La fortune des Lazard

Livres - revues - arts - 2012


Publié le 10 mars 2011, par Jérôme Paillot

Guy de Rougemont, Lazard Frères. Banquiers des Deux Mondes (1840-1939), Paris, Fayard, 2011
On a beaucoup écrit sur les banques d’affaires en général et sur la banque Lazard en particulier. Malgré la crise, ce symbole du capitalisme financier n’a pas fini de fasciner. Monographies et biographies se sont jusqu’à présent surtout penchées sur certaines figures emblématiques de la « Maison Lazard » et sur son histoire relativement récente[1]. L’originalité du présent ouvrage tient à ce qu’il est consacré aux origines de la banque Lazard, bien avant que celle-ci s’impose comme le maître d’œuvre des plus grandes opérations de fusion-acquisition. Guy de Rougemont s’appuie sur les archives privées de la société et des familles Lazard et David-Weill, ouvertes pour la première fois. Loin des fantasmes et des polémiques, l’auteur, qui signe ici son premier livre, s’efforce d’éclairer l’ « aventure Lazard ».
Les merciers du Nouveau Monde

Issus d’une famille de Juifs ashkénazes ayant fui la Bohème pour s’installer en Moselle au milieu du XVIIIe siècle, vendeurs ambulants de père en fils, les frères Lazard – Lazare et Alexandre, puis Simon et Elie – décident de quitter leur village natal dès 1840 pour chercher fortune outre-Atlantique. Ils n’ont pas vingt ans, mais le goût de l’effort et la soif de réussir. Etablis à la Nouvelle-Orléans, alors quatrième port commercial au monde, ils y fondent après quelques années de colportage une boutique de commerce de détail puis de gros, bientôt spécialisée en tissus et cotonnades. Leur mercerie devient rapidement une adresse incontournable du quartier français, le « Vieux Carré ».
Bien que décisive dans la mythologie familiale, la Louisiane n’est cependant qu’une courte étape, puisqu’en 1851 la fratrie revend son affaire. Lazare et Alexandre rentrés en France, Simon et Elie suivent la ruée vers l’or en s’installant à San Francisco. Ils s’y lancent dans l’importation d’articles de mode. Les deux frères étendent alors leur réseau au sein des communautés française et judéo-allemande – leur établissement de Sacramento Street jouxte d’ailleurs celui du Bavarois Levi Strauss, inventeur du jean. Puis ils commencent à réaliser de petites opérations financières, en recevant les dépôts de clients que les établissements bancaires traditionnels ne rassurent guère et en assurant le rapatriement de leurs gains vers l’Europe. Enfin, ils diversifient leurs sources de revenus et rachètent en 1861 la plus importante filature lainière de Californie. De 120.000 francs en 1848, le capital de la société est passé à 10 millions en 1870.
Demi-frères et cousins ne cessent de venir grossir les rangs de la petite communauté mosellane expatriée en Californie. Parmi eux, le jeune Alexandre Weill, à qui des talents de comptable et une rigueur presque ascétique vont permettre d’atteindre le statut inespéré d’associé au sein de la société de ses cousins. C’est sous son impulsion que Lazard, confronté au protectionnisme américain et au moindre attrait des produits européens, connaît un tournant historique : l’abandon du commerce et la reconversion définitive dans la finance. Le 27 juillet 1876, la banque Lazard voit le jour.
L’émergence de la première banque privée internationale d’origine française

