Italie, Brexit : quand les institutions entrent en conflit avec la voix du peuple

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Peu importe les institutions, il faut surtout une élite politique soutenue par son peuple

Un nouveau gouvernement composé du Mouvement 5 étoiles et du Parti démocrate (centre gauche) est sur le point d’être formé en Italie pour faire barrage à de nouvelles élections législatives susceptibles d’adouber Matteo Salvini, dirigeant de la Ligue ; tandis qu’au Royaume-Uni Boris Johnson a annoncé la suspension du Parlement jusqu’au 14 octobre afin de mener à bien le Brexit voté le 23 juin 2016 par les Britanniques. Ces deux situations témoignent d’une tension exacerbée ces dernières années entre les institutions parlementaires et la souveraineté populaire. Thibault Muzergues, politologue, analyse pour Marianne ce divorce structurel entre le peuple et ses représentants.


Propos recueillis par Louis-Alexis Luchtenberg.


Marianne : L'alliance entre le Parti démocrate (PD) et le Mouvement 5 étoiles (Movimento Cinque Stelle, ou M5S) apparaît contre-nature, une sorte de solution d'union des gauches désespérée face à la popularité galopante de Matteo Salvini. Quel est son avenir ? Ne risque-t-elle pas de se mettre à dos une partie importante de la population italienne ?


Thibault Muzergues : Il y a un peu plus d’un an, lorsque la Ligue et le M5S s’étaient alliés pour former le premier gouvernement entièrement "populiste" en Europe de l’Ouest, beaucoup avaient déjà crié à l’alliance contre-nature, dans la mesure où une formation très clairement à droite (si ce n’est plus) s’alliait à une formation dont le positionnement était généralement très à gauche, même si elle s’en défendait. Depuis 1945, l’Italie a connu pas moins de 66 gouvernements du fait de son instabilité parlementaire, et je suis à peu près certain qu’au moins la moitié d’entre eux a pu être décrite comme "contre-nature" par l’opposition – non sans raison d’ailleurs, puisque la durée moyenne d’un gouvernement italien est d’à peine plus d’un an.


Le deuxième gouvernement Conte ne devrait pas échapper à la règle. La nouvelle coalition est certes un groupement anti-Salvini, mais il faut rappeler que c’est ce dernier qui a tenté de forcer la main du M5S en mettant fin à la coalition cet été, permettant par là même un rapprochement avec la gauche traditionnelle. L’alliance est certes de circonstance, et il y a fort à parier que la ligne ferroviaire Lyon-Turin va continuer à hanter les nuits du Président du Conseil, mais elle n’est pas plus contre-nature que la précédente. Et tant que l’épouvantail Salvini représentera une menace électorale pour lui (ce qui n’est pas acquis, le leader de la Ligue ayant perdu des plumes dans ses mésaventures estivales, y compris dans les sondages), le gouvernement Conte aura un argument de poids pour gérer sa coalition.


La question bien sûr est de savoir quelle est la légitimité de ce gouvernement qui n’est pas issu des urnes, mais des tractations entre groupes parlementaires. Le débat n’est pas nouveau en Italie, et il est bien entendu complètement détourné par la politique partisane – en bref, les gens de droite crient au scandale antidémocratique, et les gens de gauche en appellent au respect de la démocratie parlementaire ; vous verrez néanmoins que les positions de chacun seront inversées si un jour la Ligue obtient une majorité de gouvernement sans passer par une élection anticipée. Sur le fond par contre, nous touchons à un problème qui se pose également dans d’autres pays d’Europe, qui est la source de la légitimité d’un gouvernement : réside-t-elle forcément dans des élections, y compris si celles-ci doivent se produire tous les ans ou plus (comme cela devient la norme en Espagne), ou la légitimité d’un parlement élu à intervalles réguliers suffit-elle ? Dans tous les cas, la question est difficile à trancher.


L'annonce par Boris Johnson de la suspension du Parlement jusqu'au 14 octobre permettra-t-elle de dépasser les luttes politiciennes et l'apparente médiocrité de la classe politique britannique pour, après plus de trois ans de tractations, faire entendre la voix du peuple britannique ?


Justement, nous sommes là aussi face à un cas (complexe) de crise de légitimité politique. Dans nos démocraties, nous avons l’habitude de voir notre leadership politique puiser cette légitimité dans la volonté populaire, exprimée par le choix des citoyens aux élections (lui-même tempéré par l’État de Droit – contrairement à l’adage, le Parlement comme le souverain d’antan ne peut pas tout dans la mesure où il est contraint par la constitution, écrite ou non). Or aujourd’hui, la situation est floue : nous avons un Premier ministre qui n’a certes pas été directement élu par les Britanniques, mais qui puise sa légitimité dans son parti politique (parti qui rappelons-le a gagné les dernières élections, et qui l’a choisi en tant que leader par un vote des adhérents de manière tout à fait transparente). Ce Premier ministre proroge (et non pas suspend) le Parlement britannique pour l’empêcher de faire capoter le Brexit à tout prix qu’il veut et doit accomplir, se targuant du résultat d’un référendum qui a eu lieu il y a trois ans, mais dont le résultat a été d’autant plus clair qu’il a réuni un record de participation.


