Par André Orléan, dircteur d'études de l'EHESS et président de l'Association française d'économie politique
Le capitalisme est une économie violente et anarchique qui a pour principe le désir d'enrichissement sans limite des individus. Sa formule canonique est d'une grande simplicité : de l'argent qui produit plus d'argent. Une telle économie est faite de déséquilibres. Sa trajectoire sur longue période consiste en une succession désordonnée d'expansions et de récessions.
La crise est ce moment paradoxal où la recherche du profit cesse d'être une force motrice et provoque l'appauvrissement du plus grand nombre, du fait des pertes d'emploi ou de la baisse des salaires. C'est ce que connaît aujourd'hui la population grecque après bien d'autres. En ce sens, il n'est pas difficile de représenter la crise économique.
De nombreux artistes, metteurs en scène ou écrivains nous ont montré avec talent ce qu'est la vie quotidienne des personnes durant ces récessions. On pense aux Raisins de la colère ou, plus récemment, aux films documentaires, comme Cleveland contre Wall Street, qui nous ont fait découvrir la désolation de ces banlieues américaines livrées aux expulsions, suite à la crise des subprimes. Cependant, cette description ne nous livre qu'un aspect de la crise, à savoir le vécu des populations. Elle laisse dans l'ombre les raisons de l'appauvrissement général.
Or représenter la crise, c'est aussi rendre visibles les mécanismes qui produisent cette situation. En la matière, la difficulté est grande, car l'économie capitaliste se présente masquée : l'accumulation de marchandises n'est qu'un des aspects de sa dynamique, le plus immédiat. Tout aussi importante est la circulation des signes monétaires et financiers, car c'est elle qui livre la clef des enchaînements récessifs.
Cependant, il n'est pas facile d'en rendre compte. Par exemple, entre son plus haut en 2007 et son plus bas en 2009, la moitié de la capitalisation boursière mondiale s'est volatilisée, soit une perte de 25 000 milliards de dollars. C'est assurément une destruction colossale de valeurs, l'équivalent de la moitié des richesses produites en un an sur la planète ou dix fois le produit intérieur brut de la France, mais il n'est pas évident d'en saisir le sens comme la portée.
Montrer une courbe sur un écran est grandement insuffisant. S'agit-il d'une perte fictive ou réelle ? Il ne faudrait surtout pas croire que cette difficulté aurait pour origine la nature rationnelle du chiffre, le fait que nous aurions soudainement quitté le monde des affects pour entrer dans celui du calcul. Rien n'est plus faux. Il faut même dire à l'inverse que le monde de la monnaie et de la finance est un monde saturé d'affects.
Nulle part ailleurs, le désir d'enrichissement ne s'exprime d'une manière plus puissante. Ce qui fait problème est le sens de ce désir, sa nature énigmatique. En effet, les individus ne sont pas censés désirer des signes de richesse mais des marchandises réelles. Toute la question de la représentation de la crise des économies marchandes est là : comment représenter le désir de monnaie pour elle-même et ses brutales transformations ? Comment représenter un désir si étrange, qui ne porte pas sur la jouissance de biens concrets mais sur celle d'un pouvoir abstrait ? En effet, détenir de la monnaie autorise son propriétaire à rester dans l'expectative, sans avoir à choisir s'il veut consommer ou investir. On dit alors, dans le vocabulaire économique, qu'il est "liquide".
Lorsque les acteurs, comme aujourd'hui les banques européennes, ressentent une forte méfiance à l'égard de l'économie réelle, alors ils cherchent à être liquides en attendant que les incertitudes se dissipent. En ce sens, la préférence pour la liquidité est un baromètre de la défiance qu'ont les investisseurs à l'égard de la production et ses aléas.
Mais plus les acteurs se réfugient dans la liquidité, plus l'activité productive est atone faute d'investissements et de consommations. Ainsi les 1 000 milliards d'euros que la Banque centrale européenne (BCE) a prêtés aux banques début 2012 ne se sont-ils transformés que très partiellement en crédits à l'économie. Une grande partie a fini sur des comptes auprès de la BCE. Tel est le mécanisme de la crise. Si le désir d'enrichissement ne portait que sur des marchandises, il nourrirait sans cesse la demande de nouveaux produits, de telle sorte que nous ne connaîtrions jamais de récessions. C'est la possibilité qu'offre la liquidité de demeurer hors la sphère de la production des marchandises qui rend les crises possibles. C'est cela qu'il convient de donner à comprendre.
Au fond, c'est une même difficulté que rencontre l'économiste ou l'artiste lorsqu'ils se trouvent face à la nécessité de représenter la crise. Ils doivent donner à voir comment une abstraction, la valeur économique, prend possession des individus, les assujettit à sa logique : le désir pour la monnaie. Il importe de noter que cette tâche, rendre la monnaie désirable pour faire advenir l'ordre marchand, ce fut d'abord celle des sociétés marchandes elles-mêmes. Il n'est que de songer à la manière dont ont été conçus les billets ou les pièces. On y a inscrit des symboles puissants, aptes à provoquer de forts sentiments, car la monnaie doit impérativement apparaître comme légitime.
Ainsi, l'économie est bien affaire de représentations, de symboles, d'affects collectifs. La rationalité ne vient qu'en second. Le 15 % de rendement exigé par les actionnaires n'est nullement le résultat d'une analyse rationnelle. Il s'agit bien plus d'un projet collectif visant à mobiliser les énergies des propriétaires autour d'une certaine conception de la valeur économique, aux fins de la faire prévaloir. Comprendre le capitalisme et sa crise, c'est mettre au jour ce jeu des représentations. Sur ce plan, les économistes peuvent apprendre beaucoup des artistes lorsqu'ils mettent en scène la logique des passions et des croyances.
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André Orléan, directeur d'études de l'EHESS et président de l'Association française d'économie politique
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