CACOUNA

Les ingrédients de la controverse

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«Les risques environnementaux ne se résument absolument pas aux baleines blanches.»

Avec le projet Énergie Est, TransCanada ambitionne de construire au Québec rien de moins que la plus importante infrastructure de transport et d’exportation de pétrole des sables bitumineux de l’histoire. Les travaux préparatoires de la multinationale albertaine ont d’ailleurs déjà débuté, même si aucune évaluation des impacts environnementaux n’a été entamée par les autorités gouvernementales. Les ingrédients de la controverse sont au rendez-vous.

Le village côtier de Cacouna, situé à l’est de Rivière-du-Loup, est tout ce qu’il y a de plus paisible, vivant au rythme de la villégiature et des exploitations agricoles familiales. Il est aussi bordé d’importantes zones naturelles protégées abritant des espèces menacées et se trouve au coeur d’un projet de zone de protection marine élaboré par le gouvernement pour préserver la riche biodiversité de la région.

Mais la quiétude des lieux sera chose du passé d’ici à peine trois ans si les plans de TransCanada se déroulent comme le prévoit ce gros joueur du secteur de l’énergie fossile. L’entreprise souhaite en effet y bâtir un port sans précédent dans l’histoire du Québec. Celui-ci servira uniquement à exporter du pétrole des sables bitumineux transporté par un pipeline lui aussi à construire.

Les plans présentés par la pétrolière albertaine sont déjà très précis. On parle d’un quai qui s’avancera dans les eaux du Saint-Laurent sur une longueur de plus de 500 mètres. Au bout de cette structure, deux pétroliers de plus de 250 mètres de longueur pourront s’amarrer en même temps et charger des dizaines de millions de litres de pétrole brut chacun. Ces navires transporteront en fait de deux à cinq fois plus de pétrole que la quantité déversée par l’Exxon Valdez en Alaska en 1989.

Comme l’ont fait valoir jusqu’ici les scientifiques qui étudient le béluga du Saint-Laurent, le port est une menace sérieuse pour l’espèce, puisqu’il sera construit en plein coeur d’un habitat absolument indispensable pour sa survie. Mais si ces mammifères menacés de disparition ont jusqu’ici constitué le coeur de la controverse autour du projet, les risques environnementaux ne se résument absolument pas aux baleines blanches.

Selon le comité de coordination du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent — situé tout près de Cacouna —, le trafic pétrolier qui en résultera est en soi une importante source de préoccupations. Il faut savoir que la navigation est particulièrement complexe dans l’estuaire, surtout en période hivernale. Or, la capacité d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures est totalement déficiente. Et de l’avis du spécialiste en écotoxicologie Émilien Pelletier, « il serait pour ainsi dire impossible d’envisager une opération de nettoyage en période hivernale ».

Qui plus est, les pétroliers déverseront inévitablement des quantités massives d’eaux de ballast en arrivant au port, tout près de milieux humides protégés par la législation provinciale ou fédérale. Or, ces eaux servant à assurer la stabilité des navires peuvent contenir des espèces invasives, en plus d’être « contaminées », selon M. Pelletier, professeur à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski. Aucune évaluation des risques environnementaux liés à ces eaux n’a jusqu’ici été menée, même si les travaux pour le port ont déjà débuté.

En plus du port, TransCanada entend bâtir un site de stockage de brut à Cacouna comprenant une douzaine de réservoirs. De quoi se doter d’une capacité d’accueil suffisante pour le quelque 1,1 million de barils de pétrole qui seront acheminés chaque jour jusqu’à ce village du Bas-Saint-Laurent. Et le ministre de l’Environnement David Heurtel a beau affirmer que le gouvernement mandatera le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement pour étudier le port et le pipeline, la pétrolière a déjà clairement indiqué que la décision d’autoriser la construction de son pipeline revient uniquement à Ottawa.

Source de division

Cacouna n’était pas le premier choix de l’entreprise albertaine. Elle souhaitait implanter son port dans la région de Québec. Mais la municipalité de Lévis a dit non au projet.

