Lire les Travailleurs de la mer et se donner du courage

Le Labeur

Les fondations du pays se consolident par le travail, pas par la conjoncture

Vigile

Amis lecteurs, permettez-moi de vous partager une lecture qui inspire et dont nous avons bien besoin. Il s'agit du roman Les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Il a écrit ce livre lorsqu'il était en exil à Guernesey. Imaginez, Hugo s'est dressé devant l'usurpateur, Napoléon III (d'abord président puis tyran), et lui a reproché sa petitesse. Hugo a renoncé à sa vie sociale et à la célébrité en préférant la liberté dans les iles anglo-normandes à la censure dans sa propre patrie. Paradoxalement, ce geste l'a consacré et a permis à son aura littéraire et politique de s'enraciner dans la psyché française. Si l'on parle souvent de Zola comme du premier intellectuel moderne véritablement engagé avec son «J'accuse», il ne faut pas oublier que l'exemple, c'est Hugo qui l'a donné. Je rappelle que cet homme, quoique contemplatif, était un travailleur infatigable.
Dans les Travailleurs de la mer, un armateur des iles anglo-normandes a lancé un solide commerce dont la pierre angulaire est la Durande, un navire à vapeur qui accroit la richesse des ses contemporains grâce aux aller-retours réguliers avec le continent que cette nouvelle technologie permet.

Malheureusement, un capitaine félon dupe pendant des années la population ainsi que son patron et échoue le bateau sur les Douvres, de grands rochers au large des iles. Par cette manigance, il fait croire qu'il va couler avec son bateau, ce qui lui permet de s'échapper avec les bénéfices de la récente expédition commerciale. Vous aurez là reconnu les Charest, Rousseau, Trudeau, Chrétien, et Desmarais en la personne du capitaine, mais surtout de la teneur du naufrage qu'il cherche à provoquer :

Le choc avait ressemblé à un suicide. On l’eût fait exprès qu’il n’eût pas été plus terrible. La Durande s’était ruée comme si elle attaquait le rocher. Une pointe de roche était entrée dans le navire comme un clou. Plus d’une toise carrée de vaigres avait éclaté, l’étrave était rompue, l’élancement fracassé, l’avant effondré. La coque, ouverte, buvait la mer avec un bouillonnement horrible. C’était une plaie par où entrait le naufrage. Le contre-coup avait été si violent qu’il avait brisé à l’arrière les sauvegardes du gouvernail, descellé et battant. On était défoncé par l’écueil, et, autour du navire, on ne voyait rien, que le brouillard épais et compact, et maintenant presque noir

