La mondialisation : angle mort du nationalisme conservateur? - Réponse à Éric Bédard

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Le nationalisme conservateur est-il muet sur le néolibéralisme ?

Dans son texte Le «socialisme» est-il l’avenir du mouvement indépendantiste?, L’historien Éric Bédard a consacré récemment une triple recension critique à mes deux derniers ouvrages[1] et au dernier essai d’Éric Martin.[2]



Je tiens d’abord à remercier Éric Bédard pour ses bons mots à l’endroit de mes plus récentes œuvres, mais aussi pour ses questions et ses critiques. Dialoguer avec un intellectuel que j’estime - et, qui plus est, un ami - est toujours stimulant. Le lecteur comprendra que je me concentre ici exclusivement sur les interrogations et reproches de l’historien de la TÉLUQ, car il ne sert à rien d’insister sur les aspects qu’il encense.



Avant d’entrer dans le vif de sujet, je me permettrai de rappeler les objectifs de mes deux essais.



Dans L’État succursale, je visais à démontrer, en analysant les événements historiques et une multitude de documents gouvernementaux et de projets de loi, qu’il y avait eu, au fil du temps, un grand virage dans l’État québécois et que celui-ci n’aspirait désormais plus à être l’incarnation d’une nation, mais avait pour seule fonction d’être un levier administratif voué à l’épanouissement du milieu des affaires et des investisseurs. Le néolibéralisme, s’il implique un certain démantèlement de l’État, ne le fait pas disparaître mais le réoriente complètement. Cette thèse, appliquée au contexte québécois, a aussi été l’objet de très récents essais.[3] Pour ma part, j’ai voulu montrer que ce changement de cap profond et réel, s’il a eu lieu à l’échelle planétaire, est, ici, indissociable de l’histoire du nationalisme québécois, de ses aléas et soubresauts.



Dans Despotisme sans frontières, je m’éloigne du seul cas québécois pour traiter de la question du libre-échange. Celle-ci est devenue une véritable religion, qu’il est impossible de contester. Le problème, c’est que ce qu’on appelle aujourd’hui libre-échange n’en est pas vraiment un, ne cherchant plus l’abaissement des droits de douane sur les marchandises, mais un système réglementaire dictant une politique permanente aux États et permettant aux grandes entreprises de se comporter comme des puissances souveraines. Ce qui semble être un enjeu strictement économique est, en réalité, une question éminemment politique.



 



Précision sémantique



Au fil de la lecture du texte d’Éric Bédard, une chose m’agaçait, et c’est cette tendance à vouloir à tout prix me coller l’étiquette de «socialiste». Éric Bédard est historien, et a par conséquent étudié le courant «socialisme et indépendance», qui a eu une importance considérable dans le passé et qui existe encore, marginalement. Il est légitime, à des fins intellectuelles, de vouloir tenter des rapprochements entre divers penseurs et de les classer sous un même chapeau. Cet exercice est cependant risqué. L’historien lui-même en a été victime, ayant été classé, dans certains travaux pas toujours sérieux, dans la catégorie des «nationalistes conservateurs» ou des «identitaires». Une telle catégorisation fait sauter toute nuance, comme s’il n’y avait que peu de différences entre Éric Bédard et les autres figures qui lui sont généralement associées. Si des rapprochements avec d’autres intellectuels sont, bien sûr, opérables, la pensée d’Éric Bédard me semble avant tout être… celle d’Éric Bédard.



