La police pourra épier les internautes sans mandat

La nouvelle version du projet de loi fédéral n'a pas rassuré les défenseurs des droits et libertés

Ottawa — tendance fascisante


Fabien Deglise , Hélène Buzzetti - Ottawa — Le gouvernement conservateur est revenu à la charge hier en déposant son projet de loi accordant aux autorités policières le pouvoir d'obtenir, sans mandat judiciaire, des informations concernant des internautes. Ottawa a limité la portée initiale de sa loi pour prendre en compte les critiques qu'elle avait suscitées, mais les opposants ne sont pas rassurés pour autant. Les défenseurs des droits et libertés y voient encore une porte grande ouverte aux excès de surveillance et aux abus.
Le coeur du projet déposé hier consiste à obliger les fournisseurs de services Internet à transmettre à la police, «sur demande écrite», des informations à propos de leurs clients. La version précédente du projet de loi, mort au feuilleton à cause de l'élection, prévoyait le transfert de 11 informations concernant les internautes. Cette liste a été ramenée à six: le nom, l'adresse, le numéro de téléphone, l'adresse courriel, l'adresse de protocole Internet (IP) et l'identificateur du fournisseur de services locaux. Trois entités peuvent faire cette demande d'informations: les corps de police, le Service canadien du renseignement de sécurité et le Commissaire de la concurrence (dans le cadre d'une enquête sur de la fraude électronique).
Les fonctionnaires fédéraux ont affirmé que ce transfert d'information sans mandat existe déjà, mais qu'il n'est pas uniforme parce que non obligatoire. Certains petits fournisseurs Internet refusent de transmettre les données, d'autres ne répondent aux demandes policières que les vendredis, retardant ainsi les enquêtes.
Le corollaire de cette obligation est que les fournisseurs Internet devront se doter, à leurs frais, de capacités technologiques pour retrouver leurs clients, ce qu'ils n'ont pas toujours actuellement. Toutefois, une clause de droits acquis (clause «grand-père») a été prévue dans le projet de loi. Les systèmes déjà en place n'ont pas à être modifiés. Seuls les nouveaux équipements et les mises à jour devront l'être au cours d'une période de transition de 18 mois.
Le ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, a déclaré que ce projet de loi n'était pas le monstre que certains critiques dépeignent. «Il ne permettra pas au gouvernement de suivre les consultations sur Internet de quelqu'un», a-t-il dit en conférence de presse. En effet, C-30 ne permet pas d'intercepter ou de lire les communications électroniques de quelqu'un (courriels, textos, etc.). Pour ce faire, il faudra encore obtenir l'aval d'un juge. De plus, les policiers présents à l'annonce ont indiqué qu'il n'est pas possible de cartographier les déplacements d'un internaute seulement avec son adresse IP (qui est associée à un ordinateur, mais qui peut changer dans le temps, à chaque redémarrage d'un modem, par exemple). C-30 permettra seulement d'identifier sans mandat qui se cache derrière une adresse IP dont la présence a été constatée à un moment X sur un site litigieux.
C'est justement ce qui pose problème, estime Michael Geist, détenteur de la chaire du Canada en droit d'Internet et du commerce électronique et critique du projet de loi. Il rappelle que, selon la Gendarmerie royale du Canada, environ 95 % des demandes placées auprès des fournisseurs Internet obtiennent déjà une réponse favorable. Il soupçonne que derrière les 5 % restants se cachent des cas non urgents et des cas où l'illégalité de l'activité reprochée n'est pas démontrée. Sur son blogue, il note que, dans d'autres pays où ces dispositions existent, des journalistes ont été pistés. Plusieurs autres pays ont déjà des dispositions similaires, dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Italie, la Finlande, la Norvège, la Suède et l'Australie. M. Geist applaudit quand même à la réduction du nombre d'informations pouvant être données aux policiers. «C'est un des changements vraiment très positifs.»
Pour sa part, Thomas Keenan, professeur d'informatique à l'Université de Calgary, s'inquiète du fait que le projet de loi permet aussi aux autorités de demander, sans mandat, aux fournisseurs Internet de consigner tous les déplacements d'un internaute pendant 21 jours, le temps d'obtenir un mandat. Les Canadiens devraient être libres de faire les recherches qu'ils désirent sans craindre la façon dont cela peut être interprété, selon lui. «Récemment, j'ai fait une recherche Google sur le thallium, à cause d'un ami qui recevra un traitement médical, qui s'avère un poison mortel. Quelqu'un qui me surveillerait pourrait penser que je songe à tuer quelqu'un.»