Si vous désirez vous faire une idée de ce qu'éprouvent les conspirateurs lorsqu'ils nous vendent, de ce que ressent Charest dans sa magnifique résidence, de ce qu'a senti Rousseau en quittant le navire de la CDPQ, de Chrétien au mariage de sa fille et de ce que doit bien éprouver Desmarais en
tout temps, voici :
«Il avait soixante-quinze mille francs. Jamais plus savant naufrage n’avait été accompli. Rien n’avait manqué ; il est vrai que tout était prévu. Clubin, dès sa jeunesse, avait eu une idée : mettre l’honnêteté comme enjeu dans la roulette de la vie, passer pour homme probe et partir de là, attendre sa belle, laisser la martingale s’enfler, trouver le joint, deviner le moment ; ne pas tâtonner, saisir ; faire un coup et n’en faire qu’un, finir par une rafle, laisser derrière lui les imbéciles. Il entendait réussir en une fois ce que les escrocs bêtes manquent vingt fois de suite, et, tandis qu’ils aboutissent à la potence, aboutir, lui, à la fortune. Rantaine rencontré avait été son trait de lumière. Il avait immédiatement construit son plan. Faire rendre gorge à Rantaine ; quant à ses révélations possibles, les frapper de nullité en disparaissant ; passer pour mort, la meilleure des disparitions ; pour cela perdre la Durande. Ce naufrage était nécessaire. Par-dessus le marché, s’en aller en laissant une bonne renommée, ce qui faisait de toute son existence un chef-d’œuvre. Qui eût vu Clubin dans ce naufrage eût cru voir un démon, heureux.
Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. Une idée est un météore ; à l’instant du succès, les méditations amoncelées qui l’ont préparé s’entr’ouvrent, et il en jaillit une étincelle ; avoir en soi la serre du mal et sentir une proie dedans, c’est un bonheur qui a son rayonnement ; une mauvaise pensée qui triomphe illumine un visage ; de certaines combinaisons réussies, de certains buts atteints, de certaines félicités féroces, font apparaître et disparaître dans les yeux des hommes de lugubres épanouissements lumineux. C’est de l’orage joyeux, c’est de l’aurore menaçante. Cela sort de la conscience, devenue ombre et nuée.
Jamais rien de pareil ne s’était passé dans une conscience humaine.
L’éruption d’un hypocrite, nulle ouverture de cratère n’est comparable à cela.
Il était charmé qu’il n’y eût là personne, et il n’eût pas été fâché qu’il y eût quelqu’un. Il eût joui d’être effroyable devant témoin.
Il eût été heureux de dire en face au genre humain : Tu es idiot !
»
Cependant, si le navire est échoué, le moteur à vapeur, lui, est intact et peut être rescapé, mais il s'agit d'une opération délicate. À ce point, on peut comparer La Durande à la fois à l'État québécois et au mouvement indépendantiste. Le moteur est récupérable, mais il faudra pour y arriver un grand labeur. Il faut le sortir de la carcasse échouée, et d'aucune manière la houle ou la nature ne pourra accomplir ce labeur que seuls des humains peuvent accomplir. Un homme téméraire, débrouillard et surtout très vaillant va tenter cette tâche impossible : dégager le moteur, le hisser sur sa goélette et revenir vers les iles. Ce n'est pas sans raison que cette section du roman s'appelle tout simplement Le Labeur, cette homme s'appelle Gilliat et ses ressources sont étonnantes :
Il mit immédiatement la forge en activité. Il manquait d’outils, il s’en fabriqua.
Il avait pour combustible l’épave, l’eau pour moteur, le vent pour souffleur, une pierre pour enclume, pour art son instinct, pour puissance sa volonté.
[...]
Gilliatt avait une scie ; il se fabriqua une lime ; avec la scie il attaqua le bois ; avec la lime il attaqua le métal ; puis il s’ajouta les deux mains de fer du forgeron, une tenaille et une pince ; la tenaille étreint, la pince manie ; l’une agit comme le poignet, l’autre comme le doigt. L’outillage est un organisme. Peu à peu Gilliatt se donnait des auxiliaires, et construisait son armure. D’un morceau de feuillard il fit un auvent au foyer de sa forge.
[...]
Quiconque médite un palan doit se pourvoir de poutres et de moufles ; mais cela ne suffit pas, il faut de la corde. Gilliatt restaura les câbles et les grelins. Il étira les voiles déchirées, et réussit à en extraire d’excellent fil de caret dont il composa du filin ; avec ce filin, il rabouta les cordages.
[...]
Rien n’égale la timidité de l’ignorance, si ce n’est sa témérité. Quand l’ignorance se met à oser, c’est qu’elle a en elle une boussole. Cette boussole, c’est l’intuition du vrai, plus claire parfois dans un esprit simple que dans un esprit compliqué. Ignorer invite à essayer. L’ignorance est une rêverie, et la rêverie curieuse est une force. Savoir, déconcerte parfois et déconseille souvent. Gama, savant, eût reculé devant le cap des tempêtes. Si Christophe Colomb eût été bon cosmographe, il n’eût point découvert l’Amérique.
[...]
Un témoin de ses travaux qui l’eût vu, par exemple, avec des efforts inouïs et au péril de se rompre le cou, enfoncer à coups de marteau huit ou dix des grands clous qu’il avait forgés, dans le soubassement des deux Douvres à l’entrée du défilé de l’écueil, eût compris difficilement le pourquoi de ces clous, et se fût probablement demandé à quoi bon toute cette peine.
S’il eût vu ensuite Gilliatt mesurer le morceau de la muraille de l’avant qui était, on s’en souvient, resté adhérent à l’épave, puis attacher un fort grelin au rebord supérieur de cette pièce, couper à coups de hache les charpentes disloquées qui la retenaient, la traîner hors du défilé, à l’aide de la marée descendante poussant le bas pendant que Gilliatt tirait le haut, enfin, rattacher à grand’peine avec le grelin cette pesante plaque de planches et de poutres, plus large que l’entrée même du défilé, aux clous enfoncés dans la base de la petite Douvre, l’observateur eût peut-être moins compris encore, et se fût dit que si Gilliatt voulait, pour l’aisance de ses manœuvres, dégager la ruelle des Douvres de cet encombrement, il n’avait qu’à le laisser tomber dans la marée qui l’eût emporté à vau-l’eau.
[...]
Il avait la fièvre, ce qui le soutenait ; la fièvre est un secours, qui tue. D’instinct, il mâchait du lichen ou suçait des feuilles de cochléaria sauvage, maigres pousses des fentes sèches de l’écueil. Du reste, il s’occupait peu de sa souffrance. Il n’avait pas le temps de se distraire de sa besogne à cause de lui, Gilliatt. La machine de la Durande se portait bien. Cela lui suffisait.

