"Il faut d’abord regarder si ça marche": la Macronie en plein brouillard sur le traçage numérique du coronavirus

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L'imposition du Big Brother sanitaire n'est qu'une question de temps

On l’aura constaté depuis le début de la crise sanitaire : avec le gouvernement, la vérité d’une semaine n’est pas toujours celle de la suivante. Ainsi Christophe Castaner écartait-il le 26 mars la possibilité d’un traçage numérique pour identifier les contaminations au coronavirus, affirmant qu’une telle pratique n’était « pas dans la culture française ». Mais depuis quelques jours, le pouvoir a entamé le chemin inverse. L’entretien donné ce mercredi 8 avril au Monde par le ministre de la Santé, Olivier Véran, et le secrétaire d’Etat au Numérique, Cédric O, le confirme, puisque les deux membres du gouvernement y annoncent « le projet StopCovid », une application qui permettrait d’identifier les chaînes de transmission à l’aide du Bluetooth.


Le principe ? « Lorsque deux personnes se croisent pendant une certaine durée, et à une distance rapprochée, le téléphone portable de l’un enregistre les références de l’autre dans son historique, détaille Cédric O. Si un cas positif se déclare, ceux qui auront été en contact avec cette personne sont prévenus de manière automatique. » Voilà un grand pas de plus pour préparer les esprits. Ou, tout au moins, pour lancer un ballon d’essai, tant les deux ministres rivalisent de précautions sémantiques... Ce n’est qu’« une phase exploratoire », l’application serait « installée volontairement » et, surtout, « aucune décision n’est prise », insistent-ils.


Il n’empêche : l’élaboration d’une solution technique est déjà sur les rails depuis plusieurs jours. L’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), qui dépend du ministère de l’Enseignement supérieur et de Bercy, supervise ces travaux. Ceux-ci ont lieu dans le cadre d’un projet européen mené en coopération avec l'institut allemand Fraunhofer Heinrich Hertz et l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse. Il est prévu de développer l’outil en open source, c’est-à-dire de manière à ce que le code informatique soit accessible à tous.


Reste qu’avant de lever ou baisser le pouce, Emmanuel Macron et Edouard Philippe doivent se frotter à un débat brûlant, au sein même de leur majorité. Depuis lundi, plusieurs cadres de La République en marche s’insurgent, en s’inquiétant à haute voix pour les libertés publiques. Dont le numéro deux du parti présidentiel, Pierre Person, qui est allé jusqu’à menacer de quitter la majorité.


Ces critiques viennent essentiellement de macronistes issus de la gauche. Un autre d’entre eux, l’eurodéputé LREM Stéphane Séjourné, proche d’Emmanuel Macron, entonne le même refrain dans Le Parisien ce mercredi, tout en posant la question de l’efficacité du dispositif : « Pour que cela soit acceptable, il faudrait qu'il n'y ait pas d'utilisation des données personnelles, ni d'informations de géolocalisation, respecter la norme européenne des données, le RGPD, et se fonder sur le consentement. Or, si tout le monde ne s'y plie pas, la mesure perd de son intérêt puisqu'il faut une masse critique de participants pour que cela fonctionne. » Des arguments qui rejoignent ceux qu’a avancé un certain Jean-Luc Mélenchon, ce même jour sur Europe 1 : « Ça ne sert à rien si tout le monde n'est pas testé, ça ne sert à rien si tout le monde n'a pas un téléphone portable... »


Le Premier ministre n’a pas montré un fol enthousiasme pour le projet. « Il est agnostique », temporise-t-on à Matignon.


Pas sûr, toutefois, que les états d’âme de l’aile gauche de la Macronie - peu habituée à gagner ses batailles - empêchent l’application StopCovid de voir le jour. La vraie question, en réalité, est l’état d’esprit du duo exécutif. Or, Emmanuel Macron et Edouard Philippe doutent ou, en tout cas, font mine de douter. Mardi, au petit-déjeuner (en visioconférence) de la majorité, le Premier ministre n’a pas montré un fol enthousiasme pour le projet. « Il est agnostique, temporise-t-on à Matignon. A ce stade, il refuse qu’on ferme des portes, y compris technologiques. Il faut d’abord regarder si ça marche, ce qui est loin d’être acté, et rappeler que ça serait sur une base volontaire. » Et Macron ? Le traçage sera sans doute au menu d’une allocution présidentielle prévue jeudi soir, selon plusieurs médias - mais que l’Elysée ne confirmait pas ce mercredi après-midi.


En fait, comme souvent depuis le début de la crise, l’arbitre sera probablement l’opinion publique. Et sur ce plan, les sondages viennent pour l’instant conforter les partisans du « tracking ». Selon une étude de l’université d’Oxford, huit Français sur dix seraient prêts à installer une application enregistrant leurs interactions sociales pour avertir les personnes à risque*. Au point d’inquiéter un député LREM au fait du dossier : « On est en état d’urgence, mais il faudra faire attention à rétablir les choses quand on n’y sera plus. Or, je ne suis même pas sûr qu’il y ait une demande de la population pour cela ! »


La controverse ne fait que commencer, et l’exécutif semble décidé à lui donner du temps - d’autant que « le confinement est appelé à durer », a encore martelé Edouard Philippe mercredi. Et les exemples étrangers pourraient modérer les ardeurs, remarque un conseiller bien placé en Macronie : « Singapour a mis en place le tracking, mais ça n’a pas suffi et ils sont en train de confiner leur population. Ça n’introduit pas le débat de la manière la plus positive qui soit. »


Prudentes, les oppositions se gardent bien de tirer à vue - Mélenchon mis à part. Mais elles comptent avoir leur mot à dire. Patron des sénateurs socialistes, Patrick Kanner exige d’ailleurs que le traçage fasse l’objet d’une loi en bonne et due forme : « Il ne doit pas y avoir de tracking par ordonnances. Il faut que cette décision soit prise dans le cadre d’une discussion législative. » Une raison de plus pour laisser du temps au temps.


*Sondage réalisé auprès d’un échantillon de 1.010 personnes représentatif de la population française, entre les 26 et 27 mars.