Marx (Karl, pas Groucho) a écrit que l'histoire se répète: elle commence par une tragédie et se reproduit sous forme de farce.
Commençons par le côté comédie, puisque c'est de cela qu'il s'agit: l'histoire-spectacle, la pseudo-reconstitution historique d'une scène de bataille. Pour ses amateurs, elle est un passe-temps, une occasion de s'amuser, voire une forme de loisir culturel. Son côté morbide (on mime des drames) est gommé par les règles du genre, elle se veut divertissement innocent, pas tragédie grecque, pique-nique convivial, pas lourde démonstration chargée de sens. Ce qui la rend acceptable et populaire, c'est justement la perte de sens des événements rappelés. La condition de son succès, c'est son caractère soi-disant non controversé et apolitique.
À la rigueur, son innocuité dépend d'une réconciliation profonde ou simulée avec les conséquences des faits illustrés chez ceux de ses spectateurs qui en sont les héritiers directs, pour autant évidemment qu'ils soient conscients de cet héritage et qu'ils l'assument. Je dis «à la rigueur», car pour plusieurs, même l'apaisement des mauvais souvenirs ne saurait justifier de telles démonstrations dont, au surplus, l'aspect mercantile n'échappe à personne. Par exemple, on imagine difficilement les Français et les Allemands prendre plaisir à pareilles mises en scène. Leur réconciliation symbolisée par de Gaulle et Adenauer, agenouillés ensemble dans la cathédrale de Reims, puis par Mitterrand et Kohl, main dans la main, se recueillant sur le champ de bataille de Verdun, constitue pour leurs peuples une réparation sacrée, éternellement à l'abri des sacrilèges.
Ce qui nous amène à parler de l'histoire, de sa version primordiale tragique, celle de la guerre de Sept Ans ou de la «French and Indian War», selon les Américains, les vrais vainqueurs de cette guerre qui mettait fin à l'empire qui s'étendait de Québec à La Nouvelle-Orléans et qui faisait obstacle à leur expansion vers l'Ouest. Les «Canadiens» vécurent alors les malheurs de toutes les vraies guerres: villages et ville de Québec incendiés et bombardés, champs en culture détruits, bétail volé, meurtres, viols, pillage et famine. On connaît le sort funeste réservé ensuite aux alliés amérindiens, aussi bien dans ce qui allait devenir le Canada que les États-Unis.
Quant aux soldats des deux côtés, ils ne ressemblaient pas aux joyeux lurons qui se présenteront sur les Plaines en 2009. Ils faisaient office de chair à canon, souffraient de dysenterie et d'autres maladies, étaient mal nourris et leurs mauvais vêtements grouillaient de vermine. Leurs officiers ne les tenaient pas en haute estime: Wolfe a écrit sur ses fantassins que
«leur mort ne serait pas une grande perte» de toute façon.
L'affrontement final n'eut rien non plus de commun avec le joli feu d'artifice auquel les badauds assisteront l'été prochain. Ces hommes avaient peur et devaient faire des efforts surhumains pour vaincre leur panique et retenir leurs excréments. Plus que la mort instantanée, ils craignaient les blessures et les affres d'une agonie quasi certaine.
Après la Conquête (ou l'Abandon, c'est selon), les Anglais, qui étaient devenus experts en la matière, avaient d'abord songé à déporter les «Canadiens». Puis, face à la menace américaine, ils firent des concessions pour s'assurer de la neutralité des habitants. Ces bonnes dispositions ne durèrent pas. L'afflux des loyalistes américains mit en présence deux peuples, dont l'un était bien décidé à assurer son hégémonie. Dans ce but, il utilisa tous les moyens: parfois l'intervention armée et les châtiments, souvent les lois répressives, sa domination sur les institutions représentatives, enfin.
L'histoire revient nous hanter
Mais à quoi bon ces réminiscences amères qui risquent de porter une ombre maléfique sur les réjouissances bon enfant de l'été prochain? Le passé est le passé et nous avons surmonté toutes ces adversités. Le Québec est une société avancée, confiante dans son avenir, libérée de ses fantômes et de ses lubies, capable de détachement devant des événements comme ceux de 1759 qui, au fond, ne nous concernent que médiocrement. Après tout (comme s'il s'agissait d'un match de hockey), ce sont les «Français qui en ont mangé toute une...», pas nous!
Hélas, trois fois hélas! L'histoire, la vraie, revient nous hanter parce que nous ne l'avons pas vraiment exorcisée.
Certains parmi nous (je parle des Québécois, les «Canadiens français» bien sûr, notre ancien-nouveau vocable, soit dit sans malice) refusent de souffrir du syndrome de Stockholm, de sublimer leur histoire ou de l'enjoliver sous les oripeaux de la bonne entente. On peut le déplorer, d'autant plus que l'exemple récent du passage d'un président à un autre aux États-Unis nous a donné le spectacle d'une nation unie autour de ses mythes fondateurs et de sa Constitution, ce qui ne peut qu'éveiller chez nous l'appétit d'une même condition. Mais cela ne nous est pas donné. Nous restons un peuple divisé sur l'interprétation de notre histoire et sur les voies de notre avenir. Nous sommes aussi perpétuellement en situation de guerre froide avec les maîtres de l'État canadien et ceux-ci nous le rendent bien.
À vrai dire, fédéralistes et souverainistes sont d'accord malgré tout sur ce simple constat: la lutte continue, inexorable et incertaine, pour le maintien de ce que nous considérons comme notre patrimoine et notre identité. Le démontre l'adoption récente d'une résolution unanime de l'Assemblée nationale contre les dernières initiatives du gouvernement fédéral en matière de régulation des marchés financiers et des changements à la formule de péréquation. Il ne se passe pas un mois ou une semaine sans qu'un de nos ministres lève le ton à l'encontre du «fédéralisme dominateur».
Bref, génération après génération, nous sommes soudés dans la récrimination et la critique du régime politique et de la Constitution que l'histoire nous a légués à notre corps défendant. Nous demeurons, sinon des vaincus, du moins des résistants, ce qui n'est pas l'état normal d'un peuple en bonne santé, bien que certains s'y complaisent.
«Un peuple uni jamais ne sera vaincu!», proclament les Sud-Américains. Cela suppose chez leurs dirigeants un sentiment d'une certaine grandeur, du courage et l'art du compromis rassembleur.
Mais revenons sur terre et à nos moutons, allons jouer aux soldats d'opérette sur les Plaines et laissons à d'autres le labeur pénible de faire l'histoire!
***
Denis de Belleval, L'auteur a été ministre dans le gouvernement Lévesque, puis p.-d.g de Ports Canada et de Via Rail, directeur général de la Ville de Québec et délégué général du Québec à Bruxelles. Il poursuit présentement des études de doctorat.
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Jeux de guerre
Nous demeurons, sinon des vaincus, du moins des résistants, ce qui n’est pas l’état normal d’un peuple en bonne santé, bien que certains s’y complaisent.
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