Le laboratoire d'idées Destin Commun a récemment publié une étude intitulée "La France en quête", avec l'institut Kantar, qui part du constat que "la France n’a jamais semblé aussi divisée qu’aujourd’hui". Le think tank entend mettre le doit sur les fractures du pays, en associant idéologie et psychologie de la population. Tout au long de l'année 2019, Destin Commun a donc mené son étude sur près de 6.000 personnes via un questionnaire auto-administré sur Internet. Quelques mois plus tard, cette dernière propose une classification novatrice de la société, envisageant "six familles de Français", elles-mêmes regroupées dans trois France différentes. Avec, en dépit de ces fractures, un constat optimiste que le think tank revendique, selon lequel il existe aujourd'hui "des points de convergence et un désir d'avancer ensemble" au sein de la société française. Nous avons interrogé Mathieu Lefèvre, fondateur de Destin Commun, et Anaiz Parfait, directrice des initiatives du groupe.
Marianne : Votre étude postule six catégories de Français : les "Stabilisateurs" (19%), les "Libéraux optimistes" (11%), les "Attentistes" (16%), les "Laissés pour compte" (22%), les "Militants désabusés" (12%) et les "Identitaires" (20%). Comment êtes-vous arrivés à cette classification?
Mathieu Lefèvre : L’originalité de l’enquête tient dans la méthodologie que nous avons utilisée. Plutôt que de décrire des catégories socio-démographiques classiques par âge, niveau de diplôme, lieu de vie, de revenus ou par leur auto-positionnement politique, nous nous sommes intéressés à ce qui se passe dans la tête des Français.
Nous avons utilisé des outils issus de la recherche en psychologie pour comprendre la manière dont les gens voient le monde à partir de leur système de valeurs. Pour distinguer nos six familles de Français, nous leur avons posé des questions sur leur identité de groupe, leur mode de parentalité, leur degré d’engagement et de contact local ou social, leurs perceptions de la menace, par exemple. Cette approche offre un regard complémentaire aux enquêtes traditionnelles.
En quoi votre analyse se distingue-t-elle de celle de Jérôme Fourquet dans L'Archipel français ?
Anaiz Parfait : Ce rapport est d’abord une contribution au débat, il vient compléter les nombreux travaux qui portent sur d’autres facteurs importants : inégalités, mobilité, crise de la démocratie représentative… Notre approche est différente parce que nos objectifs sont différents : nous voulons construire des ponts pour relier les archipels. Jérôme Fourquet parle avec beaucoup de justesse du processus de fragmentation de la société. Notre rapport a une vocation stratégique pour Destin Commun. C’est une proposition pour tous ceux, qui, comme nous, travaillent à l’émergence d’une France plus unie. Partant d’un constat que le pays se sent divisé, nous essayons de donner des outils pour refaire du commun. Nos méthodologies sont également différentes. Nous cherchons à décrire les Français non pas en fonction de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils ont été, mais en fonction de ce qu’ils croient.
Chaque famille peut-être être apparentée à un bloc électoral ? Si oui, lequel ?
Anaiz Parfait : Des électorats dominent bien sûr chaque famille de Français. On peut par exemple dire des Militants désabusés qu’ils sont de gauche pour une écrasante majorité d’entre eux. Mais notre approche est différente : elle s’attache à montrer les systèmes de valeurs des Français. Leurs convictions politiques sont une part de leurs valeurs. Mais elles n’épuisent pas toutes leurs valeurs et c’est souvent un outil trop réducteur pour comprendre la France aujourd’hui tant les soutiens politiques sont souvent volatiles.
Peut-on dire que les "Laissés pour compte" correspondent aux gilets jaunes ?
Mathieu Lefèvre : Nos catégories ne sont pas faites en réaction à l’actualité ou selon leur proximité avec une famille politique ou un mouvement, mais les Laissés pour compte sont sans doute les plus proches du mouvement des gilets jaunes. Chez eux, il y a une colère profondément ancrée contre le système : seuls 19% pensent que la démocratie fonctionne bien. C’est aussi la famille qui éprouve le plus d’hostilité envers les élites, dans un pays qui s’en défie déjà massivement. La France à laquelle aspirent les Laissés pour compte est une France où l’on se sent en sécurité, où il y a moins d’inégalités et où on se sent respecté et écouté – un ordre juste, en quelque sorte.
Huit Français sur dix considèrent que les politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux
Il nous semble surtout que c’est le rapport des Laissés pour compte à la prise de parole qui éclaire ce qu’a été le mouvement des gilets jaunes. Cette famille de Français est celle que l’on n’entend jamais. Les Laissés pour compte ne s’intéressent pas au jeu politique – leurs convictions ne sont d’ailleurs pas très importantes dans leur identité. Ils évitent le débat. Ils ont même tendance à s’autocensurer. Mais tout le monde parle en leur nom. Le mouvement des gilets jaunes était aussi une volonté de retrouver la parole, de la prendre soi-même, de faire entendre sa vision du monde.
Plus globalement, le mouvement des gilets jaunes comme les grèves sur les retraites montrent que la machine du dialogue dans ce pays est grippée. Huit Français sur dix considèrent que les politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux. On l’a d’ailleurs beaucoup entendu dans les groupes de discussion – et pas seulement chez les Laissés pour compte : une partie de la société prend de la distance vis-à-vis de leurs politiques parce qu’elle se sent mise à distance, invisibilisée en quelque sorte.
Quel avenir pour le clivage droite-gauche dans cette France-là ? Le conflit entre "Militants désabusés" et "Identitaires" ne le maintient-il pas en vie ? Et représente-il ce que pensent les Français ?
