L'esthétisme de la contestation

Les étudiants n'hésitent pas à teinter leurs moyens de pression d'une bonne dose d'art et de créativité

Université - démocratisation, gouvernance et financement



Le petit carré de tissu rouge a enfanté des cubes rouges, avec cette fois l’idée de souligner l’endettement au cube. Ce nouvel emblème serait né d’une journée de remue-méninges organisée il y a un peu plus de deux semaines par l’associati
Photo : Pascal Ratthé


Stéphane Baillargeon - Les révolutions de velours et les mouvements de protestation démocratique sont maintenant colorés partout dans le monde. Le Québec n'échappe pas à la règle. La grève étudiante se rallie autour du symbole aussi simple qu'efficace du petit carré rouge, mais aussi de quelques autres images et slogans plus ou moins bien trouvés...
L'Ukraine a été emportée démocratiquement par un tsunami orangé. En Iran, les militantes pour les droits des femmes utilisent le rose. Les démocrates du Kirghizistan passent au jaune. Les Libanais contre l'opposition syrienne de leur pays se drapent de vert.
Les mouvements de contestation contemporains se colorent et notre coin du monde n'y échappe pas, toute chose étant relative, évidemment. La grève étudiante la plus massive de l'histoire du Québec se rassemble autour d'un bout de tissu rouge, un carré coloré que les grévistes et leurs sympathisants arborent en signe de ralliement à la cause.
Le symbole veut rappeler que les compressions de 103 millions au régime étatique de prêts et bourses placent les étudiants «carrément dans le rouge». Une idée forte et efficace dont l'origine demeure assez obscure. Des assistés sociaux auraient été les premiers à utiliser le symbole l'an dernier. Des étudiants de l'UQAM ont suggéré de récupérer l'emblème aux tout premiers jours de la grève. La proposition a même été adoptée formellement lors d'une assemblée générale de la Coalition de l'Association pour une solidarité syndicale étudiante élargie, la CASSEE, l'aile radicale du mouvement.
«Notre carré a connu un succès boeuf», observe Héloïse Moysan-Lapointe, porte-parole de la CASSEE, elle-même étudiante en philosophie à l'Université de Sherbrooke. «On peut d'ailleurs parler d'un trop grand succès, poursuit-elle. Le symbole est galvaudé, récupéré. On a vu des députés péquistes le porter à Québec, alors que le gouvernement précédent a aussi imposé des compressions dans le système de l'éducation. Mais bon, on n'a pas de copyright sur le carré et il faut se réjouir de la popularité de l'appui dont témoigne sa diffusion.»
La société de l'hyperspectacle aime les métaphores fortes et élémentaires. Le marketing, le design, la publicité et la propagande le savent très bien et en tirent profit depuis longtemps. Il était d'ailleurs temps que les contestataires québécois entrent à leur tour dans le grand jeu spectaculaire.

«Le carré rouge demeure une très belle trouvaille, juge le professeur Frédéric Metz, de l'École de design de l'UQAM. C'est mieux que d'avoir réutilisé les rubans d'autres causes, c'est même plus joli que le coquelicot du jour du Souvenir. L'objet est beau, sensible, signifiant. Il livre un message puissant de solidarité. En plus, il ne coûte presque rien à produire.»

La connotation gauchiste du rouge ne dérange pas le spécialiste. D'ailleurs, cette couleur peut aussi bien rappeler le Parti libéral que le drapeau canadien, comme le noir appartient aussi bien aux anarchistes qu'aux fascistes.
La petite merveille québécoise a enfanté des cubes rouges, avec cette fois l'idée de souligner l'endettement au cube. Ce nouvel emblème serait né d'une journée de remue-méninges organisée il y a un peu plus de deux semaines par l'association des étudiants en design graphique de l'UQAM. Une vingtaine de jeunes, deux chargés de cours et deux professeurs ont discuté esthétique de la contestation.
«L'association voulait trouver une manière de s'impliquer», dit Lino, peintre, affichiste et illustrateur, un des deux chargés de cours invités à la rencontre. Lino a notamment créé les magnifiques affiches du Théâtre de Quat'Sous sous la direction de Wajdi Mouawad. «Après tout, des professionnels de la communication pouvaient peut-être apporter une contribution. L'idée des cubes a vite gagné la sympathie. Il a même été proposé de manifester à Québec deux jours plus tard avec des boîtes de carton rouge qui auraient servi à construire un immense mur coloré.»
La belle image n'a pas pris corps, par manque de temps, mais aussi parce que certains étudiants voulaient forcer l'utilisation de boîtes recyclables... N'empêche, le cube a surgi dans les manifestations, souvent relié par les rigolos du Rassemblement des artistes très sensibilisés (RATS). L'association, formée il y a deux ans autour d'étudiants universitaires de diverses disciplines artistiques, multiplie depuis les interventions et s'active particulièrement à la faveur de la grève.
«Le gouvernement cherche à transformer les problèmes sociaux en problèmes économiques», résume Isabelle Monette, qui se présente comme «relationniste très sensibilisée» du RATS.
«Nous cherchons à faire émerger un débat réel par des démarches artistiques.» Avant le déclenchement de la grève, cet art engagé a par exemple mené des ratons à l'ouverture des audiences montréalaises de la commission Gomery sur le scandale des commandites. À Québec, le RATS ou ses acolytes ont «encubé» des statues de la colline parlementaire.
Les cérémonies du Vendredi saint ont particulièrement inspiré les grévistes, rattachés ou non au RATS. Quelques dizaines d'étudiants en théologie de l'Université de Montréal ont parcouru un chemin de croix sur le campus et même crucifié une étudiante pour illustrer le «sacrifice de l'accessibilité» à l'éducation.
Un autre groupe a planté 103 croix au centre-ville de Montréal. À Québec, des élèves du cégep Beauce-Appalaches ont aussi installé 103 croix, devant l'Assemblée nationale, pour signifier qu'ils sont enterrés sous les dettes.
«Nous organisons des actions créatives et festives», dit encore Guillaume Potvin, coordonnateur du RATS. L'interview a été accordée à l'ombre d'un grand cube, au parc Lafontaine, mercredi soir, alors que Loco Locass s'apprêtait aussi à divertir la foule tout en chatouillant sa conscience sociale. «Nous vivons dans une société de l'image, enchaîne Isabelle Monette. Nos actions peuvent provoquer des questions tout en divertissant.»
La belle jeunesse s'en donne à coeur joie comme en témoignent des slogans glanés sur les pancartes à cette grande manif montréalaise. Par exemple, le simili biblique: «Pourquoi couper dans le gras d'une vache maigre?» Ou le prophétique: «Qui sème la misère récolte la colère». Et puis le joli: «Soyons utopistes — exigeons le réel... », en écho à un célèbre appel soixante-huitard («Soyez réalistes, demandez l'impossible!»).
Frédéric Metz ne connaît pas tous ces mots d'ordre mais déplore leur abondance diluant l'efficacité du message. Les Ukrainiens ont d'ailleurs démontré la puissance d'évocation de la seule couleur capable de livrer un message en se passant de mots ou de slogans. Le professeur analyse aussi durement l'accent mis sur les fameux 103 millions et beaucoup d'autres éléments visuels de la contestation. «Cent trois millions, c'est banal, dit-il. Il faudrait demander 103 milliards pour frapper fort! À part le carré rouge, le reste du mouvement se contente de clichés ou de cochonneries visuelles hétéroclites. Brûler des marionnettes, c'est tellement vieux jeu. Cela sent la manif syndicale de papa. Ce mouvement de la jeunesse manque malheureusement souvent de folie, d'audace, d'originalité et de surprise... »


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