Qui doit payer les pots cassés de la crise irlandaise ? Le Conseil européen envisage de restructurer les dettes de certains Etats, ce qui permettrait de mettre à contribution les investisseurs et de ne pas faire reposer l'effort sur les seuls citoyens européens. Une solution risquée mais sans doute inévitable.
L'annonce d'un plan de soutien de 80 milliards d'euros à l'Irlande le 21 novembre dernier n'a pas suffi à calmer la spéculation sur la dette publique de plusieurs Etats de la zone euro, ravivant du même coup les inquiétudes au sujet de l'avenir de la monnaie unique elle-même. Il faut dire que la crise irlandaise pose la question centrale - et par nature conflictuelle - de qui doit payer les pots cassés des dettes excessives accumulées dans certains pays de la zone. Il n'existe aucune solution indolore et sans inconvénients. Celle avancée lors du Conseil européen d'octobre dernier - la restructuration à terme des dettes de certains Etats - est probablement la moins mauvaise. Pour calmer les fortes inquiétudes que ce projet suscite actuellement chez les investisseurs, il y a urgence cependant à en préciser les modalités.
Une crise qui résulte des décisions européennes
La crise irlandaise a été déclenchée non par une aggravation soudaine de la situation en Irlande même, mais par les décisions annoncées lors du Conseil européen du 29 octobre dernier. Les chefs d'Etat et de gouvernement réunis alors ont décidé de proroger au-delà de 2013 le fonds de stabilisation provisoirement mis en place dans l'urgence au printemps dernier. Mais cette prorogation était associée à une innovation : après 2013, les interventions du fonds de stabilisation s'accompagneraient obligatoirement d'une restructuration de la dette des pays aidés. Autrement dit, les détenteurs de cette dette devraient renoncer à une partie de leur capital. Alors que jusque-là, tous les Etats européens en difficulté et toutes les autorités européennes avaient juré la main sur le cœur qu'en tout état de cause les dettes publiques des Etats de la zone euro seraient remboursées jusqu'au dernier centime.
C'est cette nouveauté qui a inquiété les investisseurs, peu soucieux de prendre des risques supplémentaires en souscrivant à la dette des Etats potentiellement « clients » de ce fonds. Ce qui, du coup, a entraîné une hausse insupportable des taux d'intérêt exigés, amenant ces Etats, en premier lieu l'Irlande mais aussi potentiellement le Portugal et surtout l'Espagne, à avoir besoin d'une aide immédiate. Ce qui a relancé le débat sur le bienfondé de l'idée même de restructuration des dettes affichée en octobre dernier. Alors : comment faut-il prévoir d'apurer les comptes des pays européens ayant accumulé des dettes excessives avant et pendant la crise ? Et cela tant du point de vue de la morale et de la justice, et donc de l'acceptabilité politique, que de l'efficacité économique. L'un et l'autre ne coïncidant pas toujours…
« La ceinture et les bretelles » : une solution peu réaliste et peu souhaitable
Affirmer la détermination des Etats et des institutions européennes à rembourser en tout état de cause la totalité des dettes publiques émises présente l'avantage (à condition toutefois que cette promesse paraisse vraiment crédible) de rassurer a priori les investisseurs et donc de limiter les taux d'intérêt qu'ils exigent pour prêter aux Etats de la zone, y compris les plus fragiles d'entre eux. Ce qui permet d'éviter d'avoir recours au fonds de secours mis en place. Cette position présente cependant beaucoup d'inconvénients. L'existence conjointe d'un fonds de stabilisation permanent et de cette promesse de remboursement intégral quoi qu'il arrive, reviendrait à offrir aux investisseurs « ceinture et bretelles » : plus besoin pour eux dans ces conditions de faire vraiment attention à la politique et aux finances publiques des Etats auxquels ils prêtent… Et du coup, ces Etats eux-mêmes seraient peu incités à mener des politiques raisonnables en matière de finances publiques. Pour y mettre un peu d'ordre, il faudrait dès lors imposer une surveillance bureaucratique très intrusive de la part des institutions européennes et des sanctions très dissuasives. Ce qui n'est pas forcément souhaitable et de toute façon probablement difficile à mettre en œuvre. De plus, cela signifie que, lorsqu'il faudra quand même y aller, comme dans le cas de la Grèce ou de l'Irlande aujourd'hui, on demande aux contribuables des autres pays de sortir seuls de la panade les investisseurs ayant prêté les yeux fermés à des Etats qui menaient des politiques économiques imprudentes. Ce qui est très difficile à avaler politiquement dans un contexte où tous les Etats limitent leurs dépenses publiques pour assainir leurs comptes. Cela remettrait très probablement en cause, notamment en Allemagne mais pas seulement, l'accord fragile obtenu en octobre dernier pour pérenniser le fonds de soutien. Ce qui serait catastrophique pour l'avenir de la zone euro.
