La Caisse de dépossession

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Et l'on sait qui [tire les ficelles->http://vigile.quebec/La-Caisse-Alerte-rouge]





La semaine dernière, j’ai traité successivement des grands virages dans l’utilisation d’Hydro-Québec, puis de son éphémère conversion aux hydrocarbures. Je concluais en disant que la Caisse de dépôt et placement avait repris cette filière au moment de son abandon par HQ. Encore une fois, un petit rappel historique s’impose.


La Caisse de dépôt et placement du Québec est le levier d’action collective le plus puissant de l’État québécois. Depuis les années 2000, la Caisse n’a jamais possédé moins de 100 milliards de dollars d’actif total. Entre 2005 et 2011, il tournait autour de 200 milliards. Il frisa ensuite les 300 milliards, pour dépasser ce record en 2014. La Caisse était à l’origine un pur produit de la Révolution tranquille, conçue par des élites dignes de ce nom, habitées par une vraie vision de l’intérêt national. C’est le 15 juillet 1965 que la loi constitutive de la Caisse a été établie. La mission de la Caisse n’était pas clairement définie dans le texte législatif. On distinguait plusieurs objectifs : constituer une réserve de capitaux, protéger l’épargne et les retraites des Québécois, sécuriser le capital, assurer la sécurité de son rendement, dans un premier temps, puis se muer progressivement en une institution de soutien au développement économique du Québec ; être, en somme, le bas de laine de la province pour ensuite devenir un outil au service de l’entreprenariat québécois.


La ligne fut suivie : après avoir été un instrument de reconquête et de protection des Québécois, la Caisse a joué un rôle prépondérant dans l’ascension du Québec Inc dans les années 1970 et 1980. Quand la Caisse de dépôt et placement a été pensée, il fallait en finir avec la dépendance à des intérêts étrangers, à une époque où l’immense majorité de l’économie québécoise échappait aux Québécois. Cette optique est toujours actuelle. L’accumulation des réserves de capitaux par la Caisse permet la réduction de la dépendance au grand capital international. Les succès de la Caisse sont indéniables. Des hommes et femmes d’affaires, elle en a lancé des milliers, comme elle a sauvé des centaines d’entreprises québécoises. Le développement énergétique, elle l’a soutenu activement en investissant massivement dans Hydro-Québec à partir des années 1960.


Si on observe l’évolution de la Caisse, on constate qu’elle a progressivement perdu son âme.


De 1996 à 2007, le poids relatif des investissements – obligations, biens immobiliers, actions et valeurs convertibles – de la Caisse au Québec est passé de 46,40 % à 16,94 %. Alors que les entreprises québécoises accusent un important retard en matière de productivité, n’y aurait-il pas lieu de penser que le désengagement de notre plus important outil collectif y soit pour quelque chose ? Les conséquences de la « réorientation » de la Caisse ne s’arrêtent pas là. Rona, mais aussi Alcan, Abitibi-Consol, Domtar, Provigo – dont l’existence devait beaucoup à la Caisse – sont passés en mains étrangères. Dans ces cinq cas, la Caisse aurait pu intervenir.


La métamorphose de la Caisse est d’abord issue d’une volonté d’adaptation à la financiarisation de l’économie. Depuis les années 2000, les fonds spéculatifs prennent une importance croissante, paroxysme d’une circulation intégralement libre des capitaux. La financiarisation, c’est le détournement de l’activité bancaire vers la spéculation au détriment de choix réellement productifs. Ce détournement est authentiquement prédateur : il a largement absorbé l’économie mondiale.


La Caisse n’a pas échappé à une mutation législative, conçue afin d’entériner officiellement ce changement de direction. La Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec de 2005 est venue encadrer légalement sa mission, pour assurer qu’on ne s’éloignerait pas du sacro-saint rendement. L’article 4.1 est sans équivoque : « La Caisse a pour mission de recevoir des sommes en dépôt conformément à la loi et de les gérer en recherchant le rendement optimal du capital des déposants dans le respect de leur politique de placement tout en contribuant au développement économique du Québec ». D’abord, rendement optimal (terme issu du vocabulaire financier) et ensuite seulement, contribution au développement économique. Les joueurs de casino reconvertis en comptables à la tête de la Caisse pourraient s’en donner à cœur joie.


