François Bourque évoque la richesse du Séminaire de Québec et ses fameuses terres forestières de la «Seigneurie de Beaupré». Comme historien, mes recherches portent sur les persistances de la propriété seigneuriale au Québec et j’ai eu l’occasion de réfléchir au cas fascinant de la Seigneurie de Beaupré.
En réaction à la chronique «Le Séminaire, société secrète», de François Bourque, parue le 19 juin
Cette seigneurie, l’une des plus anciennes de l’histoire du Québec (érigée dès 1636), est entrée dans le giron du Séminaire par une donation de l’évêque François de Laval qui avait personnellement acquis ces terres entre 1662 et 1668. Contrairement à d’autres seigneuries appartenant aux ecclésiastiques, elle ne fut pas concédée par le roi. La précision est importante. Mais il y a surtout lieu de constater que F. Bourque omet de contextualiser l’historique en vertu duquel le Séminaire, comme tous les autres propriétaires seigneuriaux en place au moment de l’abolition de ce régime, a été maintenu dans ses droits de propriété.
Les 1600 km carrés de terres forestières sont effectivement un héritage direct du processus d’abolition, une propriété privée qui doit sa légitimité (en ce début de 21e siècle) au législateur qui, en 1854, a laissé la pleine jouissance aux seigneurs de toutes les terres alors non concédées. Certes, ce fut peut-être le plus grand cadeau jamais consenti au privé par l’État canadien (c’est sous le régime de l’Union qu’on a aboli le régime seigneurial), mais ni le Séminaire, ni l’Église catholique en général, n’a alors obtenu plus que les autres seigneurs en place en 1854. À cette époque, l’abolition se réalise dans un contexte très soucieux des droits de propriété privée; on est bien loin de la Révolution française qui mit fin à la féodalité en France.
M. Bourque aurait pu mentionner au passage (mais il l’ignore probablement, comme la majorité des Québécois) que ce processus d’abolition a créé des rentes constituées en remplacement des rentes seigneuriales, lesquelles ne seront complètement éteintes qu’en 1970. D’ailleurs, j’ai montré dans un article que l’Église représente un bien petit joueur en termes de propriété seigneuriale au moment de l’abolition. Mais, surtout, ce processus a maintenu la propriété privée des terres non concédées. Dans certaines seigneuries, comme à Beaupré, cela représentait de vastes étendues foncières dans des zones peu propices à l’agriculture où aucun censitaire n’avait été établi. Ailleurs, c’est parfois la totalité de la seigneurie qui devient un domaine privé.
L’exemple le plus étonnant est sans doute celui de l’île d’Anticosti. Cette île, grande comme la Corse, devint alors la pleine propriété des derniers seigneurs qui la vendront au chocolatier parisien Henri Menier, lequel agira comme un véritable seigneur en y établissant ses fameux chevreuils. C’est la famille Menier qui vendra à son tour cette île privée (pour ne pas dire cette seigneurie) à une compagnie forestière qui l’exploitera jusqu’à ce que, comble de l’ironie, le gouvernement du Québec doive la racheter, en 1972, pour en faire la réserve naturelle qu’on connaît aujourd’hui.
Plusieurs autres cas seraient à documenter (Minganie, Lac Témiscouata, seigneuries du pourtour de la Gaspésie…). Force est de constater que l’abolition du régime seigneurial a laissé une empreinte plus importante que ce que laissent croire nos manuels scolaires. Cette abolition a été, il faut le reconnaître, très favorable aux seigneurs en place, mais combien d’entreprises ou d’individus ont tiré des profits de ces terres privatisées en 1854, sans redonner quoi que ce soit à quiconque, la question reste à éclaircir.