Mathieu Lefèvre : L’axe gauche-droite est loin d’être mort. Il est toujours structurant, en particulier pour les plus engagés. Vous avez raison de dire qu’il se retrouve, pour partie, dans l’opposition entre Militants désabusés et Identitaires. Mais ce qui est moins visible – et ce que nous avons voulu rendre visible – c’est un autre clivage, qui se joue entre ceux qui se sentent bien intégré au modèle de société d’aujourd’hui, parce qu’ils croient au compromis, qu’ils ont confiance dans les institutions, qu’ils se sentent reconnus à leur juste valeur ou qu’ils pensent que le système de protection sociale est juste et équitable, et ceux qui, au contraire, ne s’y retrouvent pas. Ceux que nous avons appelé les Oubliés s’en écartent en choisissant une position de repli et d’indifférence – comme les Attentistes – ou au contraire en manifestant leur colère – comme les Laissés pour compte. Leurs appartenances et leurs engagements sont globalement faibles. Ce qui les rend d’autant plus vulnérables à un discours qui construirait un « nous » contre un « eux » et c’est un point d’alerte qui ressort de La France En Quête.
En définitive, est-il vraiment possible de "créer du commun", lorsque seuls 30% des Français sont inclus et positifs ("La France tranquille") ? Croyez-vous à un retour de la lutte des classes ?
Anaiz Parfait : Les divisions sont profondes, les visions du monde divergentes, mais je ne crois pas que nous assistions au retour de la lutte des classes. Pour qu’il y ait lutte des classes, il faut qu’il y ait une conscience de classe, le sentiment de partager des valeurs communes, et des structures pour organiser les rapports de forces. La conscience d’être déclassé – ou d’avoir peur de l’être – est bien réelle mais ne fait pas une conscience de classe.
L’aspiration au commun nous semble beaucoup plus forte, et plus porteuse d’avenir. Il faut prendre au sérieux l’aspiration des Français à l’unité. La plupart du temps, on ne s’y attarde pas, parce qu’on a le sentiment que les Français parlent de ce qui les unit comme d’un paradis perdu : on regrette de ne pas avoir été plus soudés au moment de la Coupe du monde ou quand Notre-Dame a brûlé.
Mais quand 83% des Français disent qu’il faut se serrer les coudes et faire face aux problèmes ensemble, ce n’est plus seulement un regret : c’est une attente pour l’avenir. Nous savons que nous ne pourrons pas faire face au changement climatique, aux transformations du marché du travail, aux nouvelles tensions géopolitiques seuls.
Cela ne veut pas dire qu’il faut taire ses désaccords ou rechercher une forme de consensus mou : une société qui ne met pas ses désaccords sur la table n’est pas une démocratie. Mais cela veut dire qu’il faut pouvoir les exprimer et les résoudre, ce qui suppose d’avoir le sentiment de faire partie d’une même communauté de destin. Tout cela ne se fera pas en un jour. Il va falloir beaucoup de dialogue et surtout un projet commun. La transition écologique peut en être un : 68% pensent que la protection de l’environnement est un enjeu qui peut nous unir par-delà nos divisions et c’est le cas pour toutes nos six familles.
Vous expliquez que "la priorité doit être de réengager la France des Oubliés". Comment procéder ?
Mathieu Lefèvre : Pour moi, un des chiffres les plus frappants de cette étude c’est que quand on demande aux répondants de décrire leur France idéale, la première chose qui ressort c’est une France où l'on s’écoute et où l’on se respecte les uns les autres (pour 49%). Cela vient avant la sécurité et la réduction des inégalités.
La période a plus besoin de guérisseurs que de guerriers, de projection plutôt que de retrait.
C'est la preuve, concrète, que les Français attendent que l’on reprenne le fil du dialogue. Nous le disons aux politiques de tous bords que nous rencontrons, mais aussi aux chefs d’entreprises, aux ONG, aux corps intermédiaires : s'adresser en priorité à la France des Oubliés (celle des Laissés pour compte et des Attentistes), cela suppose d’entendre leur colère et leur demande d’ordre juste ou de comprendre pourquoi ils choisissent l’indifférence. Cela suppose également d’aller les chercher, en partant de ce qu’ils croient plutôt qu'en leur imposant nos visions du monde. Et plus concrètement, si on accepte ce signal d’alarme sur la priorité à donner à la France des Oubliés, alors on ne pensera pas la carte scolaire, les plans santé ou la politique du logement de la même façon. On a besoin de lieux où peuvent se croiser et s’échanger des visions du monde différentes. Pas seulement dans la caricature.
Mais cette étude donne aussi d’autres pistes d’action. Il serait bon parfois de moins chercher à cliver qu’à rassembler, en tout cas dès qu’il est question d’identité. On a besoin d’élargir le récit national à ceux qui ne s’y sentent pas inclus : cela vaut pour les minorités, mais aussi pour les Oubliés, et de projeter les Français dans l’avenir. La période a plus besoin de guérisseurs que de guerriers, de projection plutôt que de retrait. C’est pour cela que nous avons appelé cette étude "La France en Quête".
Les médias ont aussi une responsabilité : mettre en scène l’opposition entre deux points de vue extrêmes, ce n’est pas respecter le pluralisme et cela ne représente pas la diversité de points de vue – souvent plus ambivalents – des Français. Offrir la possibilité d’un débat contradictoire sans pour autant transformer les désaccords en détestations, c’est mieux. Près de neuf Français sur dix nous disent qu’ils trouvent le débat public de plus en plus agressif.