Un Québec indépendant serait-il reconnu à l’international, au grand embarras de Justin Trudeau ? La question était le sujet de l’heure, mardi soir, sur un plateau de télévision… en Inde. À la suite d’un appui aux agriculteurs indiens, le premier ministre canadien devient malgré lui le figurant d’un débat interne à l’Inde, analysent des spécialistes de ce pays.
« Est-ce le temps que l’Inde appuie le référendum du Québec en 2022 ? » demande l’animateur d’un panel politique au réseau indien NewsX, où plusieurs diplomates indiens sont invités à donner leur avis sur cette question brûlante d’actualité, non sans prendre quelques libertés sur les faits quant à la situation de la province dans la fédération.
« Il y a plus que la langue et la culture. Le problème tire son origine de la manière avec laquelle le Canada est devenu indépendant après avoir complètement éradiqué les peuples autochtones », de répondre l’ambassadrice Bhaswati Mukherjee, sympathique à l’idée d’inviter le chef du Parti québécois à New Delhi « pour trois ou quatre jours » afin d’embarrasser le premier ministre Justin Trudeau devant les médias canadiens.
« Nous devons traiter Trudeau et ce gouvernement exactement de la même manière qu’il tente de nous traiter », propose la diplomate, qui a cosigné cette semaine une lettre accusant le Canada de complaisance envers les mouvements séparatistes sikhs de la région du Punjab.
Origine
Le Devoir a dû faire appel à deux expertes de l’Inde pour comprendre d’où viennent ces attaques inusitées contre le chef du gouvernement canadien. Le point de départ : l’appui de Justin Trudeau aux importantes manifestations d’agriculteurs qui ont ébranlé l’Inde ces dernières semaines, et que le gouvernement indien veut faire passer comme noyautées par des extrémistes séparatistes.
« C’est énorme ce qui se passe en ce moment. C’est la plus grande grève du monde qui s’est passée [le 26 novembre] en Inde. On parle de 250 millions de personnes en grève », explique Catherine Viens, dont le doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal est consacré à la lutte des agriculteurs indiens.
Ces agriculteurs, très endettés, s’opposent au projet de libéralisation de leur secteur par le gouvernement de Narendra Modi qui aurait notamment pour conséquence d’abolir le prix minimum des produits cultivés, heurtant les populations les plus pauvres.
« Ça s’est surtout mobilisé au niveau du Punjab et de l’Haryana, où près de 70 % de la population dépend de l’agriculture et où il y a énormément de communautés sikhes, poursuit Catherine Viens. Ça s’inscrit dans un contexte plus large où les communautés sikhes militent depuis longtemps pour un État sikh [le Khalistan]. »
Pour discréditer la contestation, le gouvernement nationaliste hindou fait l’amalgame entre ces agriculteurs et les indépendantistes sikhs, selon Karine Bates, professeure d’anthropologie à l’Université de Montréal et spécialiste de l’Inde.
« Il y a toute une déformation de la part du gouvernement indien. Il y a peut-être des manifestants pro-Khalistan au sein des fermiers, mais c’est beaucoup plus large que ça », explique la chercheuse au Centre d’études en relations internationales de l’Université de Montréal (CERIUM).
Interférence
Justin Trudeau, dans tout ça ? Après de violents heurts entre les manifestants et les forces policières de la capitale indienne, le premier ministre canadien a glissé quelques mots sur la « situation inquiétante » dans ce pays lors d’un évènement en ligne soulignant la fête sikhe Gurpuparb, le 30 novembre.
« Laissez-moi vous rappeler que le Canada sera toujours là pour défendre le droit de manifester et l’importance du dialogue. C’est pourquoi nous avons rejoint directement les autorités indiennes pour souligner nos inquiétudes », a lancé le premier ministre, accompagné virtuellement de son ministre de la Défense, Harjit Sajjan, de confession sikhe.
Cette « interférence dans les affaires internes de l’Inde », selon une lettre ouverte signée par 22 diplomates indiens cette semaine, a d’autant plus choqué le gouvernement Modi du fait que le gouvernement libéral du Canada est déjà suspecté de complaisance avec la mouvance indépendantiste du Khalistan. L’invitation d’un ancien extrémiste sikh a par exemple réussi à faire dérailler la visite officielle de Justin Trudeau en Inde, en 2018.
« L’Inde accuse Trudeau, au fond, de soutenir le mouvement indépendantiste du Khalistan, résume Karine Bates. Au Canada, il y en a parmi la diaspora sikhe qui militent pour le Khalistan. C’est connu qu’il y a des activités, des levées de fonds, etc. Et ça, ça a toujours fait des soucis diplomatiques avec l’Inde. »
Ainsi, les quelques mots de Justin Trudeau pour les manifestants indiens « prouvent », aux fins de stratégie politique interne à l’Inde, le lien entre nationalistes sikhs et manifestants contre la réforme agricole. L’appui hypothétique à un Québec indépendant, bien accessoire à toute cette affaire, s’explique par le fait que l’Inde est très sensible aux questions d’indépendance, analyse la spécialiste.
« Outre le lien avec Justin Trudeau, il faut rappeler l’atteinte aux droits humains par l’Inde, qui réprime de manière très violente des minorités, des groupes du secteur de l’agriculture. L’Inde produit pour l’Occident, qu’on parle des épices, du riz, tout ça. Il faut parler de ces luttes, puisqu’elles sont la voix du Sud global en ce moment », insiste Catherine Viens.
Les thèmes de l’indépendance du Québec et du génocide culturel contre les peuples autochtones avaient aussi été au cœur du propos d’une pluie de messages de « trolls » saoudiens lors d’une campagne en ligne, en 2018, visant à critiquer l’ingérence du Canada dans les affaires de l’Arabie saoudite.
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