La Révolution tranquille: «une hypothèque prise sur les générations à venir»

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« Je n’ai jamais compris la fierté québécoise devant la Révolution tranquille et ses retombées, la massification scolaire menant à l’analphabétisme, le stade olympique, le CHUM, les polyvalentes et le reste des monuments coûteux et dysfonctionnels. »


«La Révolution tranquille n’était précisément pas un héritage et encore moins un cadeau, plutôt une hypothèque prise sur les générations à venir». Entretien avec Christian Saint-Germain. 


Il y a plusieurs manières de présenter Christian Saint-Germain. On pourrait dire, sans se tromper, qu’il est philosophe et écrivain. Car il l’est. Titulaire de deux doctorats, il est professeur titulaire au département de philosophie de l’UQAM. On pourrait aussi dire qu’il s’agit d’un pamphlétaire redoutable, souvent outrancier, qui a toutefois le génie de faire avec des formules cinglantes le procès de nos erreurs collectives. On peut et doit lire ou relire ses derniers livres, Le bluff québécois (2015), Le mal du Québec (2016), Naître colonisé en Amérique (2017) et Québec circus (2019). Sans conscience historique, on ne comprend rien à la vie politique. Comment comprendre la gestion de cette pandémie à la lumière des dernières décennies québécoises? Faut-il y voir le point d’aboutissement de la Révolution tranquille et un révélateur de sa signification historique? On verra par ses réponses qu’il maintient sa critique de l’héritage des dernières décennies, et n’hésite pas à l’approfondir. Je devine que ses réponses ne feront pas l’unanimité, mais c’est justement dans la confrontation des points de vue que peut évoluer la réflexion collective. 


Christian Saint-Germain, la transformation de la pandémie en crise des CHSLD révèle les failles de ce qu’on nomme le modèle québécois et des institutions qui étaient censées assurer la solidarité collective. Mais sommes-nous vraiment surpris de ce que nous apprenons au fil des jours? Qu’est-ce que cette crise nous dit de l’héritage de la Révolution tranquille? 


Christian Saint-Germain: Ce que ça nous dit d’abord, c’est que la Révolution tranquille n’était précisément pas un héritage et encore moins un cadeau, plutôt une hypothèque prise sur les générations à venir. Une hypothèque dite inversée et communément appelée «Chip». Dans un passage de Naître colonisé en Amérique, j’ai expliqué ce repli collectif sur l’individualisme: «Préoccupation majeure de toute une génération: le moment de mourir occupe l’ordinaire morose des contributeurs au CELI et des acheteurs de REER. Les moins fortunés s’en remettent à l’hypothèque inversée, comme Suzanne et Luc dans la publicité télévisée. On comprend que si ce couple vieillissant «chipe» sa maison, ce n’est pas pour payer des études à ses petits-enfants, mais pour échapper à l’appétit de leurs enfants actuels. Les expédients bancaires accompagnent des existences administrées jusqu’à la fin. Dans l’inversion des pôles démographiques, la génération survivante ne laisse rien derrière elle ou à la prochaine ; ni foi en l’avenir ni pays à construire. Elle ne s’attend pas non plus à être traitée autrement par ceux à qui elle remet, dans un Sweet fuck all, tout le patrimoine bâti. C’est la portée sociologique véritable de l’hypothèque inversée, à l’encontre du fait qu’«une société doit établir une relation positive au temps, ne serait-ce, au niveau le plus élémentaire, que pour assurer la succession des générations qui l’empêcheront de s’éteindre à la fin d’une seule vie d’homme. Une expression de Hegel est frappante en ce sens: une société, dit-il, doit être capable d’Histoire.» Or, deux référendums perdus rappellent que nous dérivons à bord d’un CIUSS, «d’un boat-people linguistique» en Amérique. 


Avec les déficits d’après pandémie, on va d’ailleurs peut-être devoir «chiper» l’Hydro-Québec... Le navire amiral, le Potemkine, le fleuron, «La Grande» comme aimait à l’appeler Robert Bourassa...Cette institution opaque qui, à l’instar des Fédérations médicales et de la Sûreté du Québec, est un État à l’intérieur de l’État. 


Votre critique n’est-elle pas d’une sévérité exagérée? La Révolution tranquille a accouché d’institutions fortes et a donné au Québec une plus grande maîtrise sur son destin, non? 


Christian Saint-Germain: Pour paraphraser Guy Debord, la Révolution tranquille préfère être jugée sur ses intentions que sur ses résultats: quand on se refuse l’accession à l’indépendance, il ne nous reste qu’une maîtrise illusoire de notre destin. C’est d’ailleurs à travers son histoire l’une des contradictions loufoques du PQ, de Marois et des autres travailleurs sociaux. Grand promoteur d’un État fourré partout, le PQ ne pouvait demander à un citoyen formaté par la bureaucratie de rêver de liberté politique. C’est d’ailleurs ce que la situation actuelle illustre. 