En 2002, Henri-Paul Rousseau a succédé à Jean-Claude Scraire à la tête de la caisse, ce dernier ayant été nommé par le gouvernement de Bernard Landry quelques mois avant son éviction par le Parti libéral sous Jean Charest. Au moment où il s’installe aux commandes, la Caisse gère un actif d’environ 130 milliards de dollars. Rousseau entreprend immédiatement une profonde réorganisation interne : licenciement des dirigeants de l’époque Scraire, congédiement de 19 dirigeants, abolition de 138 postes, fermeture de 8 bureaux sur 11 à l’étranger, suppression de 5 filiales. Les équipes de (réels) experts de la Caisse, qui en avaient appris beaucoup pendant des années sur des enjeux pointus, étaient sabordées. La hache tombait dans les activités à l’étranger, l’expertise sur les devises, la gestion pour des tiers, les services conseils à l’international et la structure de l’investissement par filiales. La cure d’amincissement de la Caisse servait un dessein plus profond : réduire sa capacité d’action. Rousseau rejetait le principe de l’intervention de la Caisse dans la grande entreprise et dans les PME. C’est plutôt la Banque de développement de Canada qui agit à sa place. « La Caisse n’empêchera pas les prises de contrôle étrangères », déclarait-il aussi à l’époque. En plus d’avoir voulu revendre Vidéotron à Rogers, il a laissé la Bourse de Montréal passer à Toronto sans mot dire.


Le crépuscule de l’idole survint en 2009, lorsque les Québécois ont appris que des pertes de 40 milliards de dollars avaient été entregistrées au cours de l’année précédente. L’ère Rousseau a été celle de l’obsession du rendement maximal, et d’un délire spéculatif n’ayant rien à envier aux banques, lequel a débouché sur le scandale du papier commercial (PCAA).


Les Québécois ont assisté à un magnifique spectacle lorsque les vagues des pertes se sont transposées sur le terrain politique. Beaucoup réclamaient la tenue d’une enquête publique sur la Caisse, de l’opposition parlementaire à l’ex-premier ministre Jacques Parizeau, en passant par différents groupes de la société civile, dont le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC). La ministre des Finances Monique Jérôme-Forget s’est empressée de la refuser.


Les règnes des successeurs de Rousseau au poste névralgique de PDG furent pour le moins éphémères, jusqu’à la nomination de Michael Sabia en 2009. Il faut rendre à César ce qui lui revient. Pour tourner la page du désastre spéculatif des années précédentes, Sabia a effectué un certain recentrage de la Caisse, la faisant investir dans des secteurs et des véhicules financiers bien maîtrisés, une approche assez différente de l’aventurisme spéculatif qui prévalait sous son plus illustre prédécesseur. Les activités d’investissement ont aussi été regroupées et les liquidités disponibles, doublées. La Caisse ne semble plus centrée sur le court terme, et Sabia a aussi annoncé sa volonté de lui faire jouer à nouveau un rôle moteur dans l’entreprise québécoise. Sur cette dernière ambition, la vente de Rona nous aura montré les limites de sa bonne volonté.


Quelles sont, précisément, les nouvelles cibles prétendument moins risquées des investissements de la Caisse ? Le rapport annuel de 2011 cite le PDG: « En termes simples, nous parlons d’investir de plus en plus dans des choses concrètes que les gens utilisent tous les jours, plutôt que dans des produits abstraits dont la valeur dépend de calculs de mathématiciens. Investir dans des pipelines et des immeubles, dans des ponts et des mines, dans des chemins de fer et des ports, et dans les meilleures équipes de gestion. Bref, investir dans des projets et des sociétés qui sont solides, que nous comprenons bien et qui ont une valeur intrinsèque ». Le message est clair : la Caisse s’intéressera principalement à l’immobilier, aux infrastructures, et aux ressources naturelles qui sont le creuset de l’économie canadienne.


