Avant toute conquête, il y a toujours la guerre !

La guerre : acte de justice ou acte criminel ?

Ce qu’en dit le droit

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Chronique de Me Néron

La conquête du Canada – évènement tragique qui n’a cessé de bousculer les aléas de notre destin collectif – ne nous a jamais été présentée à la lumière du droit international coutumier, c’est-à-dire le droit qui prévalait à l’époque et qui n’a jamais été formellement abrogé depuis. Cette ignorance nous a toujours été gravement préjudiciable, et elle l’est encore aujourd’hui. En ce cas, ne serait-il pas temps de s’y mettre un tout petit peu ? C’est ce que nous allons entreprendre ci-dessous, ainsi que dans quelques autres articles à venir.


En apprendre davantage sur la légalité du sujet apporte bien plus que la simple satisfaction d’une curiosité intellectuelle. En apprendre davantage, c’est nous permettre de mieux saisir la dynamique de notre passé colonial et la complexité de l’écheveau constitutionnel dans lequel nous sommes enlisés depuis si longtemps. En apprendre davantage, c’est commencer à réaliser à quel point nous avons été arbitrairement soumis au seul droit national du conquérant, alors que le droit international continuait à s’appliquer et à garantir nos libertés civiques et politiques en tant que peuple conquis. En apprendre davantage, c’est commencer à comprendre l’illégalité du régime de la force qui nous a été imposé, régime qui s’est graduellement transformé en régime de la soumission et de la démission, et duquel nous ne voyons plus d’issue aujourd’hui, alors que le droit international coutumier continuait à clamer que les libertés civiques et politiques des peuples conquis sont sacrées, inaliénables et imprescriptibles.


Existe-il un droit de conquête ?


La toute première démarche à entreprendre à ce sujet est de chercher à comprendre ce qu’est la notion même de droit de conquête. Existe-il réellement des situations juridiques contraignantes que le droit international qualifie de « droit de conquête » ? En tant que fait de puissance, la conquête d’un pays produit-elle des effets de droit en faveur de la partie victorieuse ? Le conquérant est-il véritablement un supérieur auquel le conquis est tenu d’obéir ? Il y a là des questions de la plus haute importance qui, à partir du Moyen ge, ont été approfondies par la doctrine scolastique, et ensuite par le droit international coutumier, afin de saisir le phénomène de conquête à partir de l’idée de justice dans la conduite de la guerre.


Une juste guerre d’abord !


Il s’agit tout d’abord de se demander s’il existe des situations où la violence inhérente à la guerre peut être juste. L’un des premiers auteurs de l’ère chrétienne à avoir traité de la question est saint Augustin. À la base de son raisonnement, il commence par rappeler que « le but de la guerre est la paix et la sécurité ». À partir de cette proposition, il ne cherche nullement à remettre en cause le droit d’un prince de faire la guerre pour des raisons de justice. En ce sens, il ajoute que « tout prince qui mène une juste guerre devient de plein droit le juge de ses ennemis, et acquiert le droit de les punir en proportion de l’injustice commise ». Un prince peut donc recourir à la guerre lorsqu’il s’agit de châtier une injustice. Dans certaines situations, un prince peut même être trouvé fautif du fait d’avoir omis de faire la guerre alors qu’il fallait rétablir la paix et la sécurité.


Liant la guerre à la commission préalable d’une injustice, saint Augustin ajoute : « Il va de soi qu’il n’est pas de juste guerre qui n’ait été précédée d’une injustice. » Et qu’est-ce qu’une injustice selon lui ? Une « injustice est un péché », c’est-à-dire une faute grave qui mérite d’être sévèrement punie. Il développe ainsi la base d’une théorie à l’effet que, sous certaines conditions, le recours à la guerre par une autorité compétente peut être à la fois juste et nécessaire. Il jette ainsi les points de repère à la construction d’une doctrine du droit de guerre, d’une morale universelle dont les principes serviront plus tard à poser les fondements du droit international coutumier.


Puis vient saint Thomas d’Aquin, maître des maîtres, génie lumineux et universel. Il va reprendre à sa façon et réduire en principes la doctrine exposée par saint Augustin, et bien d’autres Pères de l’Église. Il va débuter son raisonnement en se demandant « si faire la guerre est toujours un péché ». En conséquence, après avoir examiné avec soin la totalité des arguments pour et contre, il va conclure que « faire la guerre n’est pas nécessairement illicite ».


Donc la guerre est licite dans certaines conditions, puisque « son but est le maintien de la paix et la répression des méchants ». Tout comme saint Augustin, et le rapportant dans ses propres termes, saint Thomas déclare « qu’il n’est pas de juste guerre qui n’ait été précédée d’une injustice ». La guerre est donc considérée comme un moyen de vengeance légitime à la disposition des princes pour « rétablir la paix et la sécurité ». Elle consiste en l’usage « d’une violence juste pour repousser une violence injuste ». Bref, pour revenir à la question de savoir si faire la guerre est toujours un péché, il en reconnaît la légitimité pour la répression des péchés. D’innombrables auteurs de la scolastique chrétienne vont d’ailleurs reprendre cette affirmation, ajoutée à celle de saint Augustin, que « le but de la guerre est la paix et la sécurité ».


