Essais québécois

Les sondages favorisent-ils la démocratie ?

Livres - revues - 2010

Dans les années 1940, l'Américain George Gallup, le «plus illustre des sondeurs», soutenait que les sondages allaient grandement contribuer au bon fonctionnement de la démocratie. Soixante-dix ans plus tard, alors que les sondages font désormais partie de notre quotidien, Vincent Lemieux et François Pétry, deux politologues de l'Université Laval, se proposent, avec Les Sondages et la Démocratie, «d'étudier dans quelle mesure les prédictions de George Gallup se sont réalisées».
Pour ce faire, ils utilisent une définition empirique de la démocratie, formulée par le politologue américain Schattschneider en 1960 et qui se résume à six grandes caractéristiques: la compétition entre les partis politiques, la réceptivité des dirigeants, la qualité de leur leadership, la politisation des conflits (attirer l'attention sur les enjeux importants), la popularisation des solutions adoptées et la participation des citoyens. L'apport des sondages à la démocratie sera donc évalué en fonction de leurs effets, positifs ou négatifs, sur ces éléments.
Questions de méthode
Lemieux et Pétry présentent d'abord quelques questions de méthode. Un échantillon est représentatif d'une population, expliquent-ils, «quand il est, en plus petit, une copie conforme de cette population». Pour assurer cette représentativité, une des meilleures méthodes reste la sélection aléatoire (en gros, des sondages téléphoniques qui sélectionnent les répondants au hasard, à partir de la liste de tous les abonnés). Les experts formulent aussi une mise en garde quant aux sondages par Internet puisque, tant que l'accès à cette technologie ne sera pas généralisé, cette méthode ne permet pas une représentativité valable.
Les sondages peuvent mesurer plusieurs choses. Les questions sur les caractéristiques sociodémographiques des répondants (sexe, âge, niveau de scolarité, profession, revenu), sur leur comportement passé ou actuel et sur leur niveau de connaissances politiques donnent des réponses assez précises. Quand il s'agit de mesurer des opinions, la tâche est plus délicate. Une question fermée (avec deux possibilités de réponse seulement) donne des résultats plus clairs, mais souvent artificiels. L'ajout d'une position médiane dans les choix de réponse peut grandement modifier les résultats. Une enquête de 1977 le montre. À la question: «Les leaders russes essaient tout simplement de s'entendre avec l'Amérique. Êtes-vous d'accord avec cette affirmation?», 50 % se sont dit d'accord, 35 %, pas d'accord et 15 %, sans opinion. En reformulant la question, dans laquelle on précisait cette fois que certaines personnes pouvaient ne pas avoir d'opinion là-dessus ou encore être en désaccord, on a obtenu les résultats suivants: 23 % étaient d'accord, 21 % pas d'accord, 56 % sans opinion!
Cette expérience soulève le problème de la «non-attitude», c'est-à-dire «l'expression d'une opinion qui n'existe pas vraiment», et celui de la formulation des questions. Lemieux et Pétry soulignent notamment que l'ordre des choix de réponse proposés influe sur le résultat, et qu'il faut donc utiliser la technique de la rotation aléatoire pour obtenir un résultat plus juste, et qu'il importe aussi de poser une question équilibrée (avec argument et contre-argument) pour éviter les réponses faussées.
Qu'est-ce que l'opinion publique ?
Les sondages prétendent mesurer l'opinion publique. Or ce concept n'est pas scientifique et ne fait pas l'objet d'un consensus. La définition la plus courante affirme que «l'opinion publique est l'agrégation [la somme] d'opinions individuelles convergentes sur un sujet d'intérêt général». Or, selon certains chercheurs, l'opinion publique qui compte s'exprime plutôt par l'entremise de groupes d'intérêt organisés. D'autres affirment que l'opinion publique des citoyens ordinaires serait manipulée par les élites (par les médias et les sondages) et ne refléterait que l'opinion de ces dernières. Bourdieu dit même que «l'opinion publique n'existe pas», puisque des gens sans opinion répondent aux sondages, que ces derniers privilégient des questions choisies par les élites et que les répondants n'ont pas toujours l'intention d'agir dans les dossiers sur lesquels on les questionne.
Une soi-disant opinion publique émanant de citoyens peu ou mal informés peut-elle valoir, demandent Lemieux et Pétry? Les enquêtes, en effet, suggèrent que les citoyens canadiens sont peu informés et que ce niveau baisse plus qu'il ne progresse. Ils utilisent souvent des «raccourcis» (sympathie pour le candidat au lieu d'une analyse de contenu) pour se prononcer. Les pessimistes concluent que cette incompétence discrédite les sondages comme instrument démocratique, alors que les optimistes concluent que les sondages permettent au contraire au public «d'exercer au maximum» le minimum d'information raisonnable et sensée dont il dispose. Lemieux et Pétry, dont la perspective se veut scientifique, refusent de trancher sur cette question normative, mais ils reconnaissent le problème soulevé par l'incompétence civique et précisent qu'il «semble nécessaire que les leaders politiques et les médias se chargent de simplifier et de cristalliser les enjeux publics de manière à rendre l'action démocratique possible».
En conclusion de cet ouvrage savant, très instructif et relativement accessible, les politologues se prononcent sur l'apport des sondages aux six caractéristiques de la démocratie telle que définie par Schattschneider. Selon eux, donc, les sondages contribuent à la compétition et à la transparence pendant les campagnes électorales, favorisent la réceptivité des dirigeants politiques, améliorent le leadership politique, aident à la popularisation des options en donnant «parfois la parole aux citoyens ordinaires contre les intérêts organisés», mais, sans l'empêcher, ils ne favorisent pas vraiment la participation citoyenne et contribuent peu à la politisation des conflits, qui reste l'affaire des médias et des politiciens.
Les sondages, en d'autres termes, peuvent servir la démocratie à certains égards, mais ils ne feront pas le travail pour nous et restent des instruments à manipuler avec soin.
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louisco@sympatico.ca
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Les sondages et la démocratie
o Vincent Lemieux et François Pétry

o PUL

o Québec, 2010, 210 pages


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