Les Canadiens paieront-ils pour le fiasco de Muskrat Falls?

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« En garantissant les emprunts, Ottawa a activé ce projet qui n’aurait jamais dû aller de l’avant. Il a une grande part de responsabilité dans ce désastre. »

Le projet le plus ambitieux jamais entrepris par Terre-Neuve-et-Labrador a donné lieu au plus grand échec de son histoire. Le barrage hydroélectrique de Muskrat Falls a plongé le gouvernement dans une crise financière sans précédent. Les contribuables canadiens deviendront-ils la bouée de sauvetage d’une province qui croule sous les dettes?


Par un froid mordant, des navettes déposent et récupèrent les travailleurs pour les amener jusqu’au chantier de Muskrat Falls.


La scène a lieu à une trentaine de kilomètres de la future centrale du bas du fleuve Churchill.


Électriciens, soudeurs, mécaniciens, peu importe leur métier, ils sont très conscients des dérapages du projet.


Trois travailleurs s’apprêtent à monter à bord d’une camionnette pour se rendre au chantier de Muskrat Falls.
Des travailleurs du chantier de Muskrat Falls s’apprêtent à monter à bord d’une camionnette qui doit les amener jusqu’au chantier. Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Mais dans ce milieu où tout le monde connaît tout le monde, parler publiquement devient risqué. Le taux de chômage dépasse par moments les 15 % et on ne veut surtout pas compromettre son emploi.


Certains acceptent de s’exprimer, mais sous le couvert de l’anonymat :


« C’est un bar ouvert. Personne n’est redevable, c’est comme ça depuis le début. »



« On sera vraiment chanceux si on s’en tire en bas de 15 milliards [de dollars], trop d’erreurs ont été commises, trop de travaux ont dû être refaits. On a hypothéqué l’avenir de la province. »


– Opérateur d'équipement lourd



Le mégaprojet est maintenant réalisé à 96 %. L’après-Muskrat Falls préoccupe grandement les travailleurs, puisqu’un avenir incertain attend la province.


Avant de prendre la route qui doit le mener au chantier principal, un travailleur confie ceci : « Tout le monde va finir par payer pour cette incompétence, moi, vous, c’est inévitable. »


Le bras d’honneur


Muskrat Falls devait être la réponse au contrat historique de Churchill Falls, souvent perçu comme injuste à Terre-Neuve-et-Labrador qui n’a jamais digéré l’entente de 1969.


Hydro-Québec s’était alors engagée à acheter presque toute l’électricité produite à la centrale du Labrador. Un contrat valide jusqu’en 2041 qui permet au Québec de payer un prix dérisoire et d’engranger de très forts profits en revendant cette électricité aux Américains.


Précision


Dans une version précédente, un passage pouvait laisser entendre que nous qualifions d'injuste le contrat de Churchill Falls. La phrase a été modifiée.


 


L’ancien premier ministre, Danny Williams, avait juré que les Terre-Neuviens ne se laisseraient plus jamais exploiter par le Québec. Le 18 novembre 2010, il a dévoilé son grand jeu. Ce jour-là, l’ambiance était survoltée.


Deux hommes lèvent les mains.
L’ancien premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Danny Williams, (à gauche) lors de l’annonce du projet Muskrat Falls, le 18 novembre 2010, avec l’ancien premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Darrell Dexter. Photo : La Presse canadienne/Rhonda Hayward


Au sommet de sa gloire, le très flamboyant Danny Williams a promis de léguer « le plus grand héritage » à sa province : le projet hydroélectrique Muskrat Falls. Le grand rêve de l’autonomie énergétique allait enfin pouvoir se concrétiser, affirmait l’ex-premier ministre conservateur.



« Cette journée revêt une grande importance historique pour Terre-Neuve-et-Labrador, alors que nous avançons dans le développement du projet du Bas-Churchill, selon nos propres termes et en l'absence de l'emprise géographique du Québec qui a trop longtemps déterminé le sort de la plus attrayante énergie propre en Amérique du Nord »


– Danny Williams - 18 novembre 2010



Une semaine plus tard, Danny Williams quittait la vie politique. Sans le savoir, les Terre-Neuviens allaient être entraînés dans une véritable spirale.