La naissance du droit international


Au XVIe s., les premiers auteurs de droit international coutumier vont extraire de la scolastique chrétienne des principes de droit pour les appliquer à des enjeux nouveaux de leur temps, soit l’expansion coloniale et la subjugation des peuples du Nouveau Monde. Ils vont les rassembler et les ordonner dans des ouvrages de droit qui, désormais, vont bénéficier d’une toute nouvelle technologie, l’imprimerie.


Ce n’est donc pas par hasard que les premiers ouvrages de droit international coutumier apparaissent au XVIe siècle. La scolastique chrétienne s’était restreinte jusque-là à répondre à des questions d’ordre moral et spirituel. Mais l’ancien monde venait d’en découvrir un nouveau où tout était différent. Des abus et des rapports de force se créaient, et bien des cas de conscience en ressortaient. Il fallait plus que jamais des règles claires, certaines et contraignantes pour réguler les rapports entre des peuples qui appartenaient à des civilisations fort inégales en matière de connaissances techniques et d’arts mécaniques. Il fallait se donner des codes pour réguler des situations où se posaient avec acuité des questions d’expansion et de domination. Les questions se multipliaient et se faisaient pressantes, mais les réponses, elles, tardaient à venir. À l’Université de Salamanque, un docteur en théologie et en droit, du nom de Francisco de Vitoria, va être le premier à entreprendre une étude systématique des règles applicables aux rapports coloniaux. Des étudiants vont prendre des notes et répandre son enseignement en les éditant. Vitoria n’écrivait rien lui-même parce qu’il était handicapé par une arthrose sévère.


En plus des questions d’expansion et de domination, Vitoria va développer une doctrine du droit de guerre. Il ne s’agit plus de règles de morale comme dans la scolastique, mais de règles de droit. Elles sont claires, certaines et contraignantes. Elles trouvent leur fondement dans le droit naturel et le consentement virtuel du monde entier. On assiste ainsi à la naissance d’un droit international coutumier régulant les rapports de droit entre les États, mais aussi entre les Européens et les peuples asservis du Nouveau Monde.


Concernant tout particulièrement le droit de guerre, Vitoria pose comme condition première de sa légalité l’existence d’une « juste cause ». Cette proposition est tirée directement de la doctrine scolastique. À titre d’illustration, il affirme très clairement que « la différence de religion, la volonté d’agrandir son empire, la recherche de la gloire ou l’envie de s’enrichir ne constituent jamais de justes causes de guerre ». – « Le seul et unique motif qui puisse justifier un recours à la guerre est la perpétration d’une grave injustice. » – « Il ne peut être question de vengeance lorsqu’il n’y a eu ni faute ni injustice. » – « Telle est l’opinion des savants. » – « Et je ne connais aucun savant qui soutienne une thèse différente. »


En ce qui concerne tout particulièrement les guerres de conquête, son verdict est direct et sans appel : « L’extension d’un empire n’est pas davantage une juste cause de guerre. C’est trop évident pour être prouvé. » – « Une telle hypothèse conduirait à une terrible contradiction : chaque partie alléguant la justice de sa cause, les combattants seraient innocents de part et d’autre. » En ce cas, la prétention de légalité de l’offensive, d’une part, et celle de légitime défense, de l’autre, se retrouveraient sur un pied d’égalité. De plus, ce qui est vrai dans les rapports entre individus l’est tout autant pour ceux entre les États : il est donc essentiel de distinguer une conduite légale, conforme à la loi, de celle qui ne l’est pas et qui, elle, constitue un acte criminel. Sinon, la volonté de puissance des ambitieux risquerait de dérégler l’ordre du monde. « Ce serait la fin de la civilisation. »


Au cours du premier tiers du XVIe siècle, Vitoria, en passant de la morale scolastique à la règle de droit, a jeté les fondements du droit international coutumier. Au siècle suivant, de nombreux auteurs vont poursuivre sur ses traces. Le plus prolifique d’entre’eux, le Hollandais Hugo de Groot, va publier en 1625 un ouvrage exceptionnel intitulé « La guerre et la paix ». Il deviendra un classique en son genre.


Ainsi, bien avant la guerre de Sept Ans, le droit international coutumier distinguait clairement les « justes causes » de guerre des offensives criminelles des États, c’est-à-dire des conduites coupables assimilables à des actes de piraterie. Dans notre prochain article – à paraître sous le titre de La gloire de l’Empire ! – nous analyserons les motifs de « juste cause et de juste guerre » d’une Angleterre partie à la conquête du Canada. À la lumière des faits et du droit, nous aborderons de front l’inexorable question : « Le conquérant est-il un supérieur auquel le conquis est tenu d’obéir ? »



Christian Néron


Membre du Barreau du Québec, 


Constitutionnaliste,


Historien du droit et des institutions.




Références :



  • Robert Hubert Willem Regout, La doctrine de la guerre juste de saint Augustin à nos jours, Paris, éditions A. Pedone, librairie de la Cour d’appel et de l’ordre des avocats, 1935.

  • Association internationale Vitoria-Suarez, Vitoria et Suarez, contributions des théologiens au droit international moderne, Paris, éditions A. Pedone, librairie de la Cour d’appel et de l’ordre des avocats, 1939.



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