Le Bloc québécois, héritage de Meech

Entrevue avec Gilles Duceppe

MEECH - 20 ans plus tard...


Alec Castonguay - Voici l’intégral de l’entrevue réalisée avec le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, à son bureau de Montréal, le 28 mai dernier. Vingt ans après l’échec de l’accord du lac Meech, et par le fait même 20 ans après la création du Bloc québécois, Gilles Duceppe nous parle des défis de son parti, mais aussi de la souveraineté, de la langue, des jeunes et de l’utilité du Bloc à Ottawa, souvent remise en question.
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Le Devoir (LD): Le Bloc québécois est un héritage important de Meech? Il est un peu né dans les cendres de l’échec de l’accord, non?
Gilles Duceppe (GD): «Tout à fait. On voit qu’il y a une rupture importante dans la vie politique du Canada avec la naissance du Bloc. Après six élections, ce n’est pas un hasard si on remporte encore une majorité de sièges au Québec. Les gens ne se reconnaissent plus dans les partis fédéralistes canadiens.»
LD: Vous avez vécu les années les plus importantes du Bloc. Si on avait à identifier les plus grands défis que votre formation a dû relever... Est-ce le référendum de 1995? Le départ du chef fondateur, Lucien Bouchard? Votre virage pour la défense des intérêts du Québec, à la fin des années 90?
GD: «Je pense que c’est la transformation du Bloc en véritable parti politique. Avant, c’était un groupe parlementaire dominé par un personnage extraordinaire en Lucien Bouchard. Mais passer de la simple organisation politique à un parti qui a de la profondeur, une réflexion, des idées politiques et une vie politique, c’est autre chose. Je pense qu’on y est arrivé lors des chantiers de réflexions de 1999. On commence alors à discuter de la question de l’identité québécoise. Bien des gens nous ont demandé où on s’en allait avec ça à l’époque. Et on se rend compte aujourd’hui que toute cette question identitaire couvait et qu’on a été précurseur. Cela a été très important.
Cela a consolidé un parti souverainiste, mais avec une vie politique active. Cette année, on va publier six livres ou brochures. C’est assez exceptionnel. Et au chapitre de l’organisation, on est maintenant très solide. Financièrement, tout va bien. Je pense qu’on est devenu un acteur majeur dans le mouvement souverainiste.
L’autre moment marquant, c’est en 2004, quand on a défini qu’une personne vivant au Québec est un Québécois ou une Québécoise. On avait travaillé là-dessus sans le conceptualiser. Il y avait différentes tendances dans le mouvement souverainiste. Par exemple, Jacques Parizeau disait: “Est Québécois qui veut l’être”. En tout respect pour lui, je ne suis pas d’accord. Quand on vit sur un territoire, tu es citoyen de cet État. Ce n’est pas une question de volonté, sinon, des gens peuvent s’exclure.»
LD: Vous me dites qu’à vos yeux, le Bloc est devenu un véritable parti seulement 10 ans après sa fondation?
GD: «Un parti qui n’est pas seulement réactif aux événements, oui, c’est exact. Un parti qui développe des idées et une stratégie. Pas seulement des réactions à des défis immédiats. Notre plate-forme de 1993 était très sommaire. On ne faisait que demander des choses. Il y avait peu de réflexion sur certains grands sujets, comme les affaires étrangères et la défense, par exemple. Maintenant, on a une grille de pensées et d’analyses. Chaque fois qu’un sujet arrive, on se demande: “Que ferait un Québec souverain?” Et on définit notre position. Ça prend de la réflexion et une organisation pour être un vrai parti. Et on y est arrivé.»
LD: Le plus grand défi du Bloc dans les prochaines années?
GD: «Que le mouvement souverainiste passe à l’offensive et qu’on se prépare à gagner un référendum. Avec une attitude qui n’est pas revancharde. Je ne veux rien savoir de ça. On ne fait pas un pays parce qu’on ne veut rien savoir des autres. En plus, on va rester voisin après.
Au prochain référendum, il faut que ce soit clair: il en va de notre existence même. C’est important. Ceux qui disent que tout va bien, ce sont les mêmes qui disaient que la loi 101 n’était pas nécessaire et qui maintenant font semblant qu’ils ont toujours été d’accord avec cette belle loi. Quand on aura fait la souveraineté, ces mêmes personnes sceptiques vont voir que finalement, c’était une bonne idée.»
LD: Donc, le plus grand défi, c’est mobiliser le mouvement souverainiste?
GD: «On en est là. Il faut faire le constat et se demander comment changer ça. C’est ça la politique. Faire quelque chose pour nous, pas contre les autres.»
LD: Il y a une théorie qui circule voulant que le Bloc québécois soit tellement incrusté dans le paysage canadien qu’il donne une soupape de sécurité aux Québécois, qui peuvent ainsi protester contre le fédéral sans voter sur la souveraineté. Et qu’en bout de piste, la présence du Bloc protège le Canada, puisque ça rend les Québécois plus confortables dans le Canada. Vous en pensez quoi?
