Jean-Pierre Robin - «Supposons que nous arrêtions ensemble de dépenser nos revenus pour les épargner en totalité. Chacun serait alors sans travail», explique Keynes lors d'une émission radiophonique en 1931. Pour l'économiste, la recette est simple : face la crise, il faut tout faire pour relancer la machine économique.
«Supposons que nous arrêtions ensemble de dépenser nos revenus pour les épargner en totalité. Chacun serait alors sans travail», explique Keynes lors d'une émission radiophonique en 1931. Pour l'économiste, la recette est simple : face la crise, il faut tout faire pour relancer la machine économique. Crédits photo : ASSOCIATED PRESS
Qu'ils soient de gauche ou de droite, partout les gouvernements, depuis le début de la crise, se réclament de lui pour sortir leurs économies de l'ornière.
Sera-t-il notre sauveur ? La question reste ouverte, mais nous pouvons d'ores et déjà témoigner de sa résurrection. Elle est tonitruante : John Maynard Keynes (1883-1946) est aujourd'hui l'économiste le plus vivant de la planète, le conseiller des princes le plus écouté. De Washington à Pékin, de Londres à Paris, à Tokyo comme à Moscou, ses remèdes sont désormais suivis à la lettre. Ils prennent la forme de plans de relance dont l'addition sur l'ensemble des continents atteint entre 2 000 et 3 000 milliards de dollars. De quoi réjouir celui qui adressait cette lettre ouverte au président américain Franklin Roosevelt, par l'entremise du New York Times, en date du 31 décembre 1933 : «Je mets au premier rang un vaste programme de dépenses à crédit sous les auspices du gouvernement.» Non sans une certaine arrogance, il considérait que le programme de New Deal mis en place neuf mois plus tôt outre-Atlantique nécessitait, en effet, un certain nombre d'«adaptations».
Le Britannique qui s'exprime ainsi à la première personne pour prodiguer ses conseils au chef d'État de la première puissance économique de la planète est loin d'être un inconnu. Il a fait une entrée fracassante sur la scène internationale quatorze ans plus tôt, en dénonçant le traité de Versailles. Simple conseiller économique de la délégation britannique, il démissionne de son poste trois jours avant la signature du texte censé tirer les conséquences de la Première Guerre mondiale. Il juge en effet «exorbitantes» les réparations imposées aux vaincus, qui s'inspirent du slogan franco-britannique d'alors : «L'Allemagne paiera.» Libéré de son devoir de réserve de haut fonctionnaire, Keynes s'empresse de publier à l'automne 1919 un pamphlet : Les Conséquences économiques de la paix. Il y pronostique «une catastrophe imminente» et la ruine de l'Europe dans son ensemble. Une vision qui se révélera, hélas, prémonitoire. Ce coup d'éclat le rend célèbre en quelques jours. Le livre, vendu à 200 000 exemplaires, bénéficie d'un succès international, y compris en France.
Jusqu'alors, John Maynard Keynes avait suivi le parcours presque banal d'un rejeton gâté de la haute bourgeoisie britannique : collège à Eton, études universitaires de mathématiques et de philosophie à Cambridge, avant d'opter sur le tard, à 22 ans, pour l'économie. Il entre classiquement dans la haute fonction publique, à l'Indian Office, faute d'avoir pu intégrer directement le Trésor où il n'accédera que quelques années plus tard. Seule originalité, cette carrière sans surprise, à la fois universitaire et administrative, se conjugue avec un mode de vie de dandy. Préférant la compagnie des artistes à celle des technocrates, il fait partie du «groupe de Bloomsbury», du nom du quartier londonien qui jouxte le British Museum. Les membres les plus connus, du moins en France, en sont le peintre Duncan Grant et la romancière Virginia Woolf.
«Politique chez les intellectuels, intellectuel chez les politiques»,écrit Alain Minc, qui déborde d'admiration pour ce «touche-à-tout», au point de lui consacrer une biographie enthousiaste. «L'homme Keynes est fascinant. Peut-être encore plus grand que son œuvre», avoue l'essayiste français qui semble en avoir fait un modèle personnel. Ne jamais être prisonnier d'un milieu professionnel ou social : telle est la préoccupation constante chez lui. Même ses amis bobos de Bloomsbury, aux idées pourtant très larges, seront stupéfaits lorsqu'il leur annonce en 1925 son mariage avec Lydia Lopokova, une danseuse étoile des Ballets russes de Serge Diaghilev. Leur ami n'avait-il pas jusqu'alors multiplié les liaisons homosexuelles ? Ce qui était d'ailleurs une règle bien plus qu'une exception dans le cercle de Bloomsbury !