À la manière d’une mère monoparentale ayant infantilisé les populations pendant un demi-siècle, la pandémie met en scène l’État québécois dans une grande orgie normative de consignes. Les improvisateurs se disputent des populations quotidiennement terrorisées par les décomptes des bacheliers en communication. 


L’équation restera la même après la tempête et cela malgré les morts anonymes: comment investir toujours davantage dans un système de santé essentiellement conçu pour engraisser une caste médicale (les enfants-dieux de l’ancienne cote Z ou R) aux dépens des moins instruits? Un mode de rémunération tellement «convivial» que l’on n’a même pas besoin de le frauder pour s’enrichir davantage. Si l’on offrait aux Québécois de mettre l’ensemble des ressources disponibles au service d’un «encore plus meilleur» système de santé, ils diraient oui, oui à la nouvelle République socialiste biomédicale d’Albanie. C’est le seul «oui» qu’on réussirait à leur arracher comme un dernier amen pendant leur extrême-onction démographique. 


Vous ne croyez pas qu’il y a quelque chose de tout à fait normal à souhaiter une amélioration véritable du système de santé? 


Christian Saint-Germain: Oui, mais à quel prix? On a déjà englouti des sommes himalayennes. La santé, ça «l’a» pas de prix.... Sans la santé, hein... Tant qu’à y être, pourquoi poursuivre des activités secondaires comme l’éducation, le transport quand on a déjà la culture des mangeurs de luzernes de Télé-Québec et du prêchi-prêcha ad nauseam? À quand aussi une semaine du suicide assisté par l’État, non plus pour le prévenir, mais pour le prévoir, susciter des vocations? «Votre suppression administrative est importante pour nous, elle contribue à l’équilibre des budgets d’un État qui vous a mis au monde... ça va bien aller». Gros fun, lâche-nous pas! 


Dans cette crise, les Québécois ont globalement respecté les consignes de la santé publique. Comment interprétez-vous cette discipline collective? 


Christian Saint-Germain: D’après Google, nous serions parmi les plus confinés d’Amérique. Jusqu’à ce que les camions réfrigérés de la morgue se stationnent devant les «milieux de vie» des ainés, Legault complètement emballé par la nouvelle cuisine portugaise soutenait le 14 mars dernier, que l’on était parmi les ceuses qui avaient fait le plus de prévention. La fosse commune des CHSLD allait démentir l’électrisant comptable. Comme on dit depuis trente ans en éducation, c’est pas le temps de chercher des coupables. On ne se badrera pas longtemps avec des résultats accablants. Le système de santé est un char allégorique qui n’a jamais bien fonctionné, mais la désinformation à son sujet est si grande qu’il est devenu un trait identitaire. Les Québécois sont habitués à y être maltraités, soignés en retard et à rencontrer un médecin entre deux portes. C’est l’ordinaire du «bénéficiaire». Il s’y est préparé, il l’a intériorisé. Les otages font de mauvais critiques. À la veille des canicules, il n’y a même pas d’air climatisé dans les hôpitaux et les centres pour personnes âgées. Je plains le gouvernement qui remettrait en cause le train de vie des millionnaires dirigés par la présidente madame de Pompadour. Quand on est prêt à donner une prime de soixante-six dollars pour porter une jaquette à un médecin ou de cent dollars pour arriver à l’heure et que l’on consacre trois dollars par repas en CHSLD, on comprend que la cause des personnes âgées est déjà entendue. Pendant la pandémie, personne n’aurait osé rappeler l’écart des salaires entre les préposés et celui des médecins. Ça n’a pas rapport. C’est le genre de rapprochement que la plupart des médias québécois ne font jamais, pas plus que de montrer le visage des doctes fraudeurs importunés par la RAMQ. Un médecin ne fraude jamais, il surfacture. 


Il faut plutôt réinvestir dans le chaudron percé, nationaliser les CHSLD, les enfants, les «aidants naturels», faire du bicycle l’hiver, mais ne plus suivre de trop près Greta et Manon dans les manifs pour sauver la planète. La distanciation sociale va d’ailleurs porter un dur coup aux subtiles analyses de QS. Ceux qui devaient mourir sont morts abandonnés par l’État et leurs enfants n’ont pas forcé les portes des mouroirs. Il n’y a pas de honte collective devant cette «mésaventure» administrative pas plus qu’il n’y a de sentiment de culpabilité à s’être dit «Non» lors de deux référendums. Nous sommes d’excellents perdants comme ne manquent jamais de le rappeler les fédéralistes lors des funérailles d’État. La question des CHSLD se réglant d’elle-même sans arrestation ni procès criminel, il faut disposer des enfants pour l’été. À l’automne toutefois, un second confinement serait fatal à ce qui reste de l’économie. L’opposition démagogique, pseudo-humaniste entre santé et économie va faire son temps. Les prestations d’urgence du fédéral ont pour le moment l’effet d’un fentanyl économique sur des populations contraintes à découvrir les étalages des comptoirs alimentaires. 


Vous critiquez le Québec mais vous semblez épargner Justin Trudeau dans votre analyse. C’est un peu étonnant pour un indépendantiste déclaré... 


