L'occitan et nous

Tribune libre

L'auteur Claude Duneton est décédé le 22 mars dernier. Il a écrit plusieurs livres dont deux sur la sociolinguistique du français : Parler croquant et La mort du français. La perspective de l'auteur est très particulière. Ayant grandi à Brive en Corrèze, il a assisté à la mort lente de la langue occitane. De quatorze millions en 1930, le nombre de locuteurs était passé à huit millions au début des années soixante-dix. Il y en a encore moins aujourd'hui et ils parlent tous français.
J'ai rencontré l'auteur il y a quelques années au salon du livre de Québec. Marqué par son expérience de l'occitan, il était persuadé que le français était menacé en France et qu'à terme les élites nationales allaient réussir à y imposer l'anglais à la place.
Claude a vécu son enfance et son adolescence sur la ferme de ses parents partageant avec eux les travaux des champs et la langue occitane. Ses parents parlaient d'oc entre eux. Toutefois à l'âge de deux ans, à cause d'une grave maladie, il avait été hospitalisé à Paris et y avait appris le français. En première année du cours primaire, il était, comme il le dit, le premier à avoir le français comme langue maternelle et il y avait dans la même classe le dernier élève à ne pas connaître un seul mot de français en arrivant à l'école.
L'auteur a beaucoup réfléchi sur la langue à la lumière de son expérience personnelle. Cela l'a conduit à traiter de sujets qu'on n'aborde pas d'habitude et en particulier de l'aspect émotif du langage. Voici comment il décrit l'acquisition de la langue maternelle :
«C'est important cette notion de langue maternelle. (…) il n'est pas douteux que la langue de la mère laisse chez un individu une empreinte profonde. Même si le bilinguisme est précoce, il est certain que les charges affectives les plus fortes seront portées et transmises par la langue de base de la mère, et non par la langue qu'elle a elle-même acquise à un âge avancé, à l'école ou plus tard. Il reste que la deuxième langue (...) sera toujours perçues, ne serait-ce même qu'inconsciemment, plus ou moins comme une langue étrangère.»
Le passage au français ne s'est pas fait sans heurt en Occitanie. Le français, la langue de l'ancienne noblesse que s'était appropriée la haute bourgeoisie, était une langue de classe qui devait devenir la langue de tout le peuple. Voici la description que fait l'auteur de ce passage difficile à une autre langue :
«Toujours est-il que c'est ce langage d'archevêques que la IIIe République a mis brusquement en demeure d'utiliser, nous, simples mangeurs de châtaignes. C'est très exactement trois cent cinquante ans après les ordonnances de Villers-Cotterêts que l'instruction allait répandre le français dans toute la France, transformant la langue d'État en langue nationale. La tâche était d'importance : il s'agissait de nous faire passer d'un langage concret, chaud, connivent, parfaitement adapté à nos champs, nos joies, nos peines, notre façon de respirer, à une langue (…) abstraite qui devait nous faire manier le concept à tour de bras et conter des joliesses de marquis. Pour cela il fallait transformer profondément nos habitudes de penser, notre façon de sentir (…)
Ceux des provinces du Nord avaient de la chance. Au moins eux, ils parlaient déjà le français. Même patoisant, c'était la même langue, il leur suffisait de la raffiner, de la décrotter un peu pour la rendre présentable.»
Ce changement de langue a eu des effets jusque sur les rapports des gens entre eux. L'auteur constate qu'aujourd'hui l'occitan est véritablement devenu un patois qui n'a plus la souplesse ni l'invention du début du siècle et l'auteur ajoute :
«Comme, d'autre part, le français est loin d'avoir été acquis en profondeur, c'est-a-dire avec une charge affective suffisante, qu'il est ressenti comme une langue étrangère apprise, les gens de ma génération se trouvent curieusement sans moyen d'expression authentique. Cela est particulièrement sensible sur le plan de l'humour, par exemple.
Le français n'est pas une langue suffisamment assimilée pour permettre d'être inventif, pour faire des jeux de mots et sentir les connivences. Ce n'est pas encore leur langue à eux, et son caractère peu populaire n'est pas fait pour aider les choses -la langue elle-même n'est pas assez chaude. Ils se trouvent donc sans langue du tout, en transition, à cheval entre deux idiomes sans posséder les ressorts ni de l'un ni de l'autre.»
C'est là un bel exemple de ce qu'on appelle un bilinguisme soustractif. On parle de bilinguisme soustractif lorsque l'apprentissage d'une langue a pour conséquence une perte de compétence dans la langue qu'on sait déjà. On se retrouve alors à n'être confortable dans aucune parce qu'on n'en maîtrise aucune.
L'auteur aborde le sujet délicat de l'avenir du français en France et il fait la comparaison avec le Québec :