C’est aussi pourquoi je signe ici en mon nom propre cette réplique. Les travaux d’Éric Martin et les miens sont autonomes, et ont leurs propres finalités. Je partage bien évidemment certains constats et objectifs avec Éric Martin, d’où le fait que nous avons co-rédigé (avec Jonathan Durand-Folco) le Manifeste québécois pour la démondialisation.[4] Je souhaite cependant attirer l’attention sur ces deux extraits dudit Manifeste :



Plusieurs propositions ont été discutées ces dernières années : encadrer plus sévèrement Wall Street, mettre en place la taxe Tobin, interdire les produits financiers toxiques, voire même abolir les bourses et la finance. Certaines propositions visent d’abord à ralentir et à «civiliser» le système capitaliste financier. D’autres visent carrément à le dépasser et à le remplacer par un autre système économique. Ce fut, à une autre époque, un grand débat entre keynésiens et marxistes. Nous ne prenons pas ici position sur la question. Nous en appelons à des débats et des discussions urgentes et essentielles. […]



Il y a parmi les signataires de ce texte des gens différents qui proviennent de plusieurs horizons. Nous ne prétendons pas nous entendre sur tout. Une chose fait cependant consensus chez nous, et c’est l’urgence de rompre avec le système actuel de la mondialisation néo-libre-échangiste et néolibérale.



Dans le cadre de notre démarche, nous assumons donc que certains, parmi les signataires, aspirent à casser l’expansion brutale et illimitée du capitalisme sans rejeter l’idée que des entreprises privées puissent se livrer à leurs activités à but lucratif si elles sont encadrées par des institutions qui les obligent à le faire dans le respect de l’être humain, de l’environnement et de la justice, et que d’autres, à l’inverse, veulent renverser complètement ce système. Si nous avons inséré cette phrase, c’est que j’adhère à la première des deux catégories et qu’Éric Martin se reconnait dans la seconde.  Cela n’empêche pas que nous nous rejoignons dans notre lecture de la nature foncièrement prédatrice de l’actuel système.



Que ce soit dans mon passé militant, puis universitaire, ou aujourd’hui en tant qu’essayiste, je ne me suis jamais défini comme socialiste. Non pas que je craigne de quelconques représailles maccarthistes (qui sont l’apanage de certains intervenants du débat public au Québec…), mais parce que je me méfie fondamentalement des systèmes de pensée qui se veulent totalisants, qui prétendent porter en eux un ensemble de logiques implacables et incontestables. Le célèbre acteur hollywoodien Bill Murray affirmait avec justesse qu’il était difficile d’argumenter contre une personne intelligente, mais que c’était tout simplement impossible de le faire contre un imbécile. Il avait raison, et il en va de même des idéologues les plus fanatisés, qui disposent d’un arsenal de dogmes préconstruits pour leur donner raison en tout temps, contre les faits et la réalité.



Quant à la référence, dans L’État succursale, que Bédard relève et qui réfère à un «socialisme véritable», il faut préciser qu’elle est extraite d’une sous-partie consacrée à certaines dérives que nous voyons fréquemment à la gauche du spectre politique. Il s’agit donc, pour moi, d’une manière pour montrer que si cette gauche voulait être cohérente, que si elle aspirait à un «socialisme véritable», il lui faudrait prendre en compte ce que j’énonce à son sujet. Le problème est peut-être, justement, qu’une partie trop importante de la gauche ne dispose plus de discours économique…



Il est également vrai que je me réclame de plusieurs penseurs considérés comme socialistes : Jaurès, Orwell, Mauss, Pasolini, Castoriadis, Michéa, etc. Mais je m’inspire aussi de plusieurs autres auteurs qui ne peuvent nullement être associés à un tel courant, à l’instar d’un Adam Smith, qui n’a rien à voir avec sa récupération contemporaine. Je soutiens même que certaines analyses d’Hayek présentent un grand intérêt, notamment dans sa critique de l’École néoclassique. Bien que j’apprécie certaines thèses de Marx, surtout concernant les classes sociales, on remarquera qu’il n’est jamais cité dans mes deux ouvrages recensés par Bédard. Keynes, en revanche, a droit à sept mentions.