Les souverainistes québécois vont devoir puiser dans leur héritage normand pour y chercher de l'endurance, dans leur courage marin pour se cramponner dans l'adversité et affronter les tempêtes, à leur farouche entêtement de colons et ils devront même fouiller dans leur inconscient catholique afin de s'armer de patience. Si en plus, avec leur front de boeuf, ils n'hésitent pas à recourir à une bonne dose de la sagacité amérindienne de celle que possède celui qui connait bien son territoire, alors nous l'aurons notre pays.
Si nous sommes vaillants, mais que nous allons trop vite, nous pourrons nous précipiter sur des écueils, il est certains chenaux que nous ne parcourons qu'à marée haute. Et pourtant, si nous sommes trop prudents et que nos bras manquent de vigueur, nous pouvons aussi chavirer.
Vous avez probablement déjà compris la leçon à laquelle nous convie Hugo, nous pouvons réaliser l'impossible, mais ce dernier exige des sacrifices et de l'abnégation. Churchill l'a dit à un autre moment plus grave : de la sueur, du sang et des larmes.

Pour affronter le Canada et gagner, pour mériter l'indépendance, les Québécois devront soutenir un mouvement populaire de libération nationale. L'indépendance se réalisera lorsque suffisamment de militants convaincus seront assez actifs pour mener leurs compatriotes, leurs familles, leurs collègues dans la lutte. La conjoncture est importante, mais la conjoncture ne fait pas tout; il faut d'abord accomplir le labeur nécessaire : celui de convaincre les Québécois que les sacrifices que nous auront à faire valent infiniment plus que le confort et l'indifférence dans lesquels nous nous vautrons.
Comment pouvez-vous vous imaginer que les Québécois soutiendront leurs patriotes lors d'une grève ou un mouvement de contestation, si ces mêmes patriotes ne sont pas capables de les convaincre de faire un «X» dans une proportion de plus de 50%?
Qu'est-ce que ce labeur d'ailleurs? Il faut d'abord se constituer une véritable élite militante et patriotique. Un réseau qui sera aux premières loges pour résister politiquement et être de toutes les batailles. Le RRQ, le RIN, la SSJB, et les divers mouvements pour le Québec français ne peuvent agir seuls. La lutte de libération nationale doit devenir un sujet d'actualité et des slogans simples doivent être répétés sur une très longue période. Il est impératif que tout indépendantiste assimile la pensée de Malcolm X que nous a rappelée Howard Zinn et qui rappelle évidemment la pensée de Vallières :
« Vous obtiendrez la liberté en faisant savoir à votre ennemi que vous ferez tout ce qui est en votre pouvoir pour obtenir votre liberté. Ce n'est qu'alors que vous l'obtiendrez. C'est le seul moyen de l'obtenir. Si vous agissez ainsi, ils vous traiteront de « négro enragé » ou plutôt de « Noir enragé », car ils ne disent plus « négro ». Ou bien ils vous qualifieront d'extrémistes ou de révolutionnaires ou de traîtres ou de rouges ou de radicaux. Mais si vous êtes suffisamment nombreux à être radicaux et que vous le restez suffisamment longtemps, vous obtiendrez votre liberté. »
Aujourd'hui, nous traite d'antisémites, de racistes, c'est leur façon de nous taxer d’enragés.
L'autre labeur est un travail de pédagogie pour les Québécois en général. Les jeunes ne sont pas instruits des effets de la conquête puisque les cours d'histoire du secondaire sont un ramassis postmoderne qui empêche de voir l'évidence des effets pervers de l'annexion et de la conquête. Combien de jeunes ignorent ce qu'est la Constitution, la Révolte patriote, le Rapport Durham, Octobre, Meech ou Charlottetown?
Il ne suffit donc pas du «coin d'acier» de la conjoncture pour faire éclater la grande machinerie fédérale, il faut les tenailles d'une action militante engagée et le marteau d'une éducation populaire. C'est ainsi que nous pourrons véritablement construire un mouvement populaire indépendantiste. Faire l'économie de cette construction, c'est choisir le chemin le plus court.
Il n'y a pas de raccourcis pour faire un pays. S'il y a une leçon à tirer du mouvement indépendantiste, de 1960 à 2011, c'est celui-là : le chemin le plus court est un échec. Nous devons emprunter le labeur patient.
Si la liberté n'est pas une marque de yogourt, alors elle se mérite. Elle se mérite au prix d'un dur labeur, voilà son prix. Il faut cesser nos espérances messianiques et retrousser nos manches. La terre est patiente dit-on, encore faut-il faire ses semis.
Le Québec, le mouvement est une Durande échouée, qu'il faut secourir. Mes prochains textes seront exclusivement réservés à la pédagogie de l'indépendance, au contenu de l'éducation populaire que je propose pour sortir de nos Douvres fédérales. Je voudrais par contre que l'on s'inspire de Gilliat : Il mit immédiatement la forge en activité. Il manquait d’outils, il s’en fabriqua.
Il avait pour combustible l’épave, l’eau pour moteur, le vent pour souffleur, une pierre pour enclume, pour art son instinct, pour puissance sa volonté.
Il n'est pas resté planté-là à prier... il a agi.
Un célèbre historien nous l'a pourtant déjà dit : Vivre c'est agir.


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