«Ce qui menace le français, c'est la démission de notre nation sans peuple linguistique, sans source de renouvellement sui generis.
Pour mieux saisir la portée de l'enjeu, il faut nous tourner vers l'exemple du Québec : un miroir et un modèle auquel les Français ont grand tort de ne pas se référer davantage. Avec l'expansion technologique de l'après-guerre, la Belle Province, sertie dans l'État anglophone du Canada, était en train de s'angliciser de plus en plus. C'est-à-dire que le phénomène qui nous guette, nous, à courte échéance, se trouvait en plein essor là-bas : à savoir que les emplois importants, les professions intéressantes et lucratives exigeaient toutes la pratique de l'anglais. Les anglophones, de souche ou d'adoption, avaient la part belle, et l'on voyait arriver le moment où les Québécois parlant français n'auraient plus qu'à être serveurs, nettoyeurs, balayeurs, ou à se réfugier au fond des bois dans le bûcheronnage.
C'est alors qu'une vive réaction s'est produite : tout à coup les Québécois en ont eu assez de se laisser écraser et traiter de sous-peuple par la puissance des autres - de se faire pour ainsi dire voler le pays sous leurs pieds. Ils se sont mobilisés comme un seul homme pour la défense de leur langue, de leur «identité», comme on dit. Ils ont voulu défendre leur droit à l'emploi dans une vie économique en français...Ce fut une lutte épique qui passa par la création d'un parti politique agissant : le Parti Québécois, ou PQ...
Cela dit, il est vrai que les Québécois possèdent sur nous quelques sérieux avantages. D'abord - c'est le point de départ obligé - ils se rendent clairement compte du danger que fait peser une langue internationale dominante sur une langue «locale», objet, ici, de notre propre aveuglement. Ils se sont même rendu compte à temps du péril en la demeure que constituait le sabir appelé joual. (…) La raison est qu'une sous-langue ne peut lutter longtemps contre une grande langue de culture. (...)
Bien sûr, l'avantage majeur des habitants du Québec était leur détermination, l'énergie vitale qu'ils mirent dans la défense de leur cause, ainsi que leur incroyable créativité langagière. Ils sont à l'heure actuelle à peu près les seuls à forger des mots en français pour les besoins de l'évolution des notions et des techniques. (…)
Seulement voilà : le Québec n'a pas, en ce qui concerne sa langue, le poids d'interdit que trimballe sans même le savoir la population française. L'avantage que ces gens ont sur les Français, c'est qu'ils parlent français à la base depuis plus de trois cents ans. (…) Chez eux les arrière-grands-parents parlaient français depuis toujours. (…) Une langue drue, inventive, qui a conservé l'accent profond, le chant de nos communs aïeux. Une langue qui n'est pas d'emprunt parmi le peuple, instruit ou non, mais une langue qui sort du peuple! C'est complètement l'inverse de chez nous : il s'agit d'un français qui vient des forêts, promu par les cabanes à sucre-avec tous ses particularismes affectifs intacts, ses formulations qui ne paraissent archaïques qu'aux écervelés hexagonaux qui on craché sur leur propre patrimoine dialectal.»
Quoi dire de plus?
De faire attention, peut-être, dans nos aménagements linguistiques et dans nos programmes d'étude des langues pour ne pas tout déséquilibrer et nous retrouver dans la même situation que dans les années 1950 alors que nous nous en sommes brillamment sortis.
Un homme peut avoir assez de sa vie pour voir disparaître sa langue et voir ses petits-enfants patauger dans la glu de l'aphasie bilingue.
Pour amener un peuple à changer de langue il faut de bonnes raisons. Le rêve que ses enfants travaillent pour les firmes de Toronto ou de Calgary ou encore négocie de juteux contrats en Arabie Saoudite justifie-t-il de sacrifier la langue française au Québec?
Nous faudrait-il un nouveau parti agissant ou bien peut-on investir les grands partis actuels. Sont-ils réformables?
Dans le concert des nations nous avons une partition à jouer, ce serait dommage d'en priver le monde. Beaucoup souhaiteraient nous entendre exprimer notre génie propre dans notre langue. Ils trouveront bien le moyen de nous traduire
Référence :
Parler croquant, Las edicions dau chamin de sent Jaume, 2009. (Première édition, Stock, 1973)
La mort du français, Plon, 1999.


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2 commentaires

  • Stéphane Sauvé Répondre

    14 mai 2012

    Merci pour ce billet...une raison de plus pour continuer à corriger mes enfants...lorsque je les entends dire "full", "Da", "hot", "cool"....et j'en passe à tous les deux mots....

  • Serge Jean Répondre

    14 mai 2012

    Ce texte, je l'ai trouvé très intéressant,instructif, utile comme la boussole. Les mets rares de la table de Vigile. Merci.
    Jean