Mathieu Bock-Côté, qu’on a souvent mis dans le même panier idéologique que l’historien de la TÉLUQ, avait bien compris mon positionnement dans la recension de Despotisme sans frontières, publiée sur son blogue du Journal de Montréal :



SPST insiste: il ne s’oppose pas au libre-échange en soi mais à une forme de radicalisation du libre-échange qui vise à homogénéiser juridiquement et socialement la planète en programmant la dissolution des États et des nations. […] [À] la différence des critiques habituels de la mondialisation, qui basculent tôt ou tard dans une forme de fantasme socialisant, SPST demeure sur terre et pose un objectif politique réaliste: le retour graduel, mais résolu, à l’État-nation, au nom d’un projet qu’il nomme à la suite de plusieurs la démondialisation.[5]



Si Éric Bédard souhaite à tout prix à m’associer à un courant, je l’invite à regarder du côté des critiques qu’on appelle «hétérodoxes» de l’économie néolibérale, qui offrent des analyses percutantes en France (Jacques Sapir, qui fut mon directeur de thèse, Jacques Généreux, Frédéric Lordon, Thomas Piketty, Thomas Porcher…) et aux États-Unis (James K. Galbraith, Joseph Stiglitz…). Il existe par ailleurs plusieurs écoles (les néo-keynésiens, les nouveaux keynésiens, les post-keynésiens, les institutionnalistes, les régulationnistes, etc.) que je ne décrirai pas ici, qui contribuent toutes à offrir des pans fondamentaux de la critique du néolibéralisme.



Ces choses étant dites, faut-il absolument catégoriser un auteur pour en analyser l’œuvre? Ce serait dommage…



 



Sur l’indépendantisme



Éric Bédard écrit «Savard-Tremblay et Martin souhaitent revenir au trait d’union entre indépendance et socialisme». Je vous fais ici un aveu d’impuissance : je ne vois absolument pas ce qui, dans mes ouvrages, aurait pu suggérer d’une quelconque façon une telle interprétation.



J’ai plutôt toujours adhéré à l’idée de Pierre Falardeau à l’effet qu’on ne peut imposer de conditions à l’indépendance du Québec, qu’il est particulièrement indécent de faire du chantage quant à son appui à la liberté, moyennant l’imposition d’un contenu précis à cette dernière. Dans mon premier livre, Le Souverainisme de province, je dénonçais la transformation du conflit Québec-Canada en affaire de valeurs (p. 137), qui a longtemps été au centre de l’argumentaire du Bloc québécois sous Stephen Harper. Le Québec indépendant sera une démocratie, et il lui arrivera donc fréquemment de changer de direction. Il en aura, à tout le moins, la possibilité. La souveraineté renvoie avant tout à la capacité de prendre ses propres décisions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, et d’en être le seul responsable. Je confesse même que je serais en faveur de l’indépendance du Québec même si elle était proposée par Philippe Couillard ou Justin Trudeau.



L’indépendance n’est justement pas un concept abstrait. Dans Le Souverainisme de province,[6] je proposais une critique du référendisme et de ses effets. Ce dernier me semble avoir transformé la souveraineté en unique Grand Soir, en question de date sur un calendrier, d’humeur populaire, de momentum. Il y aurait un avant et un après ; nous passerions ipso facto du statut de province à celui de pays, juste parce que les souverainistes auraient remporté une consultation populaire et qu’Ottawa accepterait en toute bonne foi de reconnaître le résultat.



On en a oublié que l’État indépendant se construit dans les faits, par des politiques, qu’elle doit être une réalité. Falardeau, qui dénonçait le fait qu’on puisse imposer des conditions à une indépendance bénéfique en soi, citait fréquemment la nationalisation des ressources hydroélectriques de 1962 et la Charte de la langue française de 1977 comme des exemples de politiques de reconquête et de décolonisation.



Faut-il y voir une manière de mettre un contenu idéologique? Faut-il se dire qu’on aura alors respecté davantage les gens de tous les horizons de pensée? Ou au contraire ces politiques relèvent-elles du gros sens, de ce qui devait être fait?