L’héritage de M. Williams? Muskrat Falls coûtera au moins deux fois plus cher que prévu : 12,7 milliards de dollars pour une population d’à peine 528 000 habitants.


12,7 milliards de dollars, c’est aussi le double du prix du complexe de La Romaine d’Hydro-Québec qui pourra générer deux fois plus d’énergie.



« C’est un cancer, une faillite provinciale », lance Rachel Smith. Dans un hôtel du centre-ville, le même où Danny Williams avait fait son annonce en 2010, l’employée exprime sa frustration.


Terre-Neuve-et-Labrador est maintenant prise dans un piège. Avec un endettement record de 14,7 milliards de dollars, le risque d’une insolvabilité se profile à l’horizon si rien n’est fait.


Un quartier de maisons colorées près du centre-ville de Saint-Jean de Terre-Neuve
Un quartier tout près du centre-ville de Saint-Jean de Terre-Neuve. Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Le projet de Muskrat Falls compte désormais pour 35 % de la dette nette de la province.


Huit ans après l’annonce de M. Williams, le portrait est cruellement ironique. Muskrat Falls est maintenant destiné à produire une électricité à coût élevé dont Terre-Neuve n'a pas besoin et qu’elle pourrait même être incapable de revendre.


Pour rentabiliser ce projet hydroélectrique, il faudrait au minimum doubler les tarifs d’électricité résidentielle d'ici 2022.


Un piéton marche près de maisons colorées.
Un piéton marche dans le froid dans une rue de Saint-Jean de Terre-Neuve. Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Une telle décision est impopulaire et difficile à accepter dans cette province où la dette nette par habitant est la plus élevée de toutes les provinces canadiennes. Et cet écart s’agrandit.



« Je ne vois pas comment je pourrais rester ici encore longtemps, c’est trop risqué », déplore Rachel Smith. « Et croyez-moi, je ne suis pas la seule à penser ainsi. »


Dans cette province où le vieillissement de la population est le plus élevé et où le taux de natalité est le plus bas au pays, le poids financier pèse très lourd. Et dans la tête de bien des Terre-Neuviens, une solution est inévitable : un sauvetage fédéral.


« Ottawa ne peut pas nous abandonner. Notre population vieillit et diminue. Nous avons besoin de services », fait valoir Sharon Halloway, nouvellement retraitée.


Le Canada, pour le meilleur et pour le pire


Une photo montre une affiche à l'entrée d'un des chantiers de Muskrat Falls au coucher du soleil.
Une affiche à l'entrée d'un des chantiers de Muskrat Falls Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Quelques mots dans un document de Nalcor Energy publié il y a 5 ans prennent tout leur sens aujourd’hui et montrent à quel point ce problème provincial devient un problème canadien.


Une phrase clé de cette société d’État qui gère les ressources énergétiques de la province et qui est maître d’oeuvre de Muskrat Falls attire l’attention.


L’entreprise souligne avec insistance que le Canada est lié à ce projet pour le meilleur et pour le pire.



« La garantie de prêt fournie par le gouvernement du Canada est une garantie de grande qualité qui procure une obligation directe, absolue, inconditionnelle et irrévocable, présente et permanente du Canada. »


– Extrait du rapport de Nalcor décembre 2013



Cet engagement d’Ottawa de se porter garant jusqu’à concurrence de 7,9 milliards de dollars des dettes terre-neuviennes liées aux projets du Bas-Churchill est coulé dans le béton.


En d’autres mots, si Nalcor manque à ses obligations, le gouvernement fédéral doit rembourser les prêteurs.


