Le Québec peut-il bloquer le nouvel ALENA?

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Le Québec pourrait jouer les trouble-fêtes

Même si le Québec n'a pas de droit de veto quant aux accords de libre-échange, la province pourrait venir jouer les trouble-fêtes dans le dossier du nouvel ALENA, qui lie le Canada au Mexique et aux États-Unis, selon des experts en droit consultés par Radio-Canada.


Dimanche, le gouvernement Trudeau a conclu une entente de principe avec l’administration Trump dans le cadre de la renégociation de l’ALENA, qui sera désormais nommé Accord États-Unis–Mexique–Canada (AEUMC).


Le chef de la CAQ, François Legault, qui vient d’être élu premier ministre du Québec, soutenait, quelques heures après l’annonce du gouvernement Trudeau, qu’il était préoccupé par la brèche accordée sur la gestion de l’offre.


« Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on va regarder toutes, toutes nos options. Je veux regarder avec des spécialistes tout ce qu’il est possible de faire », avait-il expliqué prudemment aux journalistes.


Le Québec a-t-il vraiment des options?


« Est-ce que le Québec peut bloquer la mise en œuvre de l’AEUMC? Oui, en principe », lance le professeur de droit à l’Université de Montréal Stéphane Beaulac.


« Plusieurs des éléments de cette entente internationale relèvent de la compétence constitutionnelle des provinces », explique-t-il.


Même son de cloche du côté de Patrick Taillon, à l’Université Laval : « Sur le plan juridique, on ne peut pas forcer une province à mettre en œuvre un traité international. »



Il faut distinguer ce qui est possible en droit et la réalité économique et politique qui risque de rattraper les gouvernements avec ces accords.


Patrick Taillon, professeur de droit à l’Université Laval


Champs de compétences


Au Canada, la signature de traités internationaux se fait en deux étapes : la signature et la ratification, puis la mise en œuvre.


Lors de la première étape, le gouvernement fédéral « détient les pleins pouvoirs en ce qui concerne la conclusion de traités », écrit le professeur Stéphane Paquin, de l'École nationale d'administration publique (ENAP).


Toutefois, certains de ces accords, comme l’AEUMC, entraîneront des modifications législatives. Ce qui veut dire qu’il faut modifier certaines lois pour appliquer les changements apportés par l’accord.


C’est ici que ça se complique.


Le premier ministre Justin Trudeau regarde au loin. Derrière lui est accroché un drapeau du Canada. Le premier ministre Justin Trudeau Photo : La Presse canadienne/Chris Young


« Le Parlement est souverain, il n’est pas obligé de prendre les mesures législatives requises pour mettre en œuvre un traité conclu par l’exécutif, écrit M. Paquin. Cela est également valable pour les législatures provinciales. »


Certaines modifications législatives relèvent des compétences provinciales. Par exemple, Ottawa s’est engagé à éliminer la classe de lait 7. C’est toutefois la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec, un organisme provincial, qui s’occupe des classifications de lait.


Si les classes de lait sont modifiées par une décision du Comité canadien de gestion des approvisionnements du lait (CCGAL), les provinces doivent s’efforcer d’adopter des modifications, explique Yohan Dallaire Boily, relationniste au ministère québécois de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation.


Elles ne sont toutefois pas obligées de le faire.


La classe 7, c’est quoi?


La classe 7 permettait aux producteurs de lait canadiens d’abaisser le prix du lait diafiltré, un produit hautement protéiné qui est utilisé pour fabriquer des yogourts et des fromages. Cette nouvelle classe, en vigueur depuis quelques mois seulement, avait pour but d'inciter les transformateurs à acheter le lait diafiltré canadien plutôt qu'américain.


Selon l’AEUMC, le lait diafiltré canadien sera vendu au même prix que celui provenant des États-Unis.


Une ancienne décision


C’est une décision de plus de 80 ans qui est en cause ici. Dans les années 30, l’Ontario a contesté les prétentions du gouvernement fédéral qui venait de signer un accord international sur la main-d’œuvre. L’Ontario soutenait qu’Ottawa ne pouvait pas s’ingérer dans ses champs de compétence. En 1937, le comité judiciaire du Conseil privé qui, jusqu'à 1949, servait de tribunal de dernière instance au Canada, a donné raison à la province.


Toutefois, cette décision ne leur donne pas un droit de veto. Québec ne pourra pas jouer les trouble-fêtes, comme l’avait fait la Wallonie, cette région belge qui menaçait de ne pas ratifier l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne (AECG).


« En Belgique, les États fédérés ont un droit de veto pour la conclusion des accords, ce qui n’existe pas au Canada », explique Stéphane Beaulac, de l’Université de Montréal.


Québec s’est toutefois doté d’une loi en 2002 qui oblige l’approbation par l’Assemblée nationale de tout accord international important du Canada, s’il touche les champs de compétence de la province.


Depuis l’adoption de cette loi, l’Assemblée nationale a donné son feu vert à tous les accords qui lui ont été soumis.


Un levier plus politique que juridique


Il est difficile de dire exactement quels aspects du nouveau traité entraîneront une modification législative, car le texte final de l’AEUMC n’a pas encore été rendu public du côté canadien.


Des vaches dans une ferme laitière.Les producteurs de lait du pays sont opposés à la modification du système de gestion de l'offre qui les protège contre la concurrence étrangère. Photo : Radio-Canada


La Fédération des producteurs de lait du Québec attend d’ailleurs de voir ce texte afin de bien comprendre quelles en sont les implications.


Même si Québec avait le pouvoir législatif de bloquer certains aspects de l’entente, il est peu probable que la province l’utilise, estime une source au sein du gouvernement fédéral. D’abord, une grande partie de l’industrie québécoise dépend du marché américain, et plusieurs aspects de l’accord, comme l’exception culturelle et le mécanisme de règlement des différends, ont été adoptés, notamment pour le Québec, explique-t-elle.


En 2016, la valeur des échanges commerciaux de marchandises entre le Québec et les États-Unis s'élevait à près de 88 milliards de dollars. En tout, 70 % des biens exportés par le Québec vont aux États-Unis.


La menace d’obstruction légale pourrait néanmoins permettre au nouveau gouvernement du Québec d'exercer une certaine pression pour obtenir de meilleures compensations.


« L’AEUMC n’est pas n’importe quel traité de libre-échange », soutient Patrick Taillon, de l’Université Laval. « Il fixe les règles du jeu de la majeure partie de nos exportations. Est-ce qu’une province comme le Québec peut se permettre économiquement de ne pas le mettre en œuvre? »


« Il y a fort à parier que la compétence juridique peut devenir un levier pour faire pression sur Ottawa afin d’obtenir des compensations et des accommodements pour les concessions et les gains qui n’ont pas été faits », ajoute-t-il.


L’équipe du nouveau gouvernement québécois étudie présentement ses options. Un porte-parole de la CAQ, Mathieu Saint-Amand, a indiqué que M. Legault « rencontre ces jours-ci les fonctionnaires sur ce dossier pour évaluer les options quant à l’accord et pour le soutien des producteurs. »