Pendant longtemps, le mouvement nationaliste a cherché à penser une politique d’ensemble, transcendant l’ensemble des enjeux sociaux. Ce fut le cas des penseurs de L’Action française, autour de Lionel Groulx, qui en 1922 se mirent à réfléchir sur les différentes manières de bâtir la nation canadienne-française, qui serait appelée un jour à être indépendante. Il était alors consensuel - même pour ceux qu’on peut classer «à droite[7]» - que, pour y arriver, il fallait trouver des manières de casser le pouvoir des trusts, du syndicat financier et des patrons qui faisaient main-basse sur le Québec[8].



Comme on le sait, la Révolution tranquille a été le fer de lance de l’idée d’indépendance. On peut supposer aisément que le bouillonnement social et national a su donner un élan de confiance aux Québécois pour qu’ils veuillent en faire encore plus et se prendre complètement en main. Autrement dit, que l’appétit vient en mangeant.



Mais on ne saurait résumer uniquement les effets de la Révolution tranquille sur l’indépendantisme au seul chapitre de l’opinion publique. Un État se construisait, et se dotait d’institutions financières robustes comme la Caisse de dépôt et placement et Hydro-Québec. Pour un État aspirant à être indépendant, ce sont là des outils stratégiques à l’importance névralgique. Jacques Parizeau l’avait compris en 1995 quand il avait concocté son Plan O, qui prévoyait de mobiliser activement ces institutions pour conserver la stabilité économique du Québec advenant une victoire du Oui au référendum. Faut-il penser ici que Jacques Parizeau campait l’indépendance dans le socialisme? Poser la question, c’est y répondre.



Il aurait été tout simplement impossible d’imaginer le Québec d’avant la Révolution tranquille faire son indépendance, tout simplement parce qu’il ne disposait pas d’un État digne de ce nom, en dépit de quelques avancées notables comme l’impôt provincial sur le revenu. Un État indépendant alors sous-développé, où la santé et l’éducation étaient sous le contrôle du clergé et où les ressources naturelles représentaient un véritable bar ouvert pour les compagnies américaines, à peine au nord des États-Unis du New Deal, aurait été inenvisageable. En 1980, le Québec a vécu le chantage économique des «pensions de vieillesse» et des fuites de sièges sociaux ; imaginez l’ampleur de ce chantage si le Québec avait été, comme avant 1960, presque complètement dénué de capacité d’intervention…



Il m’apparait ainsi impératif de réfléchir à un nouveau nationalisme économique adapté au contexte de 2018. C’est le sens de ma démarche.



 



Maintenant, en 2018



Éric Bédard écrit que «le Québec d’aujourd’hui n’est plus celui des années 1960». Je lui donne parfaitement raison, et ce constat est central dans L’État succursale et dans Despotisme sans frontières. En fait, c’est le monde qui,  aujourd’hui, n’est plus celui qu’il était. La souveraineté politique ne se pense plus dans les mêmes termes qu’au XXe siècle.



La souveraineté est étroitement enfermée par des traités, de véritables pavés réglementaires de milliers de pages dictant une politique permanente aux États signataires jusque dans ses moindres détails. Ceux-ci imposent la conduite à suivre dans des domaines extrêmement variés, comme la libre circulation des services, les marchés publics, la propriété intellectuelle, l’agriculture, les normes du travail, et même des questions aussi précises que la liberté d’expression sur le web et le prix des médicaments.



Ces traités comportent aussi des clauses dites de «protection des investisseurs étrangers», qui menacent d’autant plus la souveraineté politique qu’elles permettent aux grandes entreprises de renverser les choix démocratiques des États. Est-ce à dire que toute mesure visant à défendre l’environnement, la santé publique ou le bien commun peut être dans la mire des grandes entreprises? Ces clauses ont permis en 1998 à S.D. Myers inc. de déposer une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques toxiques, employés dans l’équipement électrique ; à Cargill d’obtenir 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses, responsables d’une importante épidémie d’obésité au pays ; à Dow AgroSciences de déposer une plainte en 2008 suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées ;  à Tampa Electric d’obtenir 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques ; au groupe Veolia de poursuivre l’Égypte à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum ; à Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.