GD: «Ça voudrait dire qu’ils [les Canadiens anglais] sont heureux qu’on soit là! Pourtant, ils ne sont pas heureux au Canada anglais de notre présence parce qu’on empêche de plus en plus des majorités au Canada. Ils sont pris avec ça. On les empêche d’avancer et ils nous empêchent d’avancer. C’est mon constat. Si on n’était pas là, ça voudrait dire qu’il y aurait 75 députés fédéralistes au Québec. Ils feraient la guerre à tous les gouvernements souverainistes à Québec.
Les souverainistes ne seraient pas présents sur la scène internationale pour faire valoir notre point de vue, comme on le fait chaque année au Bloc avec les ambassadeurs présents à Ottawa. On laisserait des centaines de millions entre les mains de nos adversaires pour jouer contre notre cause. Les Irlandais, tant qu’ils n’avaient pas fait leur indépendance, avaient des élus à Westminster. Est-ce qu’ils avaient tort? Non, je ne pense pas.»
LD: Donc, vous n’avez pas l’impression de donner aux Québécois cette sécurité politique et que ça nuit à votre cause?
GD: «La souveraineté se situe toujours entre 35 % et 45 %. Avant le référendum de 1995, on était à 38 %. Au Bloc, ce qu’on veut, c’est que le Québec soit un pays. Qu’on rapatrie tous nos impôts, qu’on décide de toutes les lois et qu’on signe tous les traités. À partir de ce moment-là, on est prêt à tout arrangement avec le Canada. S’ils veulent une union économique du style de l’Union européenne, on est prêt à regarder ça.»
LD: Pourquoi la souveraineté n’est pas plus élevée dans les sondages?
GD: «Elle est entre 35 % et 45 %. Ça n’a jamais été si élevé entre deux référendums, sauf à l’époque de Meech. Et après, un peu lors du scandale des commandites, mais c’est tout. C’est normal. La vie d’une société, c’est comme celle des individus, ce n’est pas en ligne droite. Il y a des courbes. Et 40 ans dans la vie d’un être humain, c’est beaucoup. Mais dans la vie d’un peuple, c’est une poussière. Les Écossais se battent depuis des centaines d’années. Est-ce que c’est la déprime là-bas? Non, ils persévèrent. Au Québec, on a appris à vivre avec le défaitisme. C’est dur de se sortir de ça.»
LD: Est-ce que vous pensez voir la souveraineté de votre vivant?
GD: «J’y crois. Quelle date et quel moment, je ne sais pas.»
LD: D’un point de vue politique, il y avait deux grands courants au Québec. La réforme du fédéralisme, que Meech a tenté de réaliser, et la souveraineté du Québec, qui a été tentée en 1995. L’un et l’autre ont été des échecs. Depuis, on a l’impression que le Québec est dans un marasme politique, qu’il n’y a plus de projet mobilisateur. Est-ce que Meech a fermé la première des deux portes sur l’avenir du Québec? Et que l’autre a été refermée avec le référendum de 1995?
GD: «Je ne pense pas. La déprime était plus grande au milieu des années 80, vers 86 ou 87. Ce n’était pas le gros optimisme. Il y a des décennies qui ne valent pas une journée et il y a des heures qui valent des décennies. L’heure où le mur de Berlin est tombé, ça valait des décennies. Mais c’est aussi parce que des gens ont travaillé pendant des décennies que c’est arrivé.
Moi, je ne croyais pas à Meech. Si ça s’était produit, je me serais rallié à la position voulant que ce fût la clé dans la serrure qui ouvrait la porte à d’autres négociations. Alors qu’au Canada, c’était la clé dans la serrure pour fermer la porte à jamais. C’est bien différent.»
LD: Avez-vous l’impression que les fédéralistes attendent le grand jour du renouvellement du fédéralisme et que les souverainistes attendent le grand jour du référendum? Et qu’en attendant, il ne se passe rien...
GD: «Les fédéralistes québécois n’attendent plus rien. Ils acceptent la situation comme elle est actuellement. Les fédéralistes canadiens sont beaucoup plus fiers. Aucun Ontarien n’accepterait que sa province ne soit pas signataire de la Constitution. Les fédéralistes du Québec sont prêts à manger leur petit pain tranquillement. Ils acceptent le statu quo parce qu’ils manquent de fierté.»
LD: On entend souvent la phrase voulant que le fruit ne soit pas mûr pour reprendre une ronde de négociations constitutionnelles. Vous en pensez quoi?
GD: «Il n’y a même plus d’arbre! C’est pour ça que Harper ne parle plus du fruit, il dit que le terrain n’est pas fertile. Il est conscient qu’il n’y a plus d’arbre. Il faut que les Québécois se rendent compte qu’on ne va nulle part.»
LD: Mais il n’y a pas plus de référendum à l’horizon?
GD: «C’est ce qu’on a dit en 1987 aussi. D’abord, c’est impossible d’avoir un référendum si le PQ n’est pas au pouvoir à Québec. Ensuite, il faut mettre les Québécois devant la réalité. Par exemple, le protocole de Kyoto, pour le Canada, ça leur coûte très cher, parce qu’ils produisent de l’énergie fossile. Mais pour le Québec, ça coûte cher de ne pas appliquer Kyoto.»
