsabilité généralisée. Il en est ainsi en raison des limites cognitives des individus et de ce qui en découle, le principe de densité et celui de la contrainte temporelle. On ne peut considérer les effets d’une délibération en niant la densité ou en considérant, ce qui revient au même, que le degré de densité est uniforme au niveau mondial et ceci quel que soit la question soumise à discussion[5]. Si l’on considère qu’une délibération peut se prolonger sans limites, ceci équivaudrait revenir à la négation du temps que l’on trouve dans la théorie néoclassique. Or, si le temps pose problème, en particulier pour la pertinence de certaines décisions, comme on le voit dans la vie courante, alors la question des procédures permettant d’économiser les capacités cognitives et décisionnelles limitées des individus est pertinente[6]. Seulement, si tel est bien le cas, la définition des participants à la délibération doit être sérieusement prise en compte. Accepter donc que la dimension sociale soit première permet de comprendre que nier les frontières revient à nier ce qui rend possible la démocratie, soit l’existence d’un espace politique où l’on puisse vérifier et le contrôle et la responsabilité. C’est ce que ne comprennent pas une bonne partie de partisans de la gauche radicale[7], car ils continuent de penser dans un monde qui est identique, en réalité, à celui de l’économie néo-classique, où les agents disposeraient de capacités cognitives illimitées, les conduisant naturellement à une notion de rationalité qui n’est autre que la « rationalité maximisatrice » des économistes néoclassiques. Que tout ceci ait été invalidé théoriquement[8] est gaillardement oublié car ce qui importe ici est de sauver à tout prix, et en particulier à celui d’un ralliement aux vieilleries les plus éculées, une certaine conception de l’internationalisme au détriment de la cohérence du raisonnement. La conception de la démocratie chez Habermas constitue un enterrement de première classe de la démocratie !


Mais, la souveraineté importe pour d’autres raisons aussi. L’histoire nous apprend que la formation de l’Etat se fait dans un double mouvement de la formation de la Nation, comme entité politique, et du Peuple comme acteur collectif. Les formes de cette constitution peuvent varier, en fonction de facteurs culturels, mais ils répondent aux mêmes invariants. Ce double mouvement fait émerger des personnes remarquables, dont l’histoire mythifiée ne doit pas remplacer l’histoire réelle. Jeanne d’Arc est l’une de ces personnes, et Daniel Bensaïd, qui fut le penseur de la Ligue Communiste, ne s’y était pas trompé[9]. Dans un entretien, quelque temps avant sa mort, Bensaïd revient sur cette question et la précise : « Jeanne d’Arc ébauche l’idée nationale à une époque où la nation n’a pas de réalité dans les traditions dynastiques. Comment germe, aux franges d’un royaume passablement en loques, cette ébauche populaire d’une idée nationale ? [10]»


C’est la question du double mouvement de constitution et de la Nation et du Peuple qui est en réalité posée. Et c’est pourquoi la souveraineté est aujourd’hui un concept fondamental et décisif dans les combats politiques de l’heure.


Cohérences


La question alors se pose de la cohérence entre les actions qui se déroulent dans le temps politicien et celles qui se placent dans le temps politique. On le répète, il ne faut y voir nulle critique quand à des alliances transitoires. Que de telles alliances soient à un moment nécessaires est indiscutable. Mais, si elles se font au détriment de la cohérence politique, il y a là un véritable problème. Or, si l’on comprend bien la proximité qui peut exister entre la notion d’écosocialisme et les thèses d’ EELV, on reste perplexe devant une alliance entre des européistes (EELV) et un parti qui, certes de manière maladroite et incomplète, se réfère néanmoins à la souveraineté.


Disons aussi que ce manque de cohérence semble être une maladie qui frappe l’ensemble de la classe politique française. Ce n’est pas, et de loin, une exclusivité de la gauche radicale. Parfois même, cette incohérence s’accompagne d’une immense hypocrisie, comme sur la question des réfugiés et des migrants, où l’on condamne les barbelés hongrois alors que l’on en érige à Calais, et que l’on est fort heureux de ceux construits par l’Espagne à Ceuta et Melilla.


La question de la souveraineté impose à ceux qui en parlent de faire preuve de cohérence. On peut, certes, renoncer à cette notion. Mais, alors, sachons qu’en réalité nous renonçons à la Démocratie et à l’ensemble des luttes sociales. Ou alors, affirmons clairement notre attachement à cette notion, même si on peut en faire différents usages. Mais, la notion de souveraineté est appelée aujourd’hui à faire frontière.


Notes


[1] http://russeurope.hypotheses.org/4235


[2] Liégard G., « La Parti de Gauche en quête de direction », posté le 7 mai 2015 sur le site Regards.fr, http://www.regards.fr/web/article/le4parti4de4gauche4en4quete4de


[3] http://russeurope.hypotheses.org/3803


[4] Habermas, J., Theory of Communicative Action Volume One: Reason and the Rationalization of Society (Book). Boston, Mass.: Beacon Press, 1984


[5] Pour un exposé précis des conceptions d’Habermas, S. Benhabib, “Deliberative Rationality and Models of Democratic Legitimacy”, in Constellations, vol.I, n°1/avril 1994


[6] On renvoie ici à Simon H.A., “Rationality as a process and as a Product of thought” in American Economic Review, vol. 68, n°2, 1978, pp. 1-16 ; Idem, , “From Substantive to Procedural Rationality”, in S.J. Latsis, (ed.), Method ans Appraisal in Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1976, pp. 129-148, ; Idem, “Theories of bounded rationality”, in C.B. Radner et R. Radner (eds.), Decision and Organization, North Holland, Amsterdam, 1972, pp. 161-176


[7] C’est en particulier le cas d’Etienne Balibar, http://blogs.mediapart.fr/blog/ebalibar/130915/etienne-balibar-pour-l-autre-europe


[8] Slovic P. et A. Tversky, “Who Accept’s Savage Axioms?” in Behavioural Science, vol. 19/1974, pp. 368-373. A. Tversky, “Rational Theory and Constructive Choice”, in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Basingstoke – New York, Macmillan et St. Martin’s Press, 1996, p. 185-197.


[9] Bensaïd D., Jeanne de guerre lasse, Paris, Gallimard, « Au vif du sujet », 1991.


[10] http://www.danielbensaid.org/Il-y-a-un-mystere-Jeanne-d-Arc





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Jacques Sapir141 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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