Selon un rapport de la CNUCED datant de 2013, les États ont gagné leur cause, dans le cadre de ce type de poursuite, dans 42 pour cent des cas, contre 31 pour cent pour les entreprises. Les différends restants ont été l’objet d’un règlement à l’amiable entre les deux parties.  Les poursuivants ont ainsi pu faire reculer la volonté politique des États, partiellement ou en totalité, dans 58 pour cent des cas. Cette donnée quantitative néglige cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques de par la crainte de se retrouver devant les tribunaux. Ainsi, en 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits de tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie.  Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre.  Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Faisant également écho à cette affaire, les cigarettiers ont menacé la France de réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie.  Un climat d’autocensure règne, et la démocratie étouffe.



La rapidité inusitée de la circulation des capitaux et des marchandises crée elle-aussi de nouveaux dangers pour la souveraineté. Comment peut-on penser une politique à moyen terme si les flux économiques échappent désormais entièrement aux pouvoirs publics en cette époque de mobilité totale? Les transactions financières elles-mêmes sont désormais réalisées par les algorithmes sous prétexte qu’aucun être humain ne serait capable de les opérer à la même vitesse.



On pourrait aussi mentionner le poids des instances mondiales et des entreprises privées, dont plusieurs ont davantage de budget et d’employés que de nombreux États sur la planète, comme on pourrait penser à la puissance des banques en ce dixième anniversaire de la crise de 2008. On parle d’ailleurs de plus en plus de «relations transnationales» plutôt que de «relations internationales». Tous ces éléments pointent vers le fait que l’équilibre entre le politique et l’économique a été brisé. Les exigences du premier envers le second, visant à imposer un stade à ne dépasser dans le droit à faire du profit, sont criminalisées depuis l’essor de la mondialisation.



De son côté, l’État est passé du politique au technique, du pourquoi au comment. On n’élit plus des politiciens en fonction de leurs grandes orientations, mais de leur capacité à administrer, à appliquer la formule unique.



Le but de ma démonstration n’est pas de prôner une politique de gauche, mais plutôt la possibilité de tenir des débats entre la gauche et la droite, même si je n’apprécie guère ces étiquettes d’une autre époque. On peut bien entendu discuter de la pertinence de telle ou telle intervention, ou de tel ou tel programme social, mais il faut que le pouvoir discrétionnaire reste au rendez-vous, et celui-ci est incompatible avec le modèle d’un État aux poings et pieds liés, condamné à une seule fonction, celle d’attirer le capital. Autrement dit, je souhaite que nous puissions rendre la politique à nouveau possible.



Et ça, ce n’est pas du socialisme, mais plutôt une défense sans concession de la démocratie.



 



Sur les solutions à apporter



Après avoir salué la qualité pédagogique de mes livres et de celui d’Éric Martin, Éric Bédard nous adresse le reproche suivant :



Au final, cependant, le «socialisme» à peine esquissé par Savard-Tremblay et Martin reste évanescent. Ils m’ont rappelé les effrayants constats d’un Michel Freitag sur notre époque ou les discours emportés d’un Gilles Gagné lors de colloques confidentiels. Bien que convaincants, ces intellectuels de haut de vol s’en tenaient aux constats. Lorsque je tentais une question plus concrète sur ce que serait un modèle alternatif, on me regardait comme un extraterrestre ! La «vraie» politique – avec ses partis, ses programmes, ses politiques publiques, les humeurs changeantes d’un électorat capricieux – les intéressait assez peu.



Pourquoi reprocher à des auteurs de se contenter de raconter et d’interpréter les faits? Une démarche de pure démonstration et d’analyse est pourtant, en soi, légitime. Venant d’un historien, cette récrimination a de quoi surprendre. Elle est, de surcroît, injuste.