LD: En 1995, le traumatisme de Meech était encore bien présent. La génération qui a moins de 35 ans ne ressent plus ce traumatisme du rejet canadien. Pensez-vous que la génération montante va se mobiliser pour le projet souverainiste?
GD: «Notre tâche est de montrer que le biais par lequel les jeunes approchent la politique, que ce soit l’environnement ou les débats internationaux, ça touche aussi la question du pays. Dans les années 50, c’était pour la préservation de la langue et de la foi. Ma génération a ensuite approché la question nationale par le biais de la décolonisation en Afrique, du mouvement de libération des femmes, de la révolution culturelle et musicale, etc. C’est bien différent d’une époque à l’autre et c’est correct. La question de la langue est toujours là, la question de l’identité est présente, mais il y a de nouveaux débats et c’est bien.»
LD: Vous pensez que la question de la langue mobilise encore les jeunes?
GD: «Il ne faut pas fonctionner par peur, mais il ne faut pas se raconter d’histoire non plus. Le bilinguisme, je le vois dans les communautés francophones hors Québec, que ce soit en Ontario ou en Acadie, ça mène tout droit à l’assimilation. J’ai beaucoup de respect pour ces communautés, mais c’est très difficile. C’est une assimilation fulgurante.»
LD: J’ai parlé dans les dernières semaines à Preston Manning et à d’autres politiciens de l’Ouest, notamment des anciens réformistes. Je leur ai demandé s’ils estiment que les besoins de l’Ouest sont mieux servis maintenant, à l’intérieur d’un parti national comme le Parti conservateur, où ils doivent faire des compromis, mais où ils sont au pouvoir. Ou si un parti essentiellement régional, comme le Reform Party à l’époque, est mieux à même de défendre les intérêts de l’Ouest parce qu’il n’a pas de compromis à faire. Ils m’ont tous répondu préférer faire des compromis, mais être au pouvoir, comme maintenant. Ne pensez-vous pas que cet exemple s’applique au Québec, où le Bloc joue le rôle de parti régional? Est-ce que le Bloc est toujours pertinent?
GD: «En quoi est-on différent du NPD? Ça fait bien plus longtemps qu’ils sont là et ils n’ont jamais pris le pouvoir. On a plus de députés qu’eux à chaque élection. Quand on utilise ces remarques dénuées de toutes logiques voulant qu’on ne sert à rien parce qu’on ne peut pas prendre le pouvoir, c’est ridicule. Quand Ed Broadbent [ancien chef du NPD] a pris sa retraite, tout le monde a salué le grand politicien qu’il était, la «conscience de notre pays», comme ils disaient. Pourtant, il n’a jamais pris le pouvoir. C’est faux qu’on ne peut pas changer les choses dans l’opposition. La nation québécoise n’aurait jamais été reconnue à Ottawa sans notre présence. Le débat sur le déséquilibre fiscal n’aurait pas été fait. Il n’y aurait pas eu de loi antigang parce que les autres partis étaient tous contre au départ. Il y a plusieurs autres exemples.
La stratégie du Reform, c’était «West wants in». Nous, c’est «Québec wants out». C’est bien différent. Partant d’un même inconfort envers Ottawa, l’Ouest s’est dit “emparons-nous du pouvoir”. Nous, en raison de ce que l’on est, on veut sortir du Canada. On n’a pas le même objectif, donc on n’a pas la même stratégie.»
LD: Pensiez-vous, en devant candidat du Bloc le 11 juillet 1990, que vous feriez aussi souvent les aller-retour Montréal-Ottawa?
GD: «Absolument pas. Quand j’ai été assermenté aux Communes, le président de la Chambre m’a serré la main et m’a dit, comme il le dit à tout le monde: “je vous souhaite une longue carrière”. J’ai répondu: “j’espère que non!” Mais il semble qu’il a eu raison. Je ne m’attendais pas à ça. Par ailleurs, ç’a bien failli ne pas durer aussi longtemps, parce que le référendum de 1995 a été très serré.
Mais une fois le référendum passé, on fait quoi? On oublie la défense des intérêts du Québec? Ce n’est pas moi ça. Les fédéralistes disent que c’est fini, parce qu’ils ne veulent plus rien changer, mais ce n’est pas mon avis. Il faut arriver à une autre solution. La souveraineté est une lutte qu’il faut poursuivre et qui est largement appuyée par la population. On le voit à chaque élection du Bloc. Je n’ai jamais baissé les bras.»
LD: Au Bloc québécois, est-ce que l’un des défis qui se posent à court terme n’est pas votre éventuelle succession? Vous ne serez pas à la tête du Bloc éternellement?
GD: «On disait que le Bloc allait disparaître après Lucien Bouchard, et il n’est pas disparu. Je ne veux pas embarquer dans les conjectures sur qui, au sein du Bloc ou dans la société, peut me remplacer.»


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