Au-delà de la "simple" question du Brexit, il y a là un vrai problème de légitimité entre un parlement qui n’a pas su s’entendre pour exprimer sa volonté au précédent gouvernement mais a bel et bien été élu au suffrage universel, et un gouvernement qui n’a certes pas été élu en tant que tel, mais est issu d’un parti qui a gagné les dernières élections et a démocratiquement élu son chef cet été – et qui se prévaut par ailleurs d’un référendum avec une forte participation et une majorité claire (plus d’un million de voix d’écart) pour faire passer une mesure particulièrement controversée. Avouons que la question n’est pas simple à trancher, d’un point de vue constitutionnel comme d’un point de vue éthique, dès lors qu’on n’est pas partie prenante dans le débat.


Johnson ne se place-t-il pas comme le défenseur de l'expression populaire face au parlementarisme à l'opposée d'une alliance italienne qui privilégie le parlementarisme à un retour aux urnes ?


C’est effectivement l’angle des soutiens de Johnson et de Conte : les uns vantent la volonté sans faille du leader britannique prêt à faire le nécessaire (dans la limite de ses droits constitutionnels, tout du moins tant que les cours britanniques ne lui auront pas donné tort) pour mettre un terme au débat sur le Brexit en respectant la volonté populaire exprimée par référendum, les autres la vertu du Président du conseil qui a sauvé la démocratie parlementaire face au risque d’un gouvernement Salvini dont on pense qu’il aurait pu représenter un danger pour elle.


On est certes dans les deux cas confronté à un conflit entre démocratie directe et démocratie parlementaire, mais ce n’est pas forcément ce qui se joue dans la tête des acteurs, et encore moins des citoyens. Pour eux, ce n’est pas tant une crise de régime qu’une crise autour du Brexit, ou de la personne de Matteo Salvini.


Ces deux situations concomitantes traduisent-elles un divorce structurel et paradoxal entre le peuple et ses élus, entre la démocratie et ses représentants ?



Si, bien sûr, et principalement parce que nos institutions sont en crise, et que la démocratie parlementaire n’est plus forcément considérée unanimement comme la seule et meilleure forme de gouvernement par les populations qui vivent dans des pays démocratiques (même si elle est encore plébiscitée par une majorité) – comme le montre l’enquête globale sur l’état de nos démocraties publiée il y a quelques mois par la Fondapol et l’International Republican Institute.


Le problème, c’est que les politiques dans chaque camp (et avec eux leurs soutiens) vont pouvoir changer radicalement de discours sur cette question de légitimité en fonction de leurs intérêts propres. Nous verrons probablement très prochainement les partisans de la Ligue faire l’éloge du parlementarisme le jour où leur situation à l’Assemblée s’inversera, de même que nous avons vu un certain nombre de Brexiters ayant fait campagne pour rendre sa souveraineté au Parlement remettre en cause sa légitimité parce que ce dernier n’accédait pas à sa volonté.


C’est là un jeu très dangereux car il prépare la politisation à outrance des institutions dans un contexte de polarisation des débats, et leur utilisation à des fins partisanes uniquement – ce qui mine encore un peu plus leur légitimité. Or, sans ces institutions pour gérer, voire trancher nos conflits politiques, il n’y a que peu de choses qui nous séparent de la guerre civile ou, comme le décrivait Hobbes il y a presque quatre siècles, du Bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous. La pente que nous suivons actuellement est donc forcément dangereuse.


Les institutions censées garantir la démocratie apparaissent comme ses freins. Selon vous quel équilibre est le bon entre institutions et démocratie ?



Celui sur lequel les citoyens peuvent se mettre d’accord ! Il faut bien s’imaginer que notre démocratie a évolué avec le temps, et les modalités de sa légitimité avec. La démocratie athénienne n’avait pas le même fonctionnement, ni les mêmes institutions que la République romaine, ou que ce que nous appelons encore la démocratie française de la IIIe République (qui rappelons-le excluait les femmes du suffrage universel). Le problème aujourd’hui, c’est que notre monde a fondamentalement changé depuis la crise de 2008, et nos sociétés avec – et nos institutions (y compris la plupart des partis politiques) ne se sont quasiment pas adaptées à ces changements. Si elles n’arrivent pas à le faire, j’ai bien peur qu’elles finissent par pourrir – il sera alors temps de les regretter, mais trop tard pour les réformer.