Point chaud

L’enjeu philosophique mondial du conflit étudiant

« Ayons toujours un oeil sur le Québec », conseille Alain Badiou

Conflit étudiant vu de l'étranger

François Gauvin Professeur et auteur
Alain Badiou est professeur émérite de l’Université Paris-VIII Saint-Denis et auteur entre autres de L’être et l’événement (Seuil, 1988), Logiques des mondes (Seuil, 2006), Circonstances, 4. De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Nouvelles Éditions Lignes, 2007) et Circonstances, 6. Le réveil de l’Histoire (Nouvelles Éditions Lignes, 2007).
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Le Québec et sa crise actuelle pourraient-ils servir à mieux penser le monde ? Oui, assure Alain Badiou, ancien leader de Mai 68 qui ne renie pas son passé maoïste. Rencontre avec un des philosophes français les plus connus et controversés de l’heure.
Que pensez-vous du conflit étudiant au Québec ?

Ce qui m’intéresse d’abord, c’est l’amplitude et la détermination du phénomène. Au fond, ce qui se passe chez vous, c’est une résistance brutale et étendue à un phénomène mondial, qui veut que le modèle de l’entreprise s’applique à toutes les activités humaines, quelles qu’elles soient. Comme l’entreprise, l’université devrait s’autofinancer, alors qu’historiquement, elle s’est édifiée selon des règles toutes différentes. Évidemment, le conflit prend la forme particulière et très localisée d’un combat contre le programme d’augmentation des droits de scolarité universitaire, qui s’est ensuite étendu à une opposition contre la gestion gouvernementale de la crise. Mais on sent bien au coeur de ce soulèvement une subjectivité révoltée contre l’idée que le paradigme de toute chose est l’entreprise. Et ce point de résistance mobilise, pour l’instant, un débat de grande ampleur, qui nous concerne tous, et dont la fin n’est pas prédictible.

Feriez-vous un rapprochement avec la révolte étudiante de Mai 68, alors que, dirigeant maoïste, vous appeliez à la révolution ?
Oui, par ses manières de faire, ses allures, son inventivité. C’est la première évocation de Mai 68, le premier grand écho d’une subjectivité active, joyeuse, ne rechignant pas au combat quand il le faut. Et bénéficiant de toute évidence d’une sympathie au sein de la population. Même si elle divise la société québécoise. Exactement comme en 1968. Les étudiants s’attiraient une sympathie, mais on a bien vu aux élections législatives de juin 1968, favorables au parti du général de Gaulle, que la société française était complètement divisée.

Votre rencontre du Québec remonte à ces années-là.

En effet. Juste après Mai 68, je suis allé en mission à Montréal comme observateur des droits de l’homme au procès de Pierre Vallières et Charles Gagnon du Front de libération du Québec (FLQ). C’était mon premier contact concret, ma première immersion dans la singularité du Québec, qui m’a vivement frappé.

Depuis, vous avez consacré à la société québécoise un chapitre entier de votre maître-livre Logiques des mondes. Le Québec vous sert-il de stimulant pour penser le monde ?
Dans la démonstration générale du livre, le Québec a d’abord une fonction d’exemple. Mais vous avez raison de parler de stimulant. L’histoire québécoise résume beaucoup de traits de l’histoire mondiale depuis des siècles : une colonisation européenne ancienne, la présence exceptionnelle de deux grandes puissances mondiales, l’anglaise et la française, etc. Il n’y a d’équivalent nulle part ailleurs. Et cela a créé une société, une subjectivité, qui a combiné des termes qui ne le sont pas normalement. Et c’est donc pour moi ce que j’appelle un « monde », vraiment. L’histoire du Québec est marquée par des phénomènes à la fois irréductiblement particuliers et ayant quand même un aspect novateur universel. C’est encore le cas aujourd’hui. Je dirais : ayons toujours un oeil sur le Québec.

Vous dites du Québec qu’il est un « devenir-monde ». Mais pour vous, qu’est-ce qu’un monde ?
De façon très générale, un monde est un régime de rapports d’identités et de différences. Pour dire ce qu’est singulièrement ce monde-là, pour simplifier, prenons un monde humain, il faut des identités - nationales, linguistiques, la conscience commune d’appartenir à ce monde, etc. - et des différences. Dans le cas du Québec, bien sûr, la langue française est un élément identitaire, mais elle est nécessairement en relation avec l’anglophonie omniprésente et avec le fait qu’il y a eu et qu’il y a encore des Amérindiens qui ne sont pas immédiatement de cette identité, et ainsi de suite. De ce point de vue, le Québec a une histoire absolument singulière. J’en parle comme d’un « faire-monde » encore ouvert. Car je ne suis pas sûr que le Québec ait encore réellement résolu le problème du monde qu’il est en train de devenir. L’épisode actuel de révolte fait partie de cela, du faire-monde québécois, et de son intérêt pour tous.

Mais toute société n’est-elle pas un faire-monde ? La France, par exemple.

Les identités sont ici plus figées. C’est un pays en crise latente, une ancienne grande puissance planétaire, détentrice d’une universalité particulière, qui ne sait pas quoi faire de sa grandeur perdue. De ce point de vue, la France est au moins autant un monde qui se défait qu’un faire-monde. Ma thèse est qu’il faut mettre fin à la France.

Pardon ?
Je pense depuis longtemps que la France doit fusionner avec l’Allemagne. Je suis d’ailleurs très content que d’autres, comme Michel Serres, soient aujourd’hui de mon avis. La France seule n’a plus d’avenir. L’Europe est un attelage qui bringuebale, on l’a vu avec la Grèce, et tout le monde reconnaît que la France et l’Allemagne forment le noyau dur de l’Europe. La fusion permettrait de faire face aux autres grandes puissances économiques, ce dont n’est capable aujourd’hui ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Europe. Les économies française et allemande sont déjà imbriquées, autant que ce noyau se réalise politiquement ! Ce pourrait être sous la forme souple d’un État fédéral, comme c’est déjà le cas de l’Allemagne.

Et du Canada… Mais les indépendantistes espèrent que les manifestations de solidarité suscitées par la crise serviront leur cause. Début d’une nouvelle histoire ?
Je ne connais sans doute pas assez de l’intérieur la situation du Québec pour le dire. Mais j’ai une certaine méfiance envers les indépendantismes. Depuis vingt ou trente ans, on assiste à l’éclatement d’entités nationales, et quelques fois à leur pulvérisation. La Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Somalie, le Congo… Il faut être très vigilant sur la portée réelle des désintégrations étatiques. Ce sont des phénomènes négatifs de l’historicité contemporaine, souvent responsables de situations humaines tragiques. Alors, vous me direz : « Mais le Québec n’est pas comme cela ! »

Vous m’enlevez les mots de la bouche…
Je ne serais pas spontanément pour une sécession du Québec, sans arguments vraiment puissants. Je ne suis pas sûr que la voie du faire-monde québécois ait absolument besoin d’un séparatisme étatique. Je crois qu’on peut négocier des fédéralismes conséquents, et que c’est une meilleure formule.
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François Gauvin est docteur de philosophie et collaborateur régulier au magazine Le Point.


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