Henri Peña-Ruiz : "Il est permis de critiquer et de rejeter une religion autant que de l'admirer"

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Défense du droit à l'islamophobie

"Le racisme qu'est-ce que c'est ? (...) C'est la mise en question des personnes pour ce qu'elles sont. Mais ce n'est pas la mise en question de la religion. On a le droit (...) d'être athéophobe, comme on a le droit d'être islamophobe, en revanche, on n'a pas le droit de rejeter des hommes et des femmes parce qu'ils sont musulmans", a expliqué le philosophe Henri Peña-Ruiz lors des universités d'été de la France insoumise. Quelques mots qui ont suffi à provoquer une polémique sur Twitter. Pourquoi ? Un des auditeurs a tronqué sur le réseau social ses propos en : "On a le droit d'être islamophobe." Dénoncé comme raciste, l'intellectuel laïc et antiraciste s'explique auprès de Marianne.


Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.



Marianne : Lors de l'université d’été de la France insoumise, vous avez affirmé qu’"on a le droit d'être islamophobe, mais pas celui de rejeter une personne du fait de sa religion musulmane". Quelle portée donnez-vous à cette distinction ?


Henri Peña-Ruiz : Il s’agissait de définir la ligne de démarcation entre ce qui est permis et ce qui est défendu, et de savoir si on remet en question une vision du monde ou une personne. Les deux parties de la phrase étaient donc indissociables car elles traçaient la frontière entre ce qui est permis – critiquer et rejeter une religion – et ce qui ne l'est pas – s'en prendre à une personne du fait de sa religion. D'ailleurs la jurisprudence applique cette distinction chaque fois qu'il s'agit d'identifier comme tel un propos raciste. J’ai donc expliqué que nous avions le droit d’être islamophobe, athéophobe ou catholicophobe. Mais nous n’avons pas le droit de rejeter quelqu’un du fait de sa religion ou de son humanisme athée. Autrement dit, quand cette dernière est mise en cause comme telle – le juif comme juif, l’arabe comme arabe, le musulman comme musulman –, la ligne rouge est franchie et c’est du racisme. En revanche, dans l’État de droit, il est permis de critiquer et de rejeter une religion ou d'en faire l’éloge, de même que pour l’athéisme. Cela relève de la liberté. C’est affaiblir la lutte nécessaire contre le racisme que d’appeler racisme ce qui ne l’est pas. Il ne pourra être combattu efficacement que s’il est identifié dans sa spécificité.


Une position qui est historiquement celle de Mélenchon…


Je le crois, mais je ne veux pas parler à sa place. C’est aussi, je pense, celle d’Adrien Quatennens et de la majorité de la France insoumise. C’est d'ailleurs une position strictement conforme à la jurisprudence. Certes, ce n’est pas un argument philosophique, mais juridique. Que se passe-t-il lorsque nous condamnons quelqu’un pour propos racistes ? Nous distinguons l’attaque portée à la personne et la mise en cause d’une doctrine.


Je voudrais ajouter que la grammaire elle-même, avec la théorie des actes performatifs, explique que, parfois, dire c’est faire. Dire "sale juif" ou "sale arabe", ce n’est pas une opinion, mais un coup porté à une personne. C’est donc assimilable à un coup moral. Quand nous critiquons l’islam, le catholicisme ou l’humanisme athée, ce n’est pas un coup porté à une personne, sauf dans le cas où celle-ci manquerait de distance à l’égard de ses croyances. Mais à ce moment-là, comme dit Voltaire, nous sommes dans le fanatisme. Nous n’avons à pratiquer de condescendance à l’égard de personne, qu'elle soit musulmane ou chrétienne. Il faut partir de l’idée que tout homme est capable de distance, même s'il se trouve dans une situation difficile.


Comprenez-vous, dans ce contexte, que le terme "islamophobie" soit assimilé à du racisme ?


