La Chine traque la minorité ouïgoure jusqu’au Québec

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Le Parti communiste chinois garde à l'oeil ses ressortissants


Les autorités chinoises ont mis en place un système de surveillance orwellien pour suivre à la trace les membres de la minorité musulmane ouïgoure. Une fuite de documents secrets révèle que ses tentacules s’étendent jusqu'à l’étranger.




Raziya Mahmut, une résidente de Gatineau d’origine ouïgoure, n’avait pas vu son père resté en Chine depuis huit ans. En 2017, elle a fait une demande de visa pour lui rendre visite, car il était gravement malade.


Convoquée à l’ambassade de Chine à Ottawa, elle s’attendait seulement à y retirer son visa, mais, à sa grande surprise, elle a été emmenée dans une pièce où deux employés consulaires l’attendaient.


Pendant un interrogatoire d’une heure, elle a dû divulguer une foule d’informations au sujet des membres de sa famille et de celle de son conjoint, y compris les parents, les oncles, les tantes, les cousins et cousines et les neveux et nièces. Ils lui ont même posé des questions au sujet de ses collègues de travail d’origine chinoise.


Raziya Mahmut

Raziya Mahmut s'est rendue en Chine, auprès de son père malade, en 2017.


Photo : Radio-Canada / Danny Gosselin




Ils ont pris des notes et après ils m’ont demandé : “as-tu été en contact avec des organisations qui s’opposent à la Chine ou qui sont liées au terrorisme? Es-tu membre d’organisations de Ouïgours?”, se rappelle-t-elle.



Jamais une telle avalanche de questions n’était survenue auparavant.


Raziya Mahmut était loin de se douter qu’elle venait de mettre le pied dans l’engrenage d’un système de surveillance d’une ampleur inouïe mis en place par Pékin pour suivre à la trace les membres de la minorité ouïgoure – même au Canada.


Des antennes à l'étranger


Une fuite de documents confidentiels obtenue par le Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ), et examinée par l’émission Enquête, contient des bulletins secrets provenant du programme de surveillance appelé Plateforme intégrée des opérations conjointes.


On y apprend que les ambassades et les consulats de la Chine sont mis à contribution pour amasser des données sur les membres de cette minorité. Ces données servent ensuite à cibler des individus qui pourraient faire l’objet d’enquêtes ou de détention.


Un bulletin datant de juin 2017 dénombre 43 014 personnes ayant déposé des demandes de visa ou de remplacement d’identification valide auprès d’ambassades ou de consulats à l’étranger. On y précise que ceux qui doivent faire l’objet d’un examen devront être arrêtés dès qu’ils franchissent la frontière.


Big Brother


Le président chinois Xi Jinping sur un écran géant.

Les ambassades et les consulats de la Chine sont mis à contribution pour amasser des données sur la minorité ouïgoure.


Photo : Getty Images / GREG BAKER




À la suite d’incidents violents au Xinjiang – où vivent plus de 10 millions de Ouïgours –, la Chine a adopté la ligne dure en 2016, en nommant à la tête de cette région Chen Quanguo, celui qui avait dirigé le Tibet d’une main de fer.



Au nom de la lutte contre le terrorisme et le séparatisme, il a mis en place un appareil de surveillance extrêmement sophistiqué, tout droit sorti d’un film de science-fiction.


Les caméras de surveillance sont devenues omniprésentes : technologies avancées de reconnaissance faciale et d’intelligence artificielle, logiciels espions dans les téléphones, GPS qui tracent les mouvements des véhicules privés et scanners biométriques.


Que ce soit au supermarché ou dans les transports en commun, les Ouïgours doivent franchir des portails de contrôle qui peuvent détecter les applications présentes sur les téléphones cellulaires.


Il n’y a presque plus d'anonymat ni de vie privée, dit Sophie Richardson de Human Rights Watch, une organisation non gouvernementale de défense des droits de la personne.



Dès le moment où vous quittez votre maison, tous vos gestes et comportements deviennent des données que peut aspirer l’État.


Sophie Richardson, Human Rights Watch


Même les couteaux de cuisine doivent être enregistrés auprès des autorités et porter un code numérique permettant d’en identifier le propriétaire.


On est en train de mettre en place une société dystopique à la George Orwell, estime la professeure Vanessa Frangville, responsable de la Chaire d’études chinoises à l’Université libre de Bruxelles.


Le Xinjiang est devenu une région laboratoire où Pékin met à l’essai des technologies qui sont ensuite déployées à plus grande échelle dans le reste du pays.


Suivie à la trace


Des policiers à l'entrée d'un commerce.

Pendant tout son séjour en Chine, Raziya Mahmut a eu l'impression d'être suivie et épiée par les autorités, qui sont très présentes au Xinjiang.


Photo : Getty Images / GREG BAKER




En arrivant dans sa ville d'origine, Yining, Raziya Mahmut a été accueillie par ses sœurs à l’aéroport, mais elle a senti un malaise immédiat. Pour une raison qu’elle n’a pas immédiatement saisie, sa présence n’était pas la bienvenue.


On lui a demandé de rester silencieuse durant le trajet en taxi, au cas où.


Une fois arrivés à la maison, sa soeur a demandé que chacun éteigne son cellulaire. Puis elle lui a chuchoté à l’oreille : Ils ont installé quelque chose sur le toit, la veille. On ne peut parler que de choses très générales, a-t-elle murmuré.


Un soir, en allant au restaurant, elles ont remarqué l’arrivée de trois hommes à la table d’à côté. Elles se sont par la suite rendu compte qu’il s’agissait d’agents du gouvernement.


