LES 33 ANS DE LA CONSTITUTION DE TRUDEAU

La tentation du Grand État

54d91d45d5a9b0f5c7579d7fbc8afa5f

La Cour suprême, à la fois juge et partie

Nul ne peut savoir comment le philosophe Charles De Koninck (1906-1965) aurait analysé le mouvement de reconquête par lequel, dans la dernière partie du XXe siècle, Ottawa a fini par répondre aux avancées de la Révolution tranquille que le premier ministre Maurice Duplessis, sans le vouloir ni même le savoir, avait mise en route sur le plan politique en lançant les travaux de la commission Tremblay qui l’a amené à créer un impôt provincial sur le revenu. Toutefois, j’incline à penser que Charles De Koninck en eût été le moins surpris. Car, à la manière d’Aristote, il avait toujours vu à l’oeuvre dans le régime fédéral, comme en tout autre régime, deux dynamiques opposées. La première de ces dynamiques, celle qui faisait adhérer De Koninck au fédéralisme visait, en conformité avec la Constitution de 1867, à faire émerger dans un vaste pays du monde moderne des sociétés politiques de taille restreinte dont le pouvoir central serait le rempart.

La seconde dynamique, dont Charles De Koninck se faisait le critique radical, lui apparaissait, dans les buts qu’elle visait, comme une pure contrefaçon de la première : le gouvernement central cédait à la tentation de faire croître son propre pouvoir, dans le but d’en arriver à un État centralisé, pleinement maître de lui-même parce que débarrassé pour l’essentiel des sociétés politiques qui lui avaient donné naissance.

À l’aune des paramètres d’analyse retenus par Charles De Koninck, le remplacement du biculturalisme — sur lequel était fondé, selon le rapport Tremblay, le fédéralisme canadien — par le concept de multiculturalisme serait loin d’être la seule déviation destructrice de l’esprit de la Constitution de 1867. Si dans La philosophie politique et la fédération, Charles De Koninck rappelle que le terme « fédération » vient du latin foedus — qui signifie « traité », « pacte », « convention », « alliance » —, c’est pour affirmer que la fédération est selon lui, comme pour Tocqueville, un pacte entre des entités politiques préexistantes qui sont, par ce pacte, à l’origine d’un nouveau pouvoir, le gouvernement central. En conséquence, on ne peut modifier ce pacte contre la volonté formelle de l’un de ses adhérents, comme l’a fait la Constitution de 1982, sans lui porter fondamentalement atteinte, minant sans cesse cette double souveraineté qui, selon Alexis de Tocqueville et Charles De Koninck, appartient à son essence et, seule, peut lui donner toute sa cohérence.

Aux États-Unis, ces deux souverainetés placées côte à côte, et dont le fonctionnement est complexe, se sont vu attribuer, avec la Cour suprême, un arbitre pour la résolution de leurs différends. Cependant, le respect de la double souveraineté y prévoit sagement que la Cour suprême appelée à exercer la fonction d’arbitre ne puisse dépendre que d’un seul des deux pouvoirs ; aussi, ses magistrats sont désignés par les deux parties en présence.

Le Canada, de son côté, a obtenu au milieu du XXe siècle que le Conseil privé de Londres soit déchargé de l’arbitrage entre les deux souverainetés canadiennes et que celui-ci soit plutôt confié à sa propre Cour suprême. Depuis lors, cette haute cour exerce sur le plan légal ce rôle d’arbitre sans avoir une authentique légitimité à cet égard puisque, créature d’un seul des deux pouvoirs, elle est placée trop souvent dans la situation juridique de paraître et d’être, en dernière analyse, à la fois juge et partie. Comment ne pas voir que la Cour suprême du Canada sape, depuis qu’elle exerce cette responsabilité, le juste fonctionnement d’un fédéralisme fondé sur la coexistence de deux souverainetés ? Comment ne pas voir que la Constitution de 1982 a ajouté une nouvelle dimension à ce dérapage, en créant une Charte des droits qui fait depuis, dans tant de cas, de la Cour suprême l’ultime législateur au pays, capable de dessaisir les provinces du pouvoir de trancher dans leurs champs de responsabilité et les conduisant peu à peu à cette « abdication du politique » contre laquelle toute la pensée de Charles De Koninck nous met en garde ?


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->