La Caisse a donc connu sa réorientation pro-hydrocarbures, succédant en la matière à Hydro-Québec. En février 2012, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) a mené une étude sur la participation de la Caisse à l’industrie des sables bitumineux. Les chercheurs Éric Pineault et François L’Italien ont alors démontré que, en date du 3 août 2011, « les placements directs de la CDP en actions dans des entreprises cotées en bourse et actives dans le secteur des sables bitumineux représentaient un investissement de 5,425 milliards $, soit plus de 14 % du portefeuille de la CDP en actions d’entreprises cotées en bourse. Parmi les dix premiers placements en actions de la CDP, quatre sont des entreprises au cœur du secteur des sables bitumineux, dont Enbridge Inc., Enbridge LLP [...], Suncor, et finalement Canadian Natural Resources. À eux quatre, ces placements représentent plus de 10 % du portefeuille en actions d’entreprises cotées en bourse de la CDP. En outre, trois de ces quatre entreprises bénéficient d’un placement total de près de quatre milliards $ [...], ce qui veut dire que 10 % du portefeuille en actions de la Caisse est exposé à trois entreprises d’un même secteur. »


Ces entreprises sont spécialisées dans l’extraction ou le transport du pétrole. La Caisse leur a fourni les moyens nécessaires pour lancer bon nombre de projets. Alors que la Caisse pourrait jouer un rôle important dans la construction des bases de l’indépendance énergétique et économique du Québec, c’est pour le moins décevant. Mais le portrait n’est pas complet.


L’IRÉC a sorti une autre étude, démontrant cette fois que la Caisse était aussi intégrée au marché du gaz de schiste. Pineault et L’Italien indiquaient cette fois que « le soutien de la Caisse à la filière gazière se manifeste d’abord par une prise de position dans le capital d’entreprises spécialisées dans l’exploration et l’extraction de gaz de schiste. La plus importante d’entre elles est la transnationale Talisman Energy. C’est ainsi par exemple qu’en date de décembre 2011, la Caisse détenait 27 001 437 actions de Talisman, soit 2,62 % des actions en circulation. La Caisse est aussi active au sein du capital de Junex inc., où elle détenait en décembre 2010 un bloc de 2 845 481 actions [qui] situaient la Caisse au quatrième rang des actionnaires de Junex. Le rôle que joue la Caisse dans la structuration de la filière gazière au Québec se constate encore plus clairement dans le domaine de la distribution et du transport. Contrôlant la société Gaz Métro, qui détient le plus important réseau de distribution de gaz naturel au Québec, la Caisse a noué un important partenariat d’affaires avec Enbridge, qui se spécialise dans le transport d’hydrocarbures issus des sables bitumineux de l’Ouest canadien. Ce partenariat d’affaires se matérialise par des participations importantes d’Enbridge dans Gaz Métro, via la société Noverco, dont elle détenait près de 39 % des parts en février 2011. »


La pleine participation de la Caisse au développement des hydrocarbures nous ramène à une brutale réalité : l’épargne des Québécois est toujours soumise à de hauts risques. En plus des fréquentes fluctuations des cours du pétrole, une très envisageable crise écologique pourrait bien faire tomber la Caisse de son piédestal, alors même que le Québec prétend faire de la sauvegarde de l’environnement une priorité nationale. L’investissement dans les hydrocarbures disqualifie le recentrage de Michael Sabia, dans la mesure où il renouvelle une profession de foi dans la valeur du rendement à court terme plutôt qu’un appui à un développement structurant du Québec. Les dirigeants de la Caisse se sont convertis aux énergies fossiles pour intégrer les leviers québécois de « développement » à l’économie canadienne, de même que pour s’inscrire eux-mêmes dans les élites pétrolifères de ce pays.


Tant que la Loi sur la Caisse de dépôt et placement ne sera pas modifiée pour faire en sorte que l’institution redevienne le levier d’action collective qu’elle a déjà été, une odeur louche s’exhalera du bas de laine des Québécois.



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Simon-Pierre Savard-Tremblay179 articles

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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).





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