Je consacre, dans Despotisme sans frontières, pas moins de 17 pages à proposer certaines pistes pour constituer un modèle alternatif. Au niveau mondial, j’avance plusieurs idées, dont le recours accru au référendum pour faire entériner par la population les traités de libre-échange (p. 120), la fin des clauses de protection des investisseurs étrangers (ibid.), l’établissement d’un droit pour les citoyens de porter plainte contre les multinationales (ibid.), un modèle institutionnel où État, entreprises, syndicats, consommateurs puissent se réunir pour fixer la politique économique à adopter (p. 126-127), la taxation des transactions financières (p. 128), l’interdiction de certains produits financiers néfastes (ibid.), l’imposition de droits de douane sur les marchandises nuisibles pour l’environnement et à fort coût social (p. 130), l’exclusion de la culture, de l’agriculture et des services publics de tout traité commercial (p. 130-131), et la multiplication de traités non-commerciaux (p. 131). Pour ce qui est du Québec, bien que ce ne soit pas l’objet de mon livre, je propose la réorientation de la Caisse de dépôt et placement en abolissant l’obsession du rendement maximal inscrit dans sa mission depuis le gouvernement Charest (p. 121). Je cite également en exemple la nationalisation partielle de Bombardier (ibid.), qui aurait eu de biens meilleurs effets que l’entente conclue par le gouvernement Couillard. Je lance aussi l’idée d’une loi comme le Buy American Act (p. 122). Pour appuyer mon point de vue sur la nécessité de l’autosuffisance économique, je défends un emploi maximal à domicile du bois d’œuvre (p. 123-124), ce qui nous offrirait un matériau plus écologique, moins de transport, et réduirait les risques de crise des droits de douane punitifs imposés par les États-Unis.



Toujours dans Despotisme, je lance aussi plusieurs idées en vrac, moins détaillées dans leur réalisation que les propositions précédentes, car je n’aspire pas non plus à offrir un programme politique. Je traite notamment de la nécessité de repenser un État ayant une fonction stratégique (p. 126-127), de soutenir certaines expériences alternatives comme les coopératives et les écovillages (p. 126), et de développer les circuits courts et le rapprochement entre les lieux de production, de transformation et de consommation (p. 122). Je cite aussi, à plusieurs reprises dans l’ouvrage, la charte de La Havane[9]  comme un modèle. Celle-ci, loin d’être utopique, est passée si près de devenir une réalité qu’elle avait été ratifiée par l’ensemble des pays consultés en 1948, jusqu’à ce que le congrès américain refuse de l’entériner et qu’on opte plutôt pour le commerce agressif. Je mentionne ainsi, à plusieurs reprises, que ce texte pourrait très bien faire office de cadre commun, aujourd’hui.



Dans L’État succursale, je propose une réforme légale de la composition des CA des entreprises pour faire une grande place, statutairement, aux salariés (p. 147). Concernant le cas d’Uber, j’avance qu’il faudrait exiger que l’entreprise transmette automatiquement à l’État l’ensemble des transactions opérées (entre la compagnie, les consommateurs et les prestataires sur appel), et que nous devons penser une manière de reconnaître les travailleurs autonomes comme catégorie socio-professionnelle (p. 154). Je prône également la réorientation d’Hydro-Québec (p. 122). Il va de soi, enfin, que ma dénonciation de plusieurs réorientations (administration publique, sociétés d’État, Hydro-Québec, Caisse de dépôt, etc.) sous-entend parfois qu’il ne suffit que de faire un pas en arrière pour corriger la situation.



Bien que cet essai ne soit pas couvert par la recension de Bédard, je m’autorise, pour boucler la boucle, à rappeler aussi les «politiques concrètes» (p. 220) auxquelles je réfléchissais dans Le Souverainisme de province. Je mettais alors sur la table l’adoption d’une constitution québécoise, l’établissement d’une nouvelle Charte de la langue française, la création d’un régime québécois d’assurance-emploi, l’intégration du Ministère des relations intergouvernementales au sein du Ministère des affaires internationales, la mise en place d’un rapport d’impôt unique, d’un Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Québec, etc. Je mentionnais également l’exemple de la Colombie-Britannique, qui avait bloqué les oléoducs du Northern Gateway en imposant cinq conditions préalables à sa réalisation. (p. 222)



Absence de modèle alternatif, vraiment?