Autre rupture, momentanée celle-là, Keynes n'hésite pas à mettre un bémol à ses travaux d'universitaire pour devenir un professionnel de la City. Il participe ainsi à plusieurs conseils d'administration, jusqu'à présider une société d'assurances en 1921, la National Mutual Life Insurance Company, comme conseiller avant d'en être nommé président. Lui qui a commencé ses recherches théoriques par un ouvrage mathématique très savant sur l'incertitude - Treatise On Probability - s'essaye même à la spéculation boursière, perdant une grande partie de la fortune acquise auparavant. C'est donc en connaissance de cause qu'il dénoncera, au lendemain du krach boursier de 1929, le fonctionnement de Wall Street. «Lorsque dans un pays, le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino (sic), il risque de s'accomplir en des conditions défectueuses», explique-t-il dans son maître livre, Théorie générale, de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, publié en 1936.
Loin d'être un économiste en chambre, il n'a de cesse de quitter sa tour d'ivoire pour ensemencer ses idées. Le déclin de l'économie britannique au lendemain de la Première Guerre mondiale lui offre, il est vrai, un champ d'observation incomparable. «Une page de l'histoire anglaise et occidentale a été irrémédiablement tournée au seuil du XXe siècle ; celle qui avait consacré un consensus autour du laisser-faire comme unique moyen d'accéder à la prospérité», note-t-il, dès 1924, dans un discours manifeste (La Fin du laisser-faire). Un an plus tard, il condamne vertement la décision du chancelier de l'Échiquier, un certain Winston Churchill, de rétablir l'étalon-or et la parité d'avant-guerre de la livre sterling. Il reprend sa plume de pamphlétaire (Les Conséquences économiques de M. Churchill), accusant ce dernier de mener une politique déflationniste de baisse des salaires.
Lui-même membre influent du parti libéral, il refusera constamment d'entrer dans l'arène politique. Lorsque ses collègues de l'université de Cambrige lui proposent d'être candidat au poste de député au Parlement britannique auquel cette université avait alors droit, il refuse catégoriquement. Il adore, en revanche, les rôles de prédicateurs auprès du grand public.
Pour cela, il utilise les moyens de communication les plus modernes de l'époque. «Beaucoup de gens de ce pays pensent aujourd'hui qu'eux et leurs voisins peuvent améliorer la situation en épargnant plus que de coutume… Supposons que nous arrêtions ensemble de dépenser nos revenus pour les épargner en totalité. Chacun serait alors sans travail», explique-t-il dans une émission radiophonique, le 14 janvier 1931, alors que la dépression et le chômage font rage. Voilà du «keynésianisme» à la portée de tous. Qu'il s'adresse à la ménagère britannique ou au président Franklin Roosevelt, la supplique est pourtant fondamentalement toujours la même : face la crise, il faut tout faire pour relancer la machine économique, hic et nunc. «À long terme, nous sommes tous morts. Les économistes s'adonnent à une tâche trop facile, trop primitive, si, dans la saison des tempêtes, ils nous annoncent seulement que, lorsque l'orage sera terminé, l'océan retrouvera son calme», se justifie-t-il.
Ses recommandations paraissent tourner le dos à tous les mécanismes mis en avant jusqu'alors par les économistes classiques. Les vertus de l'épargne et l'autorégulation des marchés pour susciter une demande équivalente à la production, dogmes du libéralisme ? Ce n'est pas ce qu'observe Keynes dans la réalité des années 1930. «Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont, le premier, que le plein-emploi n'y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d'équité», dit-il en conclusion de sa Théorie générale.
Farouche partisan du plein-emploi, il n'est certainement pas un révolutionnaire. «Pour le meilleur et pour le pire, je suis un économiste bourgeois», ironise-t-il quand on l'interroge sur sa philosophie sociale. «Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels… Une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement», plaide-t-il en 1936. «Son projet n'était pas de détruire le capitalisme mais de le sauver de lui-même. Il considérait que le travail de sauvetage devait commencer par la théorie économique elle-même», traduit aujourd'hui Robert Skidelsky, son biographe britannique.
Il est couvert d'honneurs dans son propre pays, qui le fait lord en 1942 et le nomme sous-gouverneur de la Banque d'Angleterre, ce qui lui permettra d'être l'un des négociateurs des accords de Bretton Woods en 1944. Mais sa véritable reconnaissance ne viendra que plus tard. Avec les «Trente Glorieuses» en Europe, dont la reconstruction s'est faite sous l'égide de l'État. Aux États-Unis, sa postérité culminera avec John Kennedy, qui fut «sans conteste le premier président keynésien», selon Arthur Schlesinger, ancien collaborateur et historien de l'Administration du président assassiné. Au début des années 1970, le républicain Richard Nixon ira jusqu'à proclamer : «Nous sommes tous keynésiens maintenant.»
La révolution des «reaganomics» remettra cette allégeance en question, même si Ronald Reagan et George W. Bush n'hésiteront jamais à pratiquer des relances budgétaires massives pour soutenir une croissance défaillante ! L'idéologie est une chose et l'efficacité de la politique économique en est une autre. John Maynard Keynes en était le premier persuadé. Lui dont la modestie n'était pourtant pas le fort prétendait que «ce serait épatant si les économistes pouvaient se considérer comme des gens aussi humbles et compétents que des dentistes».
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