Mais il n'y a pas que les citoyens des autres Etats qui aient des raisons de râler, les citoyens des Etats aidés eux mêmes sont maltraités dans un tel schéma, comme on l'observe déjà en Grèce et maintenant en Irlande. Comme on ne réduit pas la dette colossale de ces Etats et qu'on postule qu'il faut qu'elle soit intégralement remboursée, on soumet ces pays à un régime d'austérité drastique durant de très longues années en contrepartie des prêts qu'on leur fournit. Moyennant quoi l'activité économique du pays est si fortement ralentie qu'on n'arrive jamais au résultat visé. D'où un tour de vis supplémentaire… Cette spirale infernale est vécue à juste titre comme injuste et insupportable par les peuples concernés. Ce régime draconien pèse aussi sur l'économie de l'ensemble de la zone euro puisqu'il condamne ces pays à la stagnation sinon à la récession pour de longues années… Une question se pose d'ailleurs aujourd'hui : quitte à avoir lancé la question de la restructuration des dettes dans le débat pour le futur, ne vaudrait-il pas mieux du coup commencer toute de suite ?
La restructuration des dettes : risqué mais probablement inévitable
A contrario, la restructuration des dettes faciliterait en effet incontestablement l'acceptation par les citoyens des autres pays d'un recours au fonds de solidarité : ils auraient alors légitimement le sentiment de ne pas être les seuls à se sacrifier pour renflouer des spéculateurs puisqu'on demanderait aussi aux détenteurs de la dette de participer à l'effort de redressement. Une telle restructuration permet également d'alléger les exigences formulées à l'égard des citoyens des pays aidés puisque le montant de la dette à laquelle ils ont à faire face est lui-même réduit. Ce qui est profitable à l'économie de l'ensemble de la zone dans la mesure où les pays en question seront moins durablement et profondément déprimés. De plus, cette épée de Damoclès pendant sur la tête des investisseurs constitue un instrument sans doute plus efficace que tous les pactes de stabilité envisageables pour inciter les Etats membres de la zone à des politiques budgétaires prudentes.
Mais il n'y a pas de médaille qui n'ait son revers : cette idée a aussi un coût. Si les pertes supportées par les investisseurs sont trop importantes, elles peuvent fragiliser le système financier européen. C'est la raison pour laquelle, la définition du taux d'effort exigé et des modalités précises appliquées est essentielle. Et surtout la perspective d'une restructuration éventuelle future inquiète les investisseurs dès aujourd'hui et aggrave donc les difficultés de financement des Etats déjà en situation délicate, obligeant à recourir plus vite et plus largement au fond de soutien provisoire. Et cela d'autant plus que, si le principe d'une restructuration future des dettes a été annoncé, les modalités en restent encore totalement dans les limbes. Cette incertitude inquiète davantage encore les investisseurs que le principe même d'une restructuration des dettes : il s'agit là en effet d'une pratique usuelle avec tous les débiteurs surendettés.
Ne pas oublier : la croissance aiderait beaucoup…
Il y aurait bien une troisième voie : l'inflation. Traditionnellement c'est elle en effet qui permettait d'effacer les dettes passées en en dévalorisant rapidement le montant. Même si l'inflation présente l'avantage vis-à-vis de la restructuration des dettes d'être en apparence plus indolore, elle revient au même au final vis-à-vis des investisseurs. Elle présente par contre l'inconvénient de perturber l'ensemble des relations entre acteurs économiques, fragilisant notamment la position des plus faibles au sein de la société. Et quand on met le doigt dans l'engrenage, le risque est fort d'enclencher une spirale qu'on ne peut ensuite stopper qu'en cassant l'activité économique elle-même. De toute façon, cette question est purement théorique actuellement : dans l'immédiat c'est plutôt la déflation qui nous menace. Sans compter sur une improbable poussée d'inflation, le niveau de la croissance a lui-même un effet essentiel : si le PIB grossit, le poids relatif du stock de dettes accumulées dans le passé diminue. C'est la raison pour laquelle, il convient de ne pas freiner excessivement l'activité économique des pays très endettés, mais c'est aussi la raison pour laquelle il faut que les autres pays de la zone prennent le relais en soutenant à leur tour l'activité. Et notamment l'Allemagne qui a fortement comprimé sa demande intérieure depuis dix ans. Ce qui contribue - à juste titre - à inquiéter les investisseurs davantage encore que la perspective d'une éventuelle restructuration des dettes, c'est qu'on n'en prend pas du tout le chemin pour l'instant…
Bref, la restructuration des dettes des pays périphériques paraît donc bien à terme une solution à la fois inévitable compte tenu de l'ampleur de leur surendettement et la moins mauvaise compte tenu de ses avantages politiques et économiques. Pour calmer la spéculation que cette perspective a déclenchée, l'urgence est surtout de définir précisément les modalités selon lesquelles elle s'appliquera.
Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques | Article Web - 26 novembre 2010
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