Je ne peux pas le comprendre, parce qu’on ne peut pas partir d’une idée qui inférioriserait les êtres, par exemple du fait de leur misère sociale. Ce qui est clair, c’est que les chefs religieux utilisent souvent cela pour suggérer que toute atteinte à la religion est une atteinte à l’être. Mais ce ne serait pas rendre service à ceux qui sont victimes de cette confusion que de valider cela.


C’est affaiblir la lutte nécessaire contre le racisme que d’appeler racisme ce qui ne l’est pas


J’ai une certaine idée de l’homme, qui fait que je considère que tout être humain est capable de savoir quand il croit et quand il sait. Certes, dans notre pays, des populations sont encore discriminées en raison de leurs origines et se heurtent à ce que Yamina Benguigui nommait le "plafond de verre". S’ils n’obtiennent pas d’entretiens d’embauche ou de logements à cause de leurs origines, alors il faut combattre cela avec des moyens homogènes à la discrimination. Par exemple, le CV anonyme, que j’avais soutenu, pour déjouer certaines discriminations, est une stratégie efficace. Évidemment qu’il y a un mal-être, de certaines personnes victimes de racisme, qui peuvent être tentées de chercher une compensation identitaire dans la religion. Mais il faut alors lutter contre la discrimination raciste.


Comment expliquez-vous qu’une partie importante de la gauche ait fait du combat contre l'islamophobie son cheval de bataille ?


Il ne faut pas surestimer son importance. Je crois qu’elle est minoritaire, notamment à la France insoumise. Les compagnons de route de la présidente du Parti des indigènes de la République, Houria Bouteldja, ne sont pas si nombreux. Par exemple, lors de ma conférence à l’amphi d’été, j’ai parlé pendant une heure, il y a eu 45 minutes de débat. A aucun moment, cette question n’a surgi. Seule une jeune femme m’a répondu qu’il faut comprendre que ceux qui se sentent mal intégrés soient choqués quand on remet en question leur religion. Je lui ai dit que je comprenais cette attitude, sans toutefois l'approuver.


D’ailleurs, je ne suis pas de ceux qui mettent en cause les religions. Cela ne m’intéresse pas de pratiquer l’islamophobie. Mais il s’agit de définir ce qu’est un acte raciste comme mise en cause d’une personne ou d’un groupe, mais pas d’une religion. Sinon, pourquoi ne pas utiliser aussi le concept d’athéophobie ? Les athées et agnostiques sont majoritaires en France. Dans les pays où les islamistes sont au pouvoir, les athées n’ont même pas le droit de vivre s’ils s’assument ouvertement.


Mais nous sommes face à une question majeure : comment se fait-il qu’une partie de la gauche, que j’ai du mal à quantifier, se soit trouvé un exploité de substitution ? Effectivement, il y a une approche compassionnelle qui fait des musulmans les nouveaux prolétaires ou les nouveaux damnés de la Terre. Mais je ne suis pas sûr que cela soit vrai. Il faut écouter beaucoup de citoyens de confession musulmane, qui sont laïques et refusent d’être définis comme « musulmans ». Bien sûr, ils se désolidarisent rarement de l’islam, mais cela ne veut pas dire qu’ils acceptent la réduction de leur personne à leur appartenance religieuse. Ce n’est pas aux hommes politiques, ni à la puissance publique, ni aux journalistes, d’accréditer une dénomination qui pose problème. Cela présupposerait qu’il est possible de cataloguer et d'étiqueter une partie de la population. La France n’est pas une mosaïque de communautés juxtaposées. Elle est un ensemble de citoyens et de citoyennes, dont les convictions sont diverses.



Si débat il doit y avoir, il ne peut se faire à partir d'une citation tronquée. Voilà la phrase mise dans son contexte, avant la diffusion de la vidéo de la conférence complète dans les jours à venir, sur la chaîne YouTube de la France insoumise. #AMFiS2019 pic.twitter.com/bFchgbSqyb



— La France insoumise (@FranceInsoumise) August 26, 2019