Libertés civiles compromises
Les défenseurs des libertés civiles craignent ce projet de loi. «Ça semble assez inoffensif comme ça, mais ça vient décupler les capacités des instances gouvernementales pour surveiller les individus, résume Roch Tassé, coordonnateur de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles. Le niveau de protection de la vie privée est moins élevé dans ce cadre que dans celui qui régit la surveillance des conversations téléphoniques. Cela va permettre à des services de renseignement d'aller à la pêche [à l'information]. On pourrait s'en servir pour espionner des journalistes et leurs sources, pour faire la cartographie des relations d'un individu, et ce, sans supervision judiciaire...»
Pour Nathalie Des Rosiers, de l'Association canadienne des libertés civiles, ce projet de loi n'a pas été justifié par le gouvernement Harper, qui peine à faire «la démonstration qu'une telle loi vient répondre à un véritable besoin de surveillance», dit-elle. «Où est la nécessité? Nous continuons à croire que ce projet apporte une solution à un problème qui n'existe pas et vise uniquement à accroître le pouvoir des policiers, sans raison.»
Selon M. Tassé, le projet de loi C-30 tend à transformer les fournisseurs privés d'accès Internet en «agents du gouvernement». «C'est la privatisation de la surveillance de l'État. Ces mesures de surveillance vont entraîner des dépenses chez les fournisseurs d'accès à Internet, qui vont devoir se conformer à ce nouveau cadre, et la facture va être refilée aux abonnés, qui au final vont payer le prix de leur propre surveillance.»
Des améliorations
Le projet de loi nécessite par ailleurs la mise sur pied d'un registre dans lequel seront consignées toutes les demandes d'informations sans mandat déposées. Régulièrement, les autorités devront mener une «vérification interne» et en communiquer les conclusions à la Commissaire à la protection de la vie privée. La commissaire actuelle, Jennifer Stoddart, a été très critique à l'égard du projet de loi. Elle l'est encore, tout en reconnaissant que ce dernier élément contribue «à apaiser certaines craintes antérieures à l'égard du manque de surveillance», est-il écrit dans le communiqué de presse. «Le Commissariat à la protection de la vie privée reconnaît que le gouvernement a apporté des améliorations par rapport aux versions précédentes. Dans l'ensemble, certaines préoccupations importantes pour la protection de la vie privée sont encore présentes», notamment le fait que le pouvoir de demander des informations sans mandat «ne se limite pas aux cas où il existe des motifs raisonnables de soupçonner des activités criminelles ou aux cas où une enquête criminelle est en cours, [ce qui] pourrait avoir une incidence sur les citoyens respectueux de la loi».
Le Nouveau Parti démocratique et le Parti libéral s'opposent à ce projet de loi, tandis que le Bloc québécois se dit en faveur du principe.
Pour ou contre les pédophiles?
Le projet de loi C-30 sur les enquêtes visant les communications électroniques criminelles et leur prévention devait porter le titre abrégé de «Loi sur l'accès licite». Ce titre a été modifié à la toute dernière minute, après son dépôt à la Chambre des communes, pour devenir «Loi sur la protection des enfants contre les cyberprédateurs». Le ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, a refusé de reconnaître que ce nouveau titre était trompeur dans la mesure où le projet de loi ne permettra pas seulement d'intercepter des pédophiles, mais aussi des arnaqueurs et des criminels en tout genre. La veille, M. Toews avait donné un avant-goût de sa rhétorique à venir en affirmant qu'on était soit en faveur de la loi, soit en faveur des pédophiles.
Michael Geist, un professeur critique à l'égard du projet de loi, dit avoir reçu hier matin un courriel d'une victime de pédophile lui demandant s'il était lui aussi un pédophile et pourquoi il se portait à la défense de ces crapules. «Je tiens le ministre de la Sécurité publique pour responsable», dit M. Geist.


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