Collusion dans le génie-conseil ?

Le ministère des Transports et l'escouade Marteau s'intéressent aux hauts dirigeants du «club des neuf»

Enquête publique - un PM complice?


Kathleen Lévesque - L'unité anticollusion du ministère des Transports et l'opération Marteau enquêtent sur neuf firmes de génie-conseil qui se partageraient des contrats publics dans l'industrie de la construction, a appris Le Devoir.
À la manière des entrepreneurs de la région de Montréal qui se répartiraient entre eux les chantiers de construction, il y aurait un «club des neuf» chez les ingénieurs selon une expression utilisée par des sources qui ont demandé l'anonymat. Six grandes firmes seraient présentes dans ce réseau à cravate en plus de deux qui sont de moyenne importance et une petite.
Le club aurait une direction à trois têtes. «Trois firmes mènent le bal. Une en particulier est très proche d'un gros entrepreneur», a expliqué une source au coeur de l'enquête qui parle même de «liens incestueux» entre firmes de génie et entrepreneurs. Cette personne a raconté qu'avant même de soumissionner, des entrepreneurs connaissent les «balises» qui leur permettent d'avoir des assurances pour décrocher un contrat. Les enjeux sont importants; on parle de «chiffres astronomiques», souligne cette source.
Les recherches des derniers mois du Devoir tendent à démontrer que les rencontres des firmes qui composent le «club des neuf» seraient rythmées par les programmes triennaux d'immobilisations (PTI) municipaux et l'annonce des projets gouvernementaux. Comme le raconte une source proche d'une grande firme, ces discussions entre joueurs de l'industrie permettraient une concertation sur l'affectation des ressources de chaque firme.
Le travail préparatoire à une soumission nécessite beaucoup de temps, d'énergie et d'argent, argue-t-on. La concertation ferait donc en sorte que les firmes se concentrent sur tel ou tel projet en fonction de la disponibilité des ressources pour répondre à un appel d'offres plutôt qu'à un autre.
Il ne semble pas que la fixation des prix soit au coeur des discussions. Il n'est toutefois pas exclu que ce genre d'arrangement puisse avoir un effet sur le coût assumé par les gouvernements et les municipalités, reconnaît-on.
La Loi sur la concurrence interdit que des entreprises s'entendent entre elles pour se répartir les contrats à tour de rôle. Il y a infraction à la loi entre autres lorsque «quiconque complote, se coalise ou conclut un accord ou arrangement avec une autre personne [...] pour restreindre, indûment, la concurrence». Il s'agit d'un acte criminel passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans et d'une amende maximale de dix millions de dollars.
L'existence de ces rencontres entre joueurs de l'industrie est peu connue puisque le club réunit non pas les nombreux chargés de projets, mais bien de hauts dirigeants des firmes, a-t-on confié au Devoir. Du coup, la question d'une quelconque forme de concertation est délicate et génère beaucoup de résistance parmi les rares personnes au courant. La moindre question suscite beaucoup de nervosité dans les couloirs des firmes de génie.
Au Bureau de la concurrence du Canada, on enquête régulièrement sur des cas de collusion. On souligne qu'il est extrêmement difficile de débusquer ces accords et de les documenter. «Il n'y a pas de limite à l'imagination de ceux qui complotent. Et puisque leurs agissements sont faits en secret, il y a peu d'informations qui circulent. C'est très difficile de déceler le problème et de faire la démonstration», explique Donald Plouffe, de la Direction des affaires criminelles au Bureau de la concurrence du Canada.
Le Bureau de la concurrence travaille en collaboration avec les différents corps policiers dans le cadre de l'opération Marteau mise en place l'année dernière. Une personne y est attitrée à temps plein.
PTI: période faste
Des centaines de millions de dollars sont en jeu, rappelle la personne au coeur de l'enquête. C'est vrai pour les travaux routiers, par exemple, au ministère des Transports, mais également dans les municipalités qui sont actuellement plongées dans la période de planification des investissements à faire dans leurs infrastructures. D'ici quelques semaines, les municipalités feront connaître leurs PTI respectifs, c'est-à-dire les projets qu'elles prévoient effectuer, financés par des emprunts à long terme.
Les firmes de génie sont associées de près à ces travaux qui permettent d'établir les besoins d'une municipalité. «Elles [les firmes de génie] ont bien du fun actuellement», a affirmé cette même source. Trois autres personnes, dont deux provenant des fonctions publiques provinciale et montréalaise, ont également soutenu que la préparation des PTI est une période faste pour les firmes de génie.
Le recours aux firmes privées ne se limite toutefois pas au monde municipal. Avec le rétrécissement de la fonction publique, et avec elle, la perte d'une expertise indépendante, les corps publics (les différents ministères, les sociétés d'État et les secteurs de la santé et de l'éducation) font appel aux firmes de génie-conseil en amont du processus d'octroi de contrats.
Les firmes de génie-conseil se penchent sur la planification des projets, rédigent les appels d'offres, préparent les plans et devis, et participent activement à la sélection des entrepreneurs. Les ingénieurs du secteur privé sont devenus des alliés de premier ordre pour les décideurs publics qui s'appuient sur leur expertise.
Même la loi 76 adoptée en mars dernier pour contrer la collusion et l'intimidation dans l'octroi de contrats des municipalités, incite à se tourner vers les firmes de génie-conseil. Une des dispositions de cette loi, qui est entrée en vigueur le premier septembre dernier, oblige les municipalités à établir une estimation du coût pour tout contrat de 100 000 $ et plus. Or, bon nombre de municipalités, sans ingénieurs à leur service, n'ont d'autre choix que de recourir aux firmes privées.


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