Juste le fait d’y penser, David Vardy sort de ses gonds. « En garantissant les emprunts, Ottawa a activé ce projet qui n’aurait jamais dû aller de l’avant. Il a une grande part de responsabilité dans ce désastre. »


Un homme assis dans une salle de conférence.
L'ancien sous-ministre David Vardy avait prévenu le gouvernement de Terre-Neuve-et Labrador des risques entourant la viabilité du projet Muskrat Falls Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


L’ancien sous-ministre terre-neuvien, un économiste, raconte qu’il passait pour un fou quand lui et certains de ses anciens collègues émettaient de sérieux doutes sur la viabilité du projet avant même l’annonce de Danny Williams.



« C'est maintenant un problème national. Nous ne pourrons pas respecter nos obligations en matière de paiement, alors oncle Ottawa devra venir à la rescousse. »


– David Vardy, économiste



David Vardy dirige aujourd’hui une coalition de citoyens préoccupés. Il croit que les Canadiens se retrouvent aujourd’hui les mains liées parce que les motivations politiques ont pris dessus sur le gros bon sens.


Déterminé à gagner des sièges dans la province, le gouvernement conservateur de Stephen Harper avait d’abord consenti à Terre-Neuve une première garantie d’emprunt de 5 milliards de dollars. C’était en novembre 2012 et cette annonce avait fait bondir le Québec, qui voyait en ce soutien financier d'Ottawa une concurrence déloyale envers Hydro-Québec.


Cela n’allait pas empêcher les libéraux de Justin Trudeau d’y aller d’une garantie d'emprunt additionnelle de 2,9 milliards de dollars, un an après avoir pris le pouvoir.


David Vardy ne décolère pas : « Il n’y a aucun moyen d’éviter d’en pâtir. Il n’y aura pas de solution facile. Où est le plan? »


Tout est sur la table


Des camions sur un terrain enneigé.
De la machinerie à proximité du chantier du projet hydroélectrique Muskrat Falls Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Le prochain chapitre du fiasco Muskrat Falls s’annonce à la fois mystérieux, complexe et politiquement délicat.


Terre-Neuve-et-Labrador affronte la tempête parfaite : une tempête démographique, fiscale et financière. Arriver à stabiliser le navire avant qu’il ne s’échoue, sans créer la panique, est loin d’être évident.


« La pression est clairement sur nous », affirme le ministre libéral Seamus O’Regan. Par nous, il entend les sept députés fédéraux terre-neuviens dont il fait partie. Mais il précise que le premier ministre est bien au fait du dossier et qu’il en fait une priorité.


En coulisse, le travail est commencé. Dans son bureau de Saint-Jean, Seamus O’Regan pèse ses mots : « Il s’agit de conversations préliminaires, mais qui se poursuivent avec la province. »


Si le ministre se garde bien de dévoiler le contenu de ses discussions, différents scénarios circulent dans les deux capitales. Le gouvernement fédéral pourrait :



  • absorber graduellement les 7,9 milliards de dollars de dettes liées au projet Muskrat Falls dont il s’est porté garant;

  • renégocier les termes des garanties d’emprunt;

  • céder à Terre-Neuve-et-Labrador sa part de 8,5 % dans le lucratif champ pétrolifère Hibernia;

  • accroître les fonds fédéraux dans une renégociation de l’Accord atlantique.



« Tout ce que je vais dire, c’est que nous explorons une gamme d’options. Je ne vais rien exclure. »


– Seamus O’Regan, ministre libéral de Terre-Neuve-et-Labrador



La prescription se fait attendre


Un défi titanesque attend le premier ministre libéral Dwight Ball. Et c’est à se demander comment il pourra arriver à redresser les finances publiques.


Il veut atténuer la flambée des tarifs d’électricité, mais se garde bien de dire comment il compte s’y prendre. Dwight Ball promet de s’attaquer au déficit, mais il s’est déjà engagé à ne pas réduire les services à la population.



« Nous ne sommes pas en faillite, mais cela demandera beaucoup de travail, beaucoup de dévouement, beaucoup d’engagements pour traverser les 5-10 prochaines années. »


– Dwight Ball, premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador



Malgré l’exploitation de son pétrole en mer, la province enregistre un déficit budgétaire de 547 millions de dollars. La province n’est pas admissible à la péréquation fédérale.


