La moralisation de la littérature et des sciences, une régression sociale

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L'imbuvable moralisation progressiste de l'espace public


L’attribution du prix Nobel de Littérature 2019 à l’écrivain Peter Handke a suscité la controverse en raison du fait qu’il est considéré comme proserbe et admirateur de Slobodan Milosevic. Certaines personnes ont trouvé cela scandaleux et donc inacceptable, suggérant ainsi que, peu importe la qualité littéraire de l’oeuvre, le lauréat du Nobel de littérature se devait d’être avant tout une personne « morale » adoptant le seul « bon » comportement qu’elles jugent socialement acceptable. L’écrivain a d’ailleurs réagi à ses critiques en disant qu’il « n’entend sortir de la bouche de personne quelque chose qui puisse me donner l’impression qu’on a lu quelque chose de moi ou que l’on sait ce que j’ai écrit » (Le Figaro, 17 octobre). Pour sa part, la lauréate du même prix pour l’année 2018, l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk, a plutôt dit qu’il le méritait amplement.


On a là un exemple de plus de l’activité des « entrepreneurs moraux » qui veulent depuis quelques années imposer leur norme morale unique à toutes les activités sociales. Or, cette tendance constitue une forme de dérive qui va à l’encontre de l’autonomie des champs culturels, autonomie durement acquise au fil du temps contre toutes les censures — et demeure donc toujours précaire —, alors qu’elle seule rend possibles les innovations culturelles et intellectuelles.


Moralité de Marie Curie


La controverse ayant entouré Marie Curie en 1911, alors qu’elle venait d’obtenir le prix Nobel de chimie, montre les dangers de vouloir imposer un « bon » comportement à des domaines qui relèvent de sous-espaces sociaux relativement autonomes définissant un domaine de production spécialisé ayant ses propres règles de validation des pratiques.


Au moment de l’annonce publique par le comité de l’attribution du Nobel de chimie 1910, les journaux à potins français ont dévoilé que Marie Curie avait une liaison secrète avec un homme marié (le physicien Paul Langevin). Scandalisé, le porte-parole du Comité Nobel lui avait alors écrit (le 1er décembre) pour lui demander de ne pas accepter le prix avant que les accusations portées contre elle aient été prouvées mal fondées. Surtout, la morale de l’époque lui imposait de ne pas se présenter à la cérémonie du 10 décembre pour recevoir son prix.


Surprise, pour ne pas dire estomaquée, Marie Curie a immédiatement répondu qu’elle serait bel et bien présente à la cérémonie puisque « le prix m’a été décerné pour ma découverte du polonium et du radium ». Elle rappela surtout qu’il « n’y a pas de relation entre mon travail scientifique et les faits de ma vie privée ». Elle a aussi spontanément réaffirmé une norme fondamentale de la science — l’universalisme — en déclarant qu’elle « ne peut accepter le principe selon lequel l’appréciation de la valeur scientifique de mon travail pourrait être influencée par les diffamations et les calomnies concernant ma vie privée ». Et elle se disait convaincue que de nombreux collègues étaient d’accord avec son attitude. Elle a donc assisté à la cérémonie et reçu sa médaille…


On pourrait aussi rappeler le scandale ayant entouré l’attribution en 1919 du prix Nobel de chimie (pour 1918) à l’Allemand Fritz Haber pour son travail original sur la synthèse de l’ammoniac, résultat qui a joué un rôle central dans la croissance de la productivité agricole. Ici encore, les critiques, encore marqués par la boucherie de la Première Guerre mondiale, se sont déchaînés contre le comité Nobel qui avait ainsi honoré un homme qui avait, en 1915, mis au point les armes chimiques de triste mémoire. Le président de la Fondation Nobel a résisté et ouvert la cérémonie en insistant sur l’internationalité de la science, déclarant que les prix Nobel, tant en science qu’en littérature, contribuent à « faire éclater le nuage de haine entre les peuples ». Haber lui-même a été surpris d’être honoré et a écrit qu’il s’agissait d’un « acte de grandeur de la part de l’académie suédoise ».


Comme l’enfer est pavé de bonnes intentions, seul le temps dira si la tendance actuelle à vouloir imposer certaines valeurs morales discutables à l’ensemble des créateurs et des scientifiques contribuera vraiment à la production d’une « meilleure » science et d’une « meilleure » littérature grâce à la formation de « meilleures » personnes morales. L’histoire des rapports entre les arts, les sciences, les valeurs morales et les idéologies, suggère toutefois que cela est peu probable…









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