Le Journal de Montréal du 29 mars dernier nous apprenait que des membres de l’Association générale des étudiants en éducation de l’Université de Montréal ont décidé de recourir à des triangles bleus pour signifier leur opposition au projet de loi sur la laïcité du gouvernement du Québec. Ces étudiants justifient leur action en prétextant que certaines dispositions du projet de loi empêcheraient injustement les personnes voulant porter des signes religieux à l’école d’accéder à la profession enseignante.
Le symbole du triangle bleu n’est pas anodin. On peut se demander si ces étudiants mesurent bien la charge historique dont il est investi. Il rappelle en effet le système d’étiquetage des prisonniers du Troisième Reich. Le triangle bleu a été utilisé pour stigmatiser les Républicains espagnols qui, après la victoire de Franco, ont été expulsés de France vers les camps de concentration nazis. On évalue à 30 000 le nombre de Républicains espagnols qui ont été ainsi déportés. Un autre signe infâme était le triangle rose pour les homosexuels que le régime hitlérien rangeait aussi parmi les « indésirables » à éliminer. De 1933 à 1945, entre 10 000 et 15 000 homosexuels marqués du triangle rose ont été déportés dans les camps nazis et plus de la moitié d’entre eux ont été exterminés.
Associer par un signe semblable la persécution des Républicains espagnols et des homosexuels sous le régime nazi et la simple obligation faite aux enseignants de ne pas afficher de signes religieux dans l’exercice de leur profession est une erreur grossière, un affront à l’histoire et un manquement grave au devoir de mémoire, qu’une telle association ait été suggérée sciemment ou par ignorance. Ce travestissement de l’histoire n’est pas digne de futurs enseignants chez qui les qualités premières à posséder sont la science, la rigueur intellectuelle et l’esprit critique.
Ce que demande le projet de loi sur la laïcité est sans aucune mesure avec les exactions et les atrocités infligées aux triangles bleus et roses. Dans l’Allemagne nazie, les Républicains espagnols et les homosexuels, les uns en raison de leurs convictions politiques, les autres pour leur seule orientation sexuelle, ont perdu tous leurs droits et ont été réduits à l’état de sous-hommes. Des milliers d’entre eux ont été torturés et tués. Comment peut-on avoir l’impudence de jouer sur cette référence historique en arborant le symbole du triangle pour se poser en victime de la liberté de religion ?
Celle-ci n’est nullement menacée par le projet de loi sur la laïcité. Les croyants pourront continuer à pratiquer leur culte dans leur milieu familial comme dans leur communauté. Ils pourront afficher leurs signes religieux dans l’espace public. Mais s’ils sont employés de l’État en position d’autorité, s’ils sont notamment enseignants, policiers, juges ou gardiens de prison, il leur sera demandé de s’abstenir d’afficher leur appartenance religieuse uniquement au travail pour bien marquer la séparation de l’État et de la religion, et pour faire preuve de réserve et de neutralité à l’égard de tous les citoyens, croyants ou non-croyants, qu’ils doivent servir.
Trop d’adversaires du projet de loi sur la laïcité au Québec ne se gênent pas pour le décrier outrancièrement en l’amalgamant aux pires calamités : le racisme, la xénophobie, le nettoyage ethnique, voire le nazisme comme ici avec le triangle bleu. De pareils excès enveniment le débat et le font sombrer dans la démagogie. Le philosophe multiculturaliste pro-religieux Charles Taylor apparaît comme le chef de file de cette vindicte. Il dit « avoir honte » de son pays. Mais nombreux sont ceux et celles qui ont également honte de tous ces propos et gestes haineux multipliés contre la grande majorité des Québécois et des Québécoises qui aspirent en toute bonne foi à ancrer la laïcité au sein de leur État.
Personnellement, à titre de professeur qui a œuvré pendant plus de trente ans dans le domaine de l’éducation, je m’inquiète pour l’avenir de l’école québécoise devant l’inculture et les divagations idéologiques de ces futurs enseignants qui, au nom d’une conception de la liberté réduite aux seuls droits individuels, renoncent à voir la symbolique sociale des signes religieux et dénaturent le concept de laïcité, l’un des grands principes à la source de l’équilibre des démocraties modernes.
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