S'il fallait en croire certains, sans Facebook et Twitter, il n'y aurait jamais eu de soulèvement en Tunisie et en Égypte. En a-t-on assez lu de ces reportages jovialistes décrivant une jeunesse arabe mondialisée qui passerait ses longues journées à gazouiller sur ces nouveaux médias prétendument «sociaux»?
C'est à se demander comment, malgré le black-out qui s'est abattu sur Internet pendant cinq jours, deux millions d'Égyptiens ont quand même trouvé le moyen de se donner rendez-vous sur la place Tahrir cette semaine. On ne fera croire à personne que la chute du mur de Berlin est due à l'invention du téléphone cellulaire ou du minitel rose. Il serait temps de répondre à McLuhan une fois pour toutes que, si le média peut parfois influencer le message, c'est encore la main de l'homme qui en trace les lettres, peu importe qu'elle écrive sur un écran tactile ou à la plume sur une simple feuille de papier.
Ces longues descriptions naïves d'une jeunesse musulmane qui twitterait à tout-va et passerait sa vie à caqueter au téléphone portable ne sont-elles pas la projection de nos propres lubies sur les événements du monde arabe? Celles, rêvées dans un bungalow de Laval, d'une jeunesse mondialisée, instruite, éprise de transparence, de démocratie et de nouvelles technologies qui n'attendrait que l'occasion de renverser les vieux dictateurs pour enfin s'amuser comme elle le veut sur Internet. On en finirait presque par oublier que l'Égypte compte plus de 30 % d'analphabètes et que, selon certains rapports, la grande majorité des femmes y ont été excisées!
Mercredi soir, les policiers en civil qui ont envahi la place Tahrir avaient aussi leur iPhone en poche. Cela ne les empêchait pas de vouloir casser du manifestant. Les événements dramatiques qui se déroulent depuis deux jours en Égypte se sont chargés de nous ramener aux véritables enjeux qui déchirent ce pays.
Dans l'océan d'informations qui nous inonde ces jours-ci, retenons ce qu'écrivait une universitaire française nommée Sophie Pommier, auteure de l'excellent livre intitulé Égypte, l'envers du décor (La Découverte). Selon ce fin connaisseur de l'Égypte, l'armée égyptienne, dont sont issus tous les présidents égyptiens depuis le renversement du roi Farouk par «les officiers libres», cherchait depuis longtemps une façon d'assurer la succession de Moubarak. Elle voulait à tout prix éviter que le raïs mette son fils, Gamal Moubarak, sur le trône. Avec sa bande de jeunes réformateurs, les «Gamal Boys», il était soupçonné de ne pas pouvoir «tenir» le pays sur le plan de la sécurité et de vouloir mettre en cause l'empire de la dixième armée du monde, qui contrôle des pans entiers de l'économie.
Paradoxe parmi d'autres, les soulèvements populaires venus de la Tunisie pourraient avoir fourni à l'armée égyptienne une occasion en or. Ils lui auront permis de maintenir sa mainmise sur le pays, tout en se débarrassant d'un successeur encombrant qui, malgré ses penchants monarchistes, affichait sa volonté de libéraliser l'économie et de démocratiser le pays. On saisit dès lors mieux pourquoi les caciques de l'armée se sont si vite affichés du côté du peuple.
Cela aide aussi à comprendre la neutralité de façade affichée par l'armée. Rien ne pouvait mieux servir ses intérêts que les affrontements entre opposants et partisans de Moubarak qui se poursuivaient hier encore sur la place Tahrir. Déjà adulés par la population — même les Frères musulmans ont rendu hommage à la «grande armée égyptienne» —, les militaires ont maintenant toute la légitimité nécessaire pour rétablir l'ordre.
L'évolution récente du pays laisse aussi penser qu'on a tort d'opposer de façon trop manichéenne l'islamisme au régime en place. Malgré des périodes de répression des Frères musulmans, l'islam est partout en Égypte. Jusque dans sa Constitution. Moubarak lui-même n'a cessé de l'instrumentaliser. C'est lui qui a autorisé les Frères musulmans à investir les syndicats et les organisations populaires à mesure que l'État se retirait de ces secteurs. À l'approche des échéances électorales, il faisait régulièrement des concessions à la censure islamiste. Le gouvernement a donc lui aussi participé à sa façon à la réislamisation en cours en Égypte depuis deux décennies.
Cet islamisme est par ailleurs inséparable des formes arrogantes que prend souvent la mondialisation dans les pays arabes. Il suffit d'en avoir visité quelques-uns pour constater comment l'envahissement de la culture de masse anglo-saxonne met l'identité de ces pays à rude épreuve. Qu'on pense par exemple à l'omniprésence de l'anglais dans l'éducation supérieure. Au Caire, les meilleures universités sont allemandes, françaises, mais d'abord américaines. Même le Canada subventionne dans ces pays des universités anglophones qui forment des élites mondialisées prêtes à travailler à l'ONU, mais sans ancrage réel dans le pays. Mohamed el-Baradei en est un bel exemple. On cherche encore le pays arabe qui aurait trouvé le moyen terme permettant, entre l'intégrisme et l'insolence de la culture de masse importée, de donner une forme acceptable à la mondialisation.
Chose certaine, Facebook et Twitter ne seront pas la solution...
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