La perspective immédiate d’une amélioration significative des relations entre les États-Unis et la Russie dépend maintenant de quelque chose de tangible : les forces qui ont saboté les accords de cessez-le-feu antérieurs en Syrie réussiront-elles à le faire à nouveau, pour que les rêves de « changement de régime » des néo-conservateurs et des libéraux interventionnistes puissent se réaliser ?
Ou le président Trump réussira-t-il là où le président Obama a échoué en forçant les bureaucraties étasuniennes militaires et du renseignement à respecter ce cessez-le-feu plutôt que de laisser l’insubordination régner ?
Ce sont vraiment des questions de vie ou de mort pour le peuple syrien et elles pourraient avoir aussi de profondes répercussions pour toute l’Europe, qui a été déstabilisée par le flot de réfugiés fuyant la violence horrible dans cette guerre par procuration qui déchire la Syrie depuis six ans.
Mais vous en saurez peu sur cette importante priorité en lisant les grands titres des journaux étasuniens de samedi matin qui continuent leur longue obsession sur la question plus éphémère de savoir si le président russe Vladimir Poutine va confesser son péché d’« ingérence » dans les élections étasuniennes de 2016 et promettre de se repentir.
D’où les manchettes: « Trump et Poutine parlent de l’ingérence électorale » (Washington Post) et « Trump questionne Poutine au sujet de son ingérence dans les élections » (New York Times). On a eu aussi droit aux habituels cris d’orfraies des commentateurs de CNN et de MSNBC lorsque Poutine a osé nier que la Russie s’était mêlée de ces élections.
Le potentiel d’un cessez-le-feu dans le sud de la Syrie – entrant en vigueur ce dimanche – a visiblement peu intéressé les grands journaux et les nouvelles télévisées.
Pourtant, la clé de l’évaluation de Donald Trump par Poutine va consister à voir si le président des États-Unis est assez fort pour que le cessez-le-feu convenu d’un commun accord soit respecté. Comme le sait bien Poutine, Trump devra canaliser les mêmes forces de l’« État profond » qui ont réussi à décourager des accords similaires dans le passé. En d’autres termes, les chances actuelles pour que ce cessez-le-feu tienne ne sont pas bonnes ; pour que cet accord survive, il ne faudra pas moins d’un miracle.
Le secrétaire d’État Rex Tillerson devra faire face aux extrémistes du Pentagone et de la CIA. Tillerson s’attend probablement à ce que le secrétaire de la Défense James « Mad Dog » Mattis et le directeur de la CIA, Mike Pompeo, coopèrent en ordonnant à leurs troupes et à leurs agents en Syrie de contenir les « rebelles modérés » soutenus par les États-Unis.
Mais il reste à voir si Mattis et Pompeo pourront contrôler les forces que leurs agences ont déclenchées en Syrie. Si l’histoire récente peut servir de guide, il serait stupide d’exclure un autre attentat « accidentel » provoqué par les États-Unis contre les troupes du gouvernement syrien, une « attaque chimique » bien médiatisée ou tout autre « crime de guerre » insensé pour lequel les médias sociaux et les médias traditionnels vont immédiatement accuser le président Bachar al-Assad.
Une expérience amère
Le cessez-le-feu partiel de l’automne dernier en Syrie, minutieusement négocié pendant plus de 11 mois par le secrétaire d’État John Kerry et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et approuvé personnellement par les présidents Obama et Poutine, n’a duré que cinq jours (du 12 au 17 septembre) avant d’être annulé à cause des attaques aériennes « de la coalition » sur des positions bien connues de l’armée syrienne, attaque qui a tué entre 64 et 84 soldats syriens et blessé environ 100 autres.
Par des remarques publiques qui frisent l’insubordination, les hauts fonctionnaires du Pentagone ont, quelques jours avant l’attaque aérienne du 17 septembre, montré un scepticisme exceptionnellement public concernant les aspects clés de l’accord Kerry-Lavrov, comme le partage d’informations avec les Russes (une disposition importante de l’accord approuvé par Obama et Poutine).