 



Sur la consommation



Laissons encore une fois la parole à Éric Bédard : «Ni Martin, ni Savard-Tremblay ne s’interrogent sur ce qui serait à la source de cette frénésie de consommation, aucun ne tente de comprendre les origines de ce désir d’acheter qui permet au régime libéral de se perpétuer sans difficulté.»



Je consacre, en fait, deux pages à un des rouages les plus importants du système consumériste : l’obsolescence programmée. L’obsolescence programmée demande aux ingénieurs de faire du sabotage. Pire encore, on sait que des technologies durables, à performances égales ou supérieures, ont été refusées par les fabricants. Le cycle est limpide : les produits prétendument essentiels sont à acheter, à jeter et à racheter. La consommation est en grande partie une stratégie sciemment planifiée.



Mais il est vrai qu’on pourrait creuser encore plus la question. En 1930, Keynes prédisait que le monde se transformerait en «société de l’abondance» où les besoins de chacun seraient faciles à combler.[10] D’une certaine manière, il anticipait les embûches présentes sur un tel chemin en distinguant les besoins «absolus» des «besoins relatifs»,  ces derniers étant ceux que nous éprouvons «pour l’unique raison que leur satisfaction nous élève au-dessus de nos semblables, nous donne un sentiment de supériorité sur eux[11]». Mais Keynes a négligé un facteur déterminant, soit que les compagnies bâtissent en permanence les besoins pour maintenir en vie le cycle éternel de la consommation.



John Kenneth Galbraith l’avait perçu dès 1958, l’entreprise est certes très performante pour produire des biens, mais ceux-ci sont très souvent inutiles.[12] Pire encore, les soi-disant préférences du consommateur sont souvent elles-mêmes préconstruites par les compagnies. Les économistes libéraux qui ne font que jurer par la palette de choix offerts par le «marché» à un consommateur prétendument libre oublient que le marketing a été créé pour commander le désir de consommer.



La télévision a été indispensable à une telle entreprise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, à la vue des gens qui dorment devant les Apple Stores à New York dans le but de se procurer le nouveau iPhone,[13] on peut difficilement douter de l’existence d’une industrie de la construction sociale du besoin.



 



En guise de conclusion



Je partage un constat présenté dans la recension d’Éric Bédard, celui à l’effet que nous sommes actuellement dans une impasse. L’intervention publique n’a plus le lustre de jadis, et est de plus en plus difficile à justifier. Il s’agit même d’une spirale sans fin : le public se comporte comme le privé, puis échoue, et les gens se tournent vers le «vrai privé». Un politicien arrive et promet de couper des milliers de fonctionnaires, débouchant sur encore moins de services, menant à encore plus de cynisme, et à se tourner encore davantage vers le privé…



Il n’est pas facile de ramer à contre-courant, et, car il faut bien le dire, de combattre un système de domination hégémonique. Mais, et l’historien Éric Bédard en sait quelque chose, le travail intellectuel finit un jour par porter fruit.



Il me faut ici, en guise de conclusion, traiter du courant intellectuel auquel on associe généralement Éric Bédard, le nationalisme conservateur. Celui-ci s’est régulièrement fait entendre sur la souveraineté, l’histoire, la culture, la langue et la laïcité, mais presque jamais sur l’économie politique. Il s’agit pourtant de l’éléphant dans la pièce, d’une donnée éminemment structurante pour le genre humain.



Un nationaliste conservateur, me semble-t-il, ne peut que s’opposer à ce qu’on perçoive l’individu comme un simple homo economicus, et pas comme le membre d’une société.



Un nationaliste conservateur ne peut que condamner un système qui détruit les structures sociales et les institutions. Christopher Lasch notait en 1991 que la défense rhétorique par la droite américaine de la famille et du quartier était inconciliable avec leur doctrine de la concurrence totale, et que le quartier, comme lieu d’enracinement, avait été défiguré par les centres commerciaux et les hypermarchés. Une société dominée par l’économie de marché, nous disait Lasch, n’a plus de place pour les valeurs familiales.[14] Alors, comment peut-on, du même souffle, exalter le drapeau tout en prônant des politiques qui détruisent le lien social?