Le premier ministre entre dans son bureau.
Le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Dwight Ball, entre dans son bureau de l'édifice de la Confédération dans la capitale Saint-Jean.Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Dans l’édifice de la Confédération à Saint-Jean, le pharmacien devenu politicien, ne veut pas parler des remèdes qu’Ottawa et lui envisagent. « Nous devons d’abord créer le cadre de négociation avant de pouvoir définir les solutions », affirme le premier ministre.


Mais dans tous les cas, difficile de voir comment les contribuables canadiens n’y perdraient pas au change.


Le gouvernement marche sur des oeufs. Il doit éviter la mauvaise publicité qui pourrait nuire davantage à la confiance des investisseurs. Le premier ministre Ball cherche à dédramatiser la situation : « Nous avons de bonnes ressources naturelles, beaucoup d'entre elles sont inexploitées et renouvelables. »


Gagner du temps


Dans les deux capitales, Ottawa et Saint-Jean, le choix des mots devient important.


On préfère parler de répit plutôt que de sauvetage. On évite d’ébruiter le problème et régler la question semble l’approche privilégiée pour le moment.


L’année 2019 n’offre aucun incitatif à précipiter les choses. Le gouvernement Trudeau doit faire face à l’électorat, l’automne prochain. Celui de Terre-Neuve-et-Labrador aussi.


Ottawa joue gros. Venir à la rescousse de cette province atlantique créerait de toute évidence des mécontents dans le reste de la fédération. Une intervention d’Ottawa risquerait d’exacerber les tensions. D’autres provinces pourraient à leur tour appeler au secours.


Qui est à blâmer?


Une affiche sur une clôture indique qu'une injonction empêche les opposants au projet de manifester à proximité du site.
À l'entrée principale du chantier, une affiche indique qu'une injonction empêche les opposants au projet de manifester à proximité du site.Photo : Radio-Canada/Marc Godbout


Devant la grogne populaire, une enquête publique est en cours. Elle doit faire la lumière sur les dérapages que Dwight Ball qualifie de « pire erreur financière de la province ». Mais encore là, le rapport final doit être remis le 31 décembre 2019, après les élections.


La commission a déjà reçu environ 4,4 millions de documents depuis le début de l'enquête, indique le juge Richard Leblanc.


Voici ce que la Commission d’enquête a déjà permis d’apprendre :



  • le risque de dépassement de coûts de 500 millions de dollars, connu de Nalcor Energy au moment de la sanction du projet, n’a jamais été rendu public;

  • les fonctionnaires provinciaux ont été écartés de l’examen du projet;

  • des réserves émises par des consultants externes ont été soustraites des rapports de Nalcor Energy remis aux décideurs publics;

  • les prévisions de consommation d’électricité ont été largement surestimées.


La Commission n’a toutefois pas le mandat de se pencher sur le rôle du fédéral et sur le processus ayant mené à l’attribution des 7,9 milliards de dollars en garantie de prêt des gouvernements Harper et Trudeau.


Des travailleurs à l'oeuvre à l'intérieur de la future centrale hydroélectrique.
Des travailleurs sont à l'oeuvre à l'intérieur de la future centrale hydroélectrique. Photo : Courtoisie/Nalcor


Le plan risque fort bien d’arriver une fois que le rugissement des turbines se fera entendre, après les élections. Et elles risquent d’être brutales.


Le grand choc reste à venir : le premier versement de l’hypothèque est prévu pour 2021. Un paiement de 800 millions de dollars devra alors être versé dès la première année, les autres paiements seront de plus d’un milliard de dollars pour les années subséquentes.


« Muskrat Falls est une solution à un problème que nous n’avons pas, c’est la triste et dure réalité », résume Gerry, un travailleur présent sur le chantier depuis le tout début des travaux.


Le projet énergétique de la démesure sera déjà devenu un monstre très difficile à dompter, un monstre canadien.