Livre : L’Émancipation promise, de Pierre-André Taguieff

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« Le progressisme est le ciment qui lie malgré eux le communisme et le libéralisme »


Le philosophe Pierre-André Taguieff a publié, récemment, un ouvrage passionnant, intitulé L’Émancipation promise, aux Éditions du Cerf. Après avoir mis à mal le culte du progrès dans un précédent ouvrage, il analyse, cette fois, un autre concept clé propre à tous les progressistes (des gauchistes aux libéraux, en passant par les marxistes et Marx lui-même) : l’émancipation. Ce concept est redevenu à la mode et tous les progressistes branchés l’ont à la bouche, ainsi Denis Olivennes qui, lors de son débat récent avec Zemmour, l’a utilisé à de nombreuses reprises.


« La promesse de l’émancipation du genre humain est au cœur de l’idéologie moderne qui, fondée sur le primat de l’économie, est à la fois individualiste, universaliste et égalitariste… Aux yeux des modernes adeptes de la « religion du Progrès », cette marche universelle vers l’émancipation est la manifestation de la perfectibilité du genre humain et vaut pour preuve qu’il y a un progrès dans l’Histoire, donc que cette dernière a un sens. »


La notion d’émancipation apparaît au XVIIIe siècle et est intimement liée à l’individualisme, ce poison qui dissout les sociétés et les nations. La volonté d’émancipation a d’abord été dirigée, à cette époque, contre l’Église et les institutions de l’Ancien Régime, par les libéraux, puis, à partir des années 1820, contre l’organisation économique et le salariat, par les socialistes cette fois. Les libertaires de 1968 ont poussé le curseur plus loin et ont étendu à toutes les sphères de l’existence humaine leur obsession de l’affranchissement à l’égard des règles sociales et même au-delà de cela, à l’égard des lois de la nature. Les progressistes ont, en fait, horreur de la nature, et de la nature humaine en particulier, parce qu’elle limite (quelle horreur !) nos possibilités, nos choix et la réalisation des désirs les plus fous. De cette frustration naquit l’idée de la création d’un « homme nouveau » qui émergea dès la Révolution française et qui fut, ensuite, un thème central du bolchevisme (mais aussi du fascisme, Mussolini étant un épigone de Robespierre). La création de cet hypothétique homme nouveau par le biais de l’éducation (Condorcet) ayant échoué partout, certains, dégoûtés par la nature humaine supposée « fasciste », en vinrent à souhaiter la disparition de l’humanité (Yves Paccalet : L’humanité disparaîtra, bon débarras ! ) mais, récemment, l’enthousiasme technophile reprenant le dessus, d’autres envisagent la création d’un être transformé par la génétique et les technologies électronique et informatique. Le transhumanisme, qui est la suprême transgression, celle de la nature, fait rêver les progressistes branchés et narcissiques qui aspirent à « s’augmenter ».


Les progressistes libéraux ou gauchistes moins « techno » se contenteraient, eux, d’une disparition de tous les cadres traditionnels et de toutes les distinctions entre nations, ethnies, « groupes géographiques » (on disait « races », dans le passé) et sexes : « Telle est la face sombre de “l’émancipation” comme projet politique : désidentifier, déraciner, indifférencier, transformer l’humanité en une poussière d’individus interchangeables, tous également et pleinement émancipés, devenus indiscernables. La société parfaite de l’avenir a de quoi nous effrayer. ». Les fanatiques de l’émancipation refusent toute forme d’héritage, biologique, historique ou culturel : « Il y a là une extrémisation de la liberté négative défendue par les théoriciens du libéralisme : se libérer de, sans fin. »


À cette volonté de rupture, de transgression sans fin, qui est commune à tous les « progressistes » (« Le progressisme est le ciment qui lie malgré eux le communisme et le libéralisme »), Pierre-André Taguieff oppose qu’il nous faut « remplacer le désir d’auto-transformation par le projet d’auto-limitation ».