Essais québécois

Le sacre de la colère

Livres-revues-arts 2011


La colère, dit-on, est mauvaise conseillère. Michel Chartrand, pourtant, a suscité l'admiration de nombreux Québécois par ses belles et nécessaires colères. Considérée comme un des sept péchés capitaux par l'Église, la colère gagne néanmoins Jésus devant les marchands du temple. Qu'en penser, alors? Faut-il croire, comme le poète Henri Michaux, que «celui qui ne connaît pas la colère ne sait rien» ou plutôt, comme Sartre, que «la colère n'est qu'une tentative a-veugle et magique pour simplifier les situations trop complexes»?
Dans Éclats. Figures de la colère, le sociologue Éric Gagnon, conscient du caractère multiforme de cette passion, propose un «voyage dans l'imaginaire de la colère». Son bel essai, érudit mais accessible, se veut autant une histoire de la colère et de ses figures occidentales qu'une philosophie et une sociologie des passions. Il montre que, de la Grèce homérique au monde contemporain, en passant par l'Antiquité romaine et le Moyen-Âge chrétien, «la colère est liée à un désir d'absolu (la gloire du héros, la sagesse du philosophe, la grâce du chrétien et maintenant la justice)» et que son étude révèle l'humain.
La colère d'Achille, dans L'Iliade, est celle de l'outragé, du prince atteint dans son orgueil parce qu'Agamemnon l'a méprisé devant l'assemblée en lui refusant son butin de guerre. Cette colère est celle d'un homme d'honneur, «dans une société où une certaine agressivité ou ardeur [...] est nécessaire, vitale même, sans laquelle on ne peut tenir ferme au combat, protéger sa cité, demeurer juste aussi et agir selon la raison». Achille, toutefois, comme l'Ajax de Sophocle, perd toute mesure et s'égare dans la violence gratuite.
Son égarement a peut-être inspiré les moralistes de l'Antiquité gréco-latine (Sénèque, Plutarque, Cicéron, Marc-Aurèle). Ces derniers, en effet, condamnent la colère, qu'ils assimilent à la déraison et à la figure du dominé. La colère, écrit Sénèque, est laide et défigure celui qu'elle domine. «Si l'homme en colère devient laid et méconnaissable, explique Éric Gagnon, c'est qu'il ne parvient plus lui-même à discerner le vrai et le juste. Son apparence extérieure est le reflet des bouleversements de son âme.»
Il convient donc de s'entraîner à éviter la colère, notamment en corrigeant ses perceptions. «En changeant la représentation que nous nous faisons du mal et des malheurs, écrit Gagnon pour résumer le point de vue stoïcien, nous pouvons diminuer la souffrance qu'ils nous causent; en prenant conscience qu'ils sont inévitables ou qu'ils ne sont pas un véritable mal, ils vont moins nous affecter et ne nous feront pas dévier de notre route.» Cette démarche a toujours cours dans certaines thérapies ou sagesses contemporaines.
Le christianisme médiéval déprécie lui aussi cette passion. Dérèglement de l'âme causé par l'orgueil, la colère est un vice, et celui qu'elle habite, possédé par le mal, en vient à souhaiter du mal à son prochain, donc à offenser Dieu. Pour la combattre, une thérapie ne suffit pas; il faut le secours de la foi dans le combat intérieur contre la vanité et l'orgueil. «L'ascétisme, résume Gagnon, invite à un renoncement à soi plutôt qu'à une appropriation de soi comme chez les Latins.» Ce christianisme moyen-âgeux cultive cependant le paradoxe. «Jamais la colère ne fut si durement condamnée, remarque en effet Gagnon, qu'à l'époque où, paradoxalement, la fureur de Dieu fut la plus sévère et la plus impitoyable.»
Les Lumières et le romantisme réhabiliteront les passions. Jean-Jacques Rousseau, qui participe aux premières et annonce le second, chante la colère. «La vérité est au-dedans et le mensonge au dehors, et c'est dans l'opposition solitaire au monde que l'intégrité se mesure, explique Gagnon. Ici, comme sur bien d'autres questions d'ailleurs, Rousseau anticipe sur notre époque.»
La colère est belle parce qu'elle incarne le courage de dénoncer les injustices et les lâchetés. C'est celle du polémiste Karl Kraus, de Michel Chartrand, de Léo-Paul Lauzon. C'est une colère politique, liée à la société moderne «qui autorise le débat et l'opposition, qui accepte le conflit» et qui valorise la subjectivité. Le Christ colérique du temple, dont s'inspirent Chartrand et Lauzon, l'annonçait déjà. «La colère de Jésus, écrit Gagnon, est la figure même de la colère du juste: un homme seul face au pouvoir, qui n'a que les mots pour s'opposer à la violence, et prenant tous les risques pour dénoncer le mensonge et la corruption.»
Ni éloge ni condamnation de la colère, le riche essai littéraire et philosophique d'Éric Gagnon explore avec finesse ce que cette passion multiple révèle de l'être humain. Le voyage est captivant.
Le Québec et l'hostie
Au Québec, l'expression «être en colère» peut se traduire par la formule populaire «être en hostie». Au début des années 1980, une enquête démontrait qu'«hostie» était le sacre favori des jeunes femmes et de tous les hommes.
Le théologien protestant Olivier Bauer, notamment auteur d'Une théologie du Canadien de Montréal (Bayard, 2011), note ces particularités québécoises, et bien d'autres, dans L'Hostie, une passion québécoise, un essai mi-sérieux mi-badin consacré à l'histoire du pain consacré en nos terres.
Depuis le 7 septembre 1535, date de la première Eucharistie célébrée à l'île aux Coudres par l'équipage de Jacques Cartier, l'hostie est au coeur de notre histoire. En Nouvelle-France, elle a ses mystiques et on lui attribue des miracles.
Après la Conquête, les Anglais l'attaquent en tentant d'imposer le «serment du test», qui nie la transsubstantiation, et en la profanant lors des rébellions de 1837-1838. L'Église, pourtant, soutiendra «les autorités blasphématrices». Au XXe siècle, l'hostie se fait aussi juron et, dans sa version non consacrée, aliment.
Conviendrait-il, compte tenu de cette passion soutenue, de faire de l'hostie «le premier élément du patrimoine immatériel du Québec»? Bauer, en bon professeur mutin, en fait la proposition.
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Éclats. Figures de la colère
_ Éric Gagnon
L'hostie, une passion québécoise
_ Olivier Bauer
_ Liber
_ Montréal, 2011
Respectivement 118 et 84 pages
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louisco@sympatico.ca


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