Si le siège de la banque se trouve à Paris, c’est à San Francisco qu’elle réalise ses premières opérations. Elle reçoit des dépôts, effectue des opérations de change, émet des lettres de crédit. Une succursale est ouverte à Londres l’année suivante sous le nom de Lazard Brothers. Mais Alexandre Weill part surtout à l’assaut de Wall Street en 1880. En dépit de la réticence de ses associés, de la saturation de la place de New York, de l’ostracisme de l’upper class new yorkaise à l’égard des Juifs, mais également de la méfiance des judéo-allemands vis-à-vis des Français, Weill parvient en deux ans à créer la première banque franco-américaine de Wall Street. Il réalise ainsi ce que Rothschild ne devait se décider à faire…qu’un siècle plus tard, le baron James ayant décrété à cette époque que les Etats-Unis étaient « un pays en dehors de tout calcul »…
Le groupe Lazard, s’appuyant sur son réseau de quatre maisons – Paris, Londres, New York, et accessoirement San Francisco – s’oriente alors vers un nouveau secteur d’activité, les transferts d’or entre l’Ancien et le Nouveau Monde, où il opère pour le compte de la Banque de France et du Trésor américain.
Weill, qui impose des principes d’airain à ses collaborateurs – « donnant donnant, rien pour rien – c’est la loi des affaires », intervient toujours avec prudence sur le marché des changes. Il rejette la spéculation et exprime une conception de la finance bien différente des pratiques de Wall Street. Guy de Rougemont parvient à éclairer les dissensions naissantes au sein du groupe quant à l’orientation stratégique. Les associés de Lazard New York puis de Lazard Brothers souhaitent ainsi se tourner vers la gestion de portefeuille et des opérations plus spéculatives, quand Alexandre Weill, et plus tard son fils David, restent non seulement attachés aux activités traditionnelles qui ont fait le prestige de la Maison Lazard, mais adoptent une attitude très patriote à l’égard de la France.
Patriotisme et diplomatie financière
Lazard avait déjà largement participé à l’effort de guerre en 1870, depuis San Francisco, et contribué notamment au paiement des 5 milliards de francs-or exigés par Bismarck après la défaite. En 1914, Lazard devient l’intermédiaire attitré de l’Etat français pour son approvisionnement en dollars, et s’engage pour 14 millions de francs dans la souscription de l’ « emprunt de la Victoire ».
Mais c’est surtout en raison du rôle central que joue la banque au lendemain de la Grande Guerre et dans les successives « batailles du franc » de l’année 1924 qu’on pourrait presque dire qu’elle « a bien mérité de la patrie ». La France connaît une crise de ses finances publiques ainsi qu’une inflation galopante, accentuées par l’incapacité de l’Allemagne à payer les réparations. Elle voit sa monnaie fragilisée puis attaquée sur le marché des changes. Il faut toute la ténacité de « ces messieurs de Lazard » ainsi que de la banque américaine J.P. Morgan pour vaincre la pusillanimité des régents de la Banque de France et remporter le « Verdun financier ».
La banque, « noblesse de la bourgeoisie » (Stendhal)
Ce livre est également une plongée dans l’univers de la grande bourgeoisie juive sous la IIIe République. Dès les années 1890, les Lazard et leur parentèle sont bel et bien « arrivés » : ils s’installent dans le 8e arrondissement, élaborent pour leurs enfants des stratégies matrimoniales, fréquentent Lyautey ou Marcel Proust.
David David-Weill devient un collectionneur avisé. Il se passionne pour les toiles du XVIIIe siècle, qui viennent couvrir les murs de son hôtel particulier de Neuilly, mais aussi ceux des Musées nationaux, auxquels il donne beaucoup. Enfin, comme à San Francisco autrefois, la famille s’investit à Paris dans les œuvres philanthropiques, telles la Cité universitaire ou la Fondation Curie.
Un livre « utile »
En cette période complexe pour la finance mondiale, ce livre, d’une grande exhaustivité et non dénué d’une certaine rigueur scientifique, a le mérite de contribuer à redonner ses lettres de noblesse au métier de banquier. A sa lecture, on se prend parfois à rêver à une finance moins fascinée par la spéculation et ainsi plus fidèle aux valeurs initiées par les frères Lazard. On empruntera pour conclure à l’omniprésent Jacques Attali, qui signe l’avant-propos de cet ouvrage, ces quelques mots qui résument bien l’entreprise de Guy de Rougemont : ce récit « démontre que l’histoire de Lazard Frères est belle, morale et juste, que cette maison a été utile à l’économie mondiale, et pas seulement à la fortune de ses gérants ».


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