Entretien

Entretien – l’Afrique vue par deux de ses intellectuels : Dame Diop et Chérif Abdedaïm

Amadou Oury Diallo

Quand des nations africaines doivent choisir entre la peste et le choléra

Dame DIOP: « L’Union africaine n’a pas les moyens de résister aux velléités d’une France hégémoniste et soucieuse de sauvegarder ses intérêts au Sahel »

Chérif Abdedaïm: « Le plan séparatiste qui a réussi au Soudan ne réussira jamais en Algérie »

Dans cet entretien grandeur nature, l’on se propose de soumettre quelques questions à deux intellectuels africains sur l’actualité du Monde et plus particulièrement sur celle de l’Afrique. Le premier est un jeune sénégalais engagé : Dame Diop. Après un parcours classique au lycée Abdoulaye Sadji de Rufisque au Sénégal puis à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il est venu poursuivre ses études à l’Université Nice Sophia-Antipolis où il a soutenu une Thèse de Doctorat dont le titre est : L’ espace dans le roman de Pedro Montengon sous la direction du professeur Marc Marti, directeur du laboratoire ‘LIRCES’ (Laboratoire Interdisciplinaire, Récits, Cultures et Sociétés). Outre ce parcours scolaire, il a écrit un recueil de poèmes (Les rêves de la fleur, édilivre 2010) puis un pamphlet : Wade, la grande déception ou les révoltes de la fleur, édilivre 2012), un livre contre les dérives autocratiques du régime Wade qu’il a été un des premiers à dénoncer. Cet engagement lui a valu d’être dans le viseur du régime. C’est ainsi qu’au sommet France-Afrique tenu à Nice en 2010, il se vit interdire l’accès aux lieux.
Dame DIOP
Il est aussi un opposant politique lucide et non partisan. On l’a cru une fois militant auprès de Cheikh Bamba Dièye dont le style l’avait séduit. Aujourd’hui, il affirme n’avoir pas regretté son passage au sein du parti de Cheikh Bamba Dièye car cela lui a permis, dit-il, de comprendre comment fonctionnent les partis politiques où les calculs politiciens priment sur l’intérêt général. Les idéaux politiques et démocratiques de Dame étant très importants pour être contenus dans le cadre strict d’un parti politique, il a créé un site internet (Afrique démocratie) qui lui sert de vitrine pour relayer sa pensée et sa critique sur l’actualité du Monde. Sur l’homme, on peut noter sans aucune complaisance ou flatterie, la persévérance, la perspicacité et enfin l’humanisme, cette étrange sérénité qui le caractérise (le jour où il perd sa mère, l’affliction dont son âme est endolorie ne l’empêche pas de voir et donc de célébrer la magnificence du ciel « constellé d’étoiles, puis flanqué d’un quart de lune ensorcelante ».
Chérif Abdedaïm, écrivain, poète, essayiste et journaliste chroniqueur algérien
Notre second interlocuteur sera Monsieur Chérif Abdedaïm, écrivain, poète, essayiste et journaliste chroniqueur algérien qui assure quotidiennement une chronique consacrée soit à son pays, ou au monde, à travers le journal (« La Nouvelle République ») et son blog (cherif.dailybarid.com). De plus, Chérif est avant tout un grand artiste féru d’art. Né à Constantine, le 29 juin 1955, Chérif Abdedaïm fera son entrée dans le monde artistique local à l’âge de quinze ans. Il aura la chance de côtoyer les grands maîtres de la musique andalouse constantinoise (Malouf), tels les cheikhs Brahim Belamouchi, Rabah Bestandji, Abdelkader Toumi, Larbi Belebdjaoui. Cette musique, il exercera pendant quinze ans au sein de la troupe El Amal. Inscrit en 1975-76 à l’institut de la Communication de l’Université de Constantine, il y mènera des études de beaux arts conjointement avec des études de psychologie. En 1977, il part à Bordeaux pour des études de psychophysiologie. De retour à Constantine (1980), il prépare une licence en psychopédagogie. Outre, ses activités pédagogiques, il se consacre à l’écriture. En 2004, il publie son premier essai (« Aux portes de la méditation ») qui sera suivi d’un recueil de poèmes (« Le Bouquet entaché »). Suite à quoi, il consacre un essai historique au grand révolutionnaire et père des services secrets algériens Abdelhafid Boussouf («Abdelhafid Boussouf, le révolutionnaire aux pas de velours », un livre qui sera traduit en arabe et paraîtra en 2013). En mai, 2013, il publie également un recueil de chroniques « La Contrée désolée »). Concernant ses activités artistiques, (arts plastiques et musique) il a participé à une trentaine d’expositions et animé plus de deux cent soirées intra et extramuros.
L’entretien, portant sur le Sénégal, l’Afrique et sur la poésie de Dame Diop, se déroulera donc en trois temps :
1. Vous êtes allé récemment au Sénégal. Quelle impression avez-vous eue après tant d’années d’absence ? Le pays a-t-il progressé ? Y-a-t-il eu des changements positifs ?
Dame Diop -Peut-on parler de « réel » progrès et de changements « importants » dans un pays subsaharien classé parmi les pays les plus pauvres du monde, sans ressources naturelles, espérant uniquement s’en sortir grâce à l’aide extérieure ? L’aide par exemple de l’ancien colonisateur attribuée au lendemain de l’accession au pouvoir de Macky Sall, conditionnée par la renégociation des fameux accords de défense déjà enterrés par l’ancien régime, a ainsi sonné le glas de notre souveraineté nationale, confortant l’idée de naïveté ou d’inexpérience de notre président, même s’il vient d’annoncer le projet d’adoption de la réciprocité envers l’Occident en ce qui concerne la demande des visas. En effet, s’il y a franchement eu progrès et changements, c’est seulement au niveau de la maturité du peuple qui a plutôt préféré débarquer le président Wade par les urnes, au lieu de suivre les ténors du M23 qui voulaient à tout prix brûler le pays : un signal fort envers les nouveaux élus, même s’il est illusoire de penser qu’ils ne voleront pas les deniers publics! Par conséquent, j’ai eu cette fois-ci moins de choc que par rapport à mes voyages précédents. Mais, le sentiment de choc m’a toujours plus ou moins habité, tout comme d’ailleurs la plupart des Africains qui ont eu l’habitude de faire des allers-retours. Toutefois, je ne suis pas en train de comparer la France et le Sénégal, car le fossé qui sépare ces deux pays est trop grand. Autrement dit, la misère sociale y est de plus en plus prégnante. Mais, ce qui m’a fait le plus mal quand je suis arrivé au Sénégal, c’est que le peuple souffre alors que la horde de politiciens aux manettes sont aux anges, comme c’est toujours le cas, hélas, depuis plus d’un demi-siècle, quand bien même ce serait de manière moins arrogante et insolente.
C’est dangereux, quand même, pour un pays quand la politique devient un métier et un ascenseur social. Quant au progrès et aux changements, le pays n’en connaît guère comme je viens de le dire, si ce n’est la belle victoire du peuple qui n’a pas suivi les pyromanes voulant semer la pagaille, la violence et le chaos : une grande première dans l’histoire politique sénégalaise. Pour tout dire, il y a certes eu un changement de régime, mais je ne suis pas de ceux qui pensent que cette bande de