On a eu peur. On n’a même pas fini nos assiettes. Partout, il y avait de la surveillance, il y avait de la police autour de nous, raconte Raziya Mahmut.


Son expérience est loin d’être une exception. Selon Sophie Richardson, de Human Rights Watch, des Ouïgours d’un bout à l’autre du Xinjiang disent vivre dans une terreur abjecte.


Ils ont peur de sortir, ils ont peur de parler aux gens, ils craignent de poser un geste qui pourrait être perçu comme déviant de la norme, ils sont paralysés par la peur, déplore-t-elle.


Dans les mailles du filet


Le bulletin numéro 2 de la Plateforme intégrée des opérations conjointes.

Un document dans la fuite rapporte la présence en Chine de 75 Ouïgours avec la nationalité étrangère, dont cinq Canadiens.


Photo : ICIJ




Les documents provenant de la fuite laissent à penser que Raziya Mahmut avait de bonnes raisons d’être inquiète.


Dans un des bulletins secrets du centre de surveillance, datant de juin 2017, on rapporte la présence dans le pays de 75 Ouïgours ayant une nationalité étrangère, dont cinq Canadiens.


Toutes les préfectures devraient avoir recours à leurs équipes de maintien de la stabilité pour analyser ceux qui ont obtenu une nationalité étrangère, qui ont fait des demandes de visa, et particulièrement ceux qui sont entrés au pays au cours de l’année ou qui y sont encore, précise le bulletin.


Cela veut dire qu'il y avait déjà une surveillance importante sur les Ouïgours à l'étranger, s’étonne Vanessa Frangville.


Ce qui est inquiétant parce que ce sont des citoyens non chinois, ce sont des citoyens canadiens, turcs. Déjà, on commence à identifier les dates auxquelles les visas expirent, auxquelles les passeports expirent, ajoute-t-elle


Une ville fantôme


Malgré la présence incontournable de policiers, Raziya Mahmut a voulu marcher une dernière fois dans les rues de la ville où elle a grandi. Ses quartiers, autrefois occupés et animés, étaient déserts.


Sa soeur et elle étaient les seules dans un marché qui aurait été normalement bondé de Ouïgours. Où sont les gens?, lui a-t-elle demandé.


Elle m’a répondu que beaucoup étaient disparus et qu’on ne savait pas où ils étaient. Elle m’a dit que ma meilleure amie aussi était disparue, raconte Raziya Mahmut.


Lors de son voyage, en 2017, on ignorait encore l’existence de camps d’internement où un grand nombre de Ouïgours – particulièrement des hommes – étaient secrètement envoyés.


Selon l’ONU, plus d’un million d’entre eux se sont retrouvés dans ces camps d’internement et d’endoctrinement, séparant des familles pendant des mois, voire des années.


De faux proches


Des fidèles sortent d'une église au Xinjiang.

Les documents révèlent également que la Chine remplace les membres d'une famille par des Chinois de l’ethnie majoritaire Han.


Photo : Getty Images / GREG BAKER




En plus de la surveillance électronique, la Chine a mis sur pied un programme appelé faire famille, où des Chinois de l’ethnie majoritaire Han sont envoyés dans des familles ouïgoures.


On vous enlève des membres de votre famille réelle qui disparaissent du jour au lendemain [dans les camps], surtout des hommes, et on vous les remplace en quelque sorte par des membres de familles qu'on a créés de toutes pièces, explique Vanessa Frangville.


On vous dit : “c'est votre grand frère, c'est votre oncle” et on dit aux enfants qu’il faut appeler cette dame tante, qu’il faut appeler ce monsieur oncle et donc on les intègre à la famille, explique-t-elle.


Ce programme de surveillance permet aux autorités de repérer tout acte subversif potentiel tout en propageant l’idéologie du Parti communiste. La Chine a envoyé ainsi un million de Chinois Han dans des foyers ouïgours.


Couper les ponts


La présence de Raziya Mahmut à Yining était devenue insoutenable pour sa famille en raison de l’attention qu’elle attirait sur eux. Après cinq jours en Chine, sa soeur l’a implorée de devancer son retour au Canada malgré l’état de santé de leur père.


Le simple fait d’être en contact avec de la famille à l’étranger peut suffire pour être envoyé dans des camps, explique Vanessa Frangville.



Beaucoup de familles prennent l'initiative de couper les ponts avec les membres de leur famille qui vivent à l'étranger par peur d'être internés.


Vanessa Frangville, Université libre de Bruxelles


À l’aéroport, avant son départ, Raziya Mahmut et sa soeur ont passé les deux dernières heures à pleurer, sachant qu’elles ne se reverraient probablement plus jamais.


Les souvenirs joyeux de son enfance étaient remplacés par ceux d’une ville sous haute surveillance, tenaillée par la peur et dépossédée de sa jeunesse.


Ma soeur a dit : “Raziya, tu pars dans l’autre monde, mais garde le silence. Ne dis rien sur nous parce qu’on vit ici et qu’il faut continuer notre vie. Surtout pour les enfants.”


Raziya Mahmut est bien consciente que le simple fait de raconter son histoire risque d’avoir des répercussions en Chine. Mais devant l’ampleur de la répression des autorités chinoises contre son peuple, elle ne peut plus garder le silence.


Avec la collaboration de Chantale Lavigne, Paul Émile d’Entremont, Michelle Gagnon, Adrienne Arsenault (CBC), Anand Ram (CBC), Adam Miller (CBC), Richard Bilton (BBC) et Bethany Allen-Ebrahimian (ICIJ)




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