Christian Saint-Germain: Trudeau Jr n’est pas plus rassurant pendant la crise. Lorsqu’il fixe le télésouffleur de son regard vide et sort le carnet de chèques des lendemains qui déchantent, on se demande dans combien de générations les équilibres comptables seront rétablis. À un moment donné, imprimer mille piastres d’argent Canadian Tire ne vaudront même plus dix dollars américains. Comme à l’époque de Réal Caouette, du Crédit Social (un parti que son père snobait) et des bérets blancs, heureusement qu’il peut compter sur les lumières de Mélanie Joly et de Ginette Petitpas Taylor. 


La seconde vague médiatique se prépare. Les médias traditionnels trop contents de renouer avec l’époque des clientèles captives vont alors ressouffler dans la trompette de l’apocalypse. La peur reste un outil privilégié pour permettre à un État incompétent de se donner de grands airs. Legault «s’arrête» masqué à Montréal avec un bâillon du Canadien et est reçu comme un sauveur. C’est le Dimanche des rameurs... Dans la confusion des rôles, de la pure manipulation. Il joue à Good Cop Bad Cop avec la Santé publique. L’épidémie demeure un problème montréalais. Le matraquage des chiffres, des infectés permet une gestion mur à mur à la mode de la Révolution tranquille. En temps de pandémie, le chemin Roxham susceptible de constituer un foyer de propagation (on a fermé les frontières avec les États-Unis) devient soudainement la source du salut. Help is On the Way! Radio-Canada se réjouit, les réfugiés irréguliers pourraient s’ajouter aux «anges gardiens» car le ciel commence à se dépeupler et Louise Arbour venir semoncer les incroyants dans l’émission d’Anne-Marie Dussault. 


Il fallait entendre les questions de lèche-botte dans les conférences de presse à l’attention du gouvernement des masqués, Arruda en Michel Louvain sanglotant, boucles d’or Blais, Legault en Gérard de «Quelle famille!» sans oublier Nana de Varenne McCann. Le misérabilisme revenait sur l’air de «tant qui me restera quelque chose dans le frigidaire». La grossièreté ordinaire atteint son comble lorsque Legault adressa à l’intention des personnes âgées l’injonction suivante : «Envoye à maison!». On aurait dit un ado en train de pousser ses vieux parents. Très représentatif, faut dire que Legault était venu en politique pour relancer la fabrication du Paris-Pâté à Drummondville. Il se retrouve devant une épidémie avec en prime la partition linguistique de Montréal, une mairesse en mocassin et l’élégant maire Steinberg de Hampstead. En gros, avec l’héritage montréalais de Camille Laurin. Il fallait d’ailleurs voir dans Montréal-Nord les autobus relayer au porte-voix en quinze langues les consignes à l’intention des «enfants de la loi 101»... De ce point de vue, l’héritage confus des mandarins – Castonguay, Rocher (le cardinal Léger de la laïcité) et consorts – participe avec le PQ de l’ère des faux nationalistes. Un État qui se gonfle comme la grenouille de la fable et se dégonfle aussitôt mis en contact avec l’anglicisation de Montréal, les urgences en folie et tout ce qui, avec l’aide des médias ou des tribunaux fédéraux, lui tient tête. Le fait de ne pas se comprendre comme des colonisés, des «Nègres blancs d’Amérique» pour reprendre le titre de l’ouvrage phare de Pierre Vallières, aura permis de se mentir pendant plus de cinquante ans encouragés par une petite bourgeoisie arrogante pendue aux mamelles de l’État. Je crois que cette folie rappelle les moments comiques où Lévesque et Parizeau se mirent en frais de nationaliser l’amiante. Tasse-toé General Dynamics ! On a fait mieux depuis, Bombardier et bientôt Québec Circus... 


Et pourtant, les Québécois sont fiers de la Révolution tranquille... 


Christian Saint-Germain: Je n’ai jamais compris la fierté québécoise devant la Révolution tranquille et ses retombées, la massification scolaire menant à l’analphabétisme, le stade olympique, le CHUM, les polyvalentes et le reste des monuments coûteux et dysfonctionnels. La «Récréation» tranquille, c’est d’abord «l’évangile en béton», un inconscient immobilier qui arrive à fabriquer des salles de classe sans fenêtre. Des espaces dépressifs en angle droit qui respirent la joie de vivre et célèbrent la victoire du prolétariat. Prenant sa source dans la tête des technocrates et à l’origine, à l’entrée de la station de métro Berri-De Montigny, le vieux labyrinthe de l’université populaire débouche finalement sur le CHUM son terminal démographique. J’y ai passé trente ans entre le pavillon du suicidé magnifique Hubert-Aquin et celui de la buveuse de thé du Ceylan Thérèse-Casgrain (un couple dépareillé!). Trente ans à entendre: «Achetez l’Itinéraire, le p’tit nouveau vient de sortir», «un incident est survenu sur la ligne verte», à remonter des escaliers mécaniques en panne, à bénir chacune des grèves pour dormir plus longtemps. Le temps passe vite quand on s’amuse...




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