La résistance du Pentagone et le bombardement « accidentel » des troupes syriennes ont provoqué ces mots inhabituellement effrontés de la part du ministre des affaires étrangères, Lavrov, à la télévision russe, le 26 septembre :
« Mon bon ami John Kerry (…) est soumis à de vives critiques de la part du système militaire étasunien. Malgré le fait que, comme toujours, [ils] ont garanti que le commandant en chef des États-Unis, le président Barack Obama, l’a soutenu dans ses contacts avec la Russie (…) apparemment, les militaires n’écoutent pas vraiment leur commandant en chef. »
Lavrov a en particulier critiqué le président du Comité conjoint des chefs d’état-major, le général Joseph Dunford, pour avoir déclaré au Congrès qu’il s’opposait à l’échange de renseignements avec la Russie, en dépit du fait que, comme Lavrov l’a fait remarquer, « les accords, passés sous les ordres directs du président russe Vladimir Poutine et du président américain Barack Obama, ont stipulé qu’ils échangeraient des renseignements. » Notant cette résistance à l’intérieur de la bureaucratie militaire américaine, Lavrov a ajouté : « Il est difficile de travailler avec de tels partenaires ».
Poutine a repris le thème de l’insubordination dans un discours du 27 octobre au Valdai International Discussion Club, dans lequel il se lamentait ouvertement :
« Mes accords directement négociés avec le président des États-Unis n’ont pas donné de résultat (…) des gens à Washington sont prêts à faire tout leur possible pour empêcher que ces accords soient mis en pratique. »
À propos de la Syrie, Poutine a dénoncé l’absence d’un « front commun contre le terrorisme après de longues négociations, des efforts considérables et des compromis difficiles ».
La porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Lavrov, entre-temps, a même exprimé sa sympathie pour le chimérique effort fourni par Kerry, en le gratifiant d’un « A ». Dans la foulée, le secrétaire à la défense, Ashton Carter, a envoyé des avions de guerre américains pour tuer prématurément ce cessez-le-feu si minutieusement préparé par Kerry et Lavrov depuis près d’un an.
De son coté, Kerry a exprimé ses regrets, avec des mots reflétant l’espoir désabusé seyant au principal diplomate du seul pays « indispensable » au monde, concédant qu’il n’avait pas été en mesure d’aligner toutes les forces en jeu.
Kerry s’est plaint publiquement de son cessez-le-feu en lambeaux le 29 septembre 2016 : « Je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi compliqué au cours de toute ma vie publique, en ce sens qu’il y a probablement environ six guerres, ou plus, en même temps – Kurdes contre Kurdes, Kurdes contre la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Iran, les sunnites, les chiites, tout le monde contre EI, le peuple contre Assad, al-Nusra [affilié syrien d’al-Qaïda]. Il s’agit d’un mélange de guerre civile, de guerre ethnique, de stratégies régionales et de guerres par procuration, il est donc très difficile de faire s’entendre les forces en présence. »
Admettre la prééminence de l’État profond
Ce n’est qu’en décembre 2016, dans une interview avec Matt Viser du Boston Globe, que Kerry a reconnu que ses efforts pour trouver un accord avec les Russes avaient été contrariés par le secrétaire de la Défense, Ashton Carter, ainsi que toutes ces forces qu’il trouvait si difficile à aligner.
« Malheureusement, nous avons eu des divisions dans nos propres rangs qui ont rendu la mise en œuvre [de l’accord de cessez-le-feu] extrêmement difficile à accomplir, a déclaré Kerry. Mais ça (…) aurait pu fonctionner. (…) Le fait est que nous avons conclu un accord avec la Russie (…) un effort de coopération.
Nous avons eu des gens dans notre gouvernement qui ont été fortement opposés à cela, a-t-il dit. Je le regrette. Je pense que c’était une erreur. Je pense que vous auriez une situation différente là-bas, maintenant, si nous avions pu le faire. »
Le Globe’s Viser a décrit Kerry comme étant frustré. De fait, ce fut une rude manière pour Kerry de mettre fin à près de 34 ans de carrière dans le service public.
Après les discussions de vendredi avec le président Trump, les yeux du Kremlin seront fixés sur le secrétaire d’État Tillerson, en veillant à voir s’il aura plus de chance que Kerry d’obtenir que le successeur d’Ashton Carter, James « Mad Dog » Mattis et le dernier directeur-captif de la CIA, Pompeo, s’alignent sur ce que le président Trump veut faire.
Alors que le nouveau cessez-le-feu entre les États-Unis et la Russie entrera en vigueur dimanche, Poutine sera impatient de voir si, cette fois, Trump, contrairement à Obama, pourra faire respecter un cessez-le-feu en Syrie ; ou si, comme Obama, Trump sera incapable de l’empêcher d’être saboté par les acteurs de l’État profond de Washington.
La résultat se verra dans les actes et, clairement, beaucoup dépend de ce qui se passera dans les prochaines semaines. À ce stade, c’est un acte de foi de la part de Poutine d’avoir confiance dans le fait que ce cessez-le-feu tiendra.
Ray McGovern
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.
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