Philosophe travailleur, audacieux et effronté, Michel Onfray anime l'univers philosophique contemporain avec énergie, mais il ne brille pas toujours par sa rigueur et profère parfois des énormités. Freud, quant à lui, est certes une grande figure de l'histoire occidentale des idées, un penseur génial, mais son oeuvre contient néanmoins des éléments très contestables. Il est donc parfaitement légitime de soumettre le second à une critique, mais encore faut-il que cette dernière se fasse dans les règles de l'art.
Est-ce le cas de celle qu'Onfray réserve à Freud dans Le Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne? Oui, mais seulement dans une certaine mesure. Ce gros ouvrage, qui a déclenché une furieuse polémique en France, adopte une perspective pamphlétaire, avec les qualités et les défauts que cela entraîne. Nerveux, musclé, il se lit agréablement et pointe de réelles failles dans l'édifice freudien, mais la mauvaise foi qui l'anime ne va pas sans jugements injustes.
Que reproche, au juste, Onfray à Freud? D'être un «emprunteur opportuniste» qui ne reconnaît pas ses influences (Schopenhauer et Nietzsche), de rechercher la gloire et la fortune à tout prix, d'être un mauvais médecin qui n'aime pas ses malades, ne les guérit pas et les fait payer trop cher, d'être menteur quant à ses succès thérapeutiques, de s'adonner à l'occultisme, de gérer l'univers psychanalytique naissant comme une secte, de mépriser les pauvres, d'être conservateur sur le plan de la morale sexuelle (masturbation, homosexualité), de n'avoir pas ouvertement dénoncé le nazisme et d'avoir même été complaisant envers les fascismes autrichien et italien.
Aux disciples de Freud, Onfray reproche leur esprit de caste et leur volonté de cacher les dérapages de leur maître, en refusant de reconnaître tout ce qui précède, de même que sa relation adultérine avec sa belle-soeur et son comportement douteux avec sa fille Anna, qu'il a lui-même analysée. Les lecteurs jugeront de la valeur, inégale, de chacun de ces reproches.
Loin de la science
La principale critique formulée par Onfray, toutefois, concerne l'ensemble de l'oeuvre et se résume ainsi: Freud n'est pas un scientifique et la psychanalyse n'a rien d'une science. La méthode de Freud, au fond, a consisté à «extrapoler à partir de son cas particulier une doctrine à prétention universelle», à «prendre son cas pour une généralité». Le complexe d'oedipe, par exemple, s'applique au cas particulier de Freud (fasciné par sa mère et détestant son père) et non à l'ensemble de l'humanité. Aussi, et telle est la thèse principale d'Onfray, «la psychanalyse, c'est la philosophie de Freud et non une doctrine scientifique universellement valable», c'est une «psychologie littéraire issue d'une autobiographie avec des notions créées sur mesure pour lui-même, extrapolées ensuite à la totalité de l'humanité».
Cette critique principale est ambiguë. Que la psychanalyse ne soit pas une science au sens propre du terme, nous sommes nombreux à le reconnaître sans peine. À cet égard, la démonstration d'Onfray est solide. Cela signifie-t-il, pour autant, qu'elle se résume à «une aventure existentielle autobiographique, strictement personnelle: un mode d'emploi à usage unique, une formule ontologique pour vivre avec les nombreux tourments de son être» qui ne seraient bons que pour Freud seul?
Individualisme
Onfray lui-même, il faut le rappeler, adhère à cette idée nietzschéenne selon laquelle toute philosophie est l'expression d'un parcours existentiel individuel. Aussi, comment peut-il blâmer Freud de correspondre à ce modèle, à la manière de tous les philosophes? Onfray, en fait, reproche à Freud de dénier ce statut à son oeuvre. Le problème, pour lui, n'est pas que la philosophie de Freud se résume à une aventure personnelle, mais que son auteur tente de la faire passer pour autre chose, c'est-à-dire une science, ce qu'elle n'est clairement pas.
Onfray, à cet égard, frappe fort et juste, mais c'est pour en tirer une conclusion indéfendable. La psychanalyse, puisqu'elle serait une philosophie ou un art de l'interprétation plutôt qu'une science, perdrait toute valeur universelle? Ce serait dire que tout ce qu'écrit Nietzsche ne vaut que pour Nietzsche et qu'il en irait ainsi pour tous les écrivains et philosophes, même les plus grands. L'universel, pourtant, on le sait bien, ne s'atteint pas que par la science. Si ce que raconte Onfray, par exemple, est «un mode d'emploi à usage unique», pourquoi publie-t-il des livres? La vie de Freud a certes influencé son oeuvre, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a que Freud qui a eu un inconscient habité par le désir!
Un autre irritant de cet ouvrage est l'usage que fait Onfray de la correspondance privée de Freud. Dans cette dernière, le médecin viennois se laisse aller et avance toutes sortes d'hypothèses farfelues. Est-il menteur parce qu'il ne reprend pas toutes ces affirmations dans son oeuvre officielle? Bien sûr que non. Onfray reprend-il dans ses livres tout ce qu'il raconte à ses intimes au téléphone ou par courriel? Freud, de toute évidence, était fasciné par l'occultisme. Le fait qu'il ait choisi de ne pas trop aller sur ce terrain dans son oeuvre officielle n'indique pas tant qu'il cachait des choses, mais témoigne plutôt d'une saine réserve quant à la valeur de cet univers. Onfray a toutefois raison de souligner que Freud a souvent manqué de cette saine réserve, notamment dans ses diagnostics.
Les meilleurs pamphlets contre les grandes figures de l'histoire des idées ont ceci de bon qu'ils ramènent ces maîtres anciens dans l'actualité, nous forcent à des réévaluations de ce qu'Onfray appelle nos «cartes postales» philosophiques et réveillent souvent les disciples endormis de ces maîtres anciens. Le Crépuscule d'une idole, en ce sens, est le bienvenu, comme l'avait été, en 2004, un pamphlet du même titre paru au Québec (Liber), mais dirigé contre Nietzsche et signé par le regretté Laurent-Michel Vacher.
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[Le Crépuscule d'une idole
L'affabulation freudienne->http://www.lapageculture.com/2010/04/le-crepuscule-d-une-idole-michel-onfray-deboulonne-freud/]
Michel Onfray
Grasset
Paris, 2010, 624 pages
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