La construction d’une telle infrastructure suscite aussi la division à Cacouna, comme a pu le constater Le Devoir au cours des derniers jours. De nombreux résidants ont installé devant chez eux des affiches du mouvement « Coule pas chez nous », qui s’oppose au projet Énergie Est. Plusieurs citoyens rencontrés se sont aussi dits inquiets. Ils se sentent surtout seuls quant à un projet qui se discute déjà dans les coulisses du pouvoir, tandis que le gouvernement de Philippe Couillard et celui de Stephen Harper ne cachent pas leur préjugé très favorable. TransCanada a pour sa part 23 lobbyistes inscrits au registre québécois, la plupart pour des mandats directement liés à la future infrastructure industrielle.

Mais dans la région de Cacouna, on se souvient aussi du projet avorté de construction d’un port méthanier destiné à importer du gaz naturel. Le projet, développé lui aussi par TransCanada, avait été approuvé par le gouvernement Charest, qui n’avait alors prévu aucune mesure de protection des bélugas. Mais le port n’a jamais été construit, en raison du boom du gaz de schiste en Amérique. À Cacouna, on estime que la même situation pourrait donc se reproduire cette fois.

La situation est toutefois totalement différente cette fois-ci. L’industrie pétrolière albertaine connaît une croissance importante de sa production, en raison de l’exploitation des sables bitumineux. Elle doit même doubler d’ici la fin de la décennie, pour atteindre au moins trois millions de barils par jour. Et la hausse doit se poursuivre dans les décennies à venir. Soutenues par le gouvernement canadien, les pétrolières cherchent donc très activement des moyens d’exporter cette énergie fossile.

Avec le projet Keystone XL (lui aussi de TransCanada) bloqué du côté américain et avec Northern Gateway toujours très incertain vers la côte ouest, le Québec est tout simplement la voie la plus « naturelle » pour mettre en marché cet or noir, pour employer une expression de Raymond Chrétien. L’avenir devrait lui donner raison. Lorsque le nouveau pipeline sera en activité et que la ligne 9B opérée par Enbridge amènera du pétrole jusqu’à Montréal, pas moins de 1,4 million de barils de brut de l’Ouest couleront chaque jour vers le Québec. La province deviendra ainsi, et ce pour tout le siècle à venir, la plus importante plaque tournante de la production pétrolière albertaine.

Pétrolière active

On comprend pourquoi TransCanada, qui a déposé en mars une description détaillée d’Énergie Est à l’Office national de l’énergie, mise autant sur le Québec. La pétrolière a d’ailleurs recruté Philippe Cannon comme porte-parole francophone. M. Cannon a été candidat du Parti libéral du Québec dans la circonscription deTaschereau en 2007, avant d’agir comme attaché de presse pour Line Beauchamp lorsqu’elle était ministre de l’Environnement du Québec.0

En parallèle du lobbying auprès du gouvernement libéral en place à Québec, Le Devoir a appris que la multinationale doit rencontrer la semaine prochaine à Montréal des élus régionaux représentant notamment des municipalités où doit passer le pipeline Énergie Est. La mairesse de Cacouna devrait être présente.

TransCanada a également montré des signes d’intérêt quant à l’acquisition des installations déjà existantes du port de Cacouna. Quant aux forages prévus à Cacouna, en plein coeur de l’unique lieu de reproduction du béluga, ils doivent débuter au cours des prochains jours. La juge Claudine Roy, de la Cour supérieure, a en effet rejeté lundi la requête déposée par des groupes environnementaux afin de bloquer le début de ces travaux. Les groupes soutenaient que le gouvernement du Québec a fait fi de la science et de son devoir de protection de l’environnement en autorisant TransCanada à mener des forages. Ceux-ci doivent s’échelonner sur une période continue de 95 jours, à raison de cinq heures par jour.

Selon la juge, il est tout simplement « alarmiste » d’affirmer, comme le font les spécialistes des bélugas, que les forages pourraient imposer à cette population « un préjudice irréparable » en accélérant le déclin de l’espèce. La Cour estime en contrepartie que « le retard dans les travaux » serait de nature à causer « un préjudice économique » à TransCanada, une entreprise dont le chiffre d’affaires avoisine les 10 milliards de dollars.


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