Un nationaliste conservateur ne peut logiquement pas, non plus, approuver qu’on ait complètement désorienté l’école pour lui retirer la mission de transmettre un monde commun, pour plutôt lui imposer celle de former une main d’œuvre qualifiée pour attirer les entreprises étrangères. Que souhaite le nationalisme conservateur pour les jeunes? Qu’ils soient des citoyens, héritiers de l’Histoire, ou de simples petits soldats de la concurrence mondialisée?



Un nationaliste conservateur – et, a fortiori, un souverainiste – ne peut non plus soutenir que le pouvoir des collectivités soit à ce point dépecé par des corporations dont les motivations ne vont nullement dans le sens de la morale traditionnelle.



Je ne vois donc pas comment un nationaliste cohérent comme Éric Bédard peut rechigner à s’emparer immédiatement des thèses que j’avance modestement.



Je les lui offre volontiers!






[1] Simon-Pierre Savard-Tremblay, L’État succursale. La démission politique du Québec, Montréal, VLB Éditeur, 2016.


Simon-Pierre Savard-Tremblay, Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange, Montréal, VLB Éditeur, 2018.


[2] Éric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, Écosociété, 2017.


[3] Steve Fortin (dir.), Démantèlement tranquille. Le Québec à la croisée des chemins, Montréal, Québec Amérique, 2018.


IRIS, Détournement d’État. Bilan de quinze ans de gouvernement libéral, Montréal, Lux Éditeur, 2018.


[4] Jonathan Durand-Folco, Éric Martin et Simon-Pierre Savard-Tremblay, «Manifeste québécois pour la démondialisation», Le Devoir, 3 mai 2018.


[5] Mathieu Bock-Côté, «Le nouveau régime libre-échangiste», Le Journal de Montréal, 26 avril 2018.


[6] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le Souverainisme de province, Montréal, Boréal, 2014.


[7] Xavier Gélinas, La droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.


[8] Gagné, Gilles, L’antilibéralisme au Québec au XXe siècle, Éditions Nota bene, 2003.


[9] De novembre 1947 à mars 1948, la conférence de La Havane a mené à l’adoption d’une charte dont le but, très clair, était une concertation mondiale en matière d’emploi, d’amélioration du niveau de vie, de développement industriel et économique, et de normes du travail équitables. La libéralisation du commerce et la réduction des droits de douane y sont souhaitées uniquement dans les cas où elles appuient les orientations en matière de développement. Dans le cas où le libre-échange en venait à se faire au détriment de ces objectifs, il faudrait le suspendre. Les mesures protectionnistes et les subventions publiques y étaient aussi admises pour favoriser certaines industries. Le protectionnisme quand c’est nécessaire, le libre-échange quand c’est davantage utile : le gros bon sens. On mentionnait aussi certaines conditions dans lesquelles les pays pourraient maintenir ou renforcer des restrictions sur les importations. Chaque État avait, de surcroît, le droit de déterminer les conditions de son acceptation des investissements étrangers. Autrement dit, ce texte de 180 pages prônait un modèle où le commerce se faisait par et pour l’être humain et jamais contre lui, et insistait aussi sur le maintien du pouvoir démocratique à travers les États nationaux. Alors que le débat sur le libre-échange semble relancé à l’échelle mondiale, il semble bien peu utile de tenter de réinventer la roue: pourquoi ne pas retourner à ce texte fondateur ?


[10] John Maynard Keynes, Lettre à nos petits enfants, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017. [1930]


[11] Ibid., p. 41


[12] John Kenneth Galbraith, L’Ère de l’opulence, Paris, Calmann-Levy, 1970. [1958]


[13] «Mais qui sont ces gens qui dorment devant les Apple stores new-yorkais?», inrockstv, 23 septembre 2013.


[14] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Flammarion, 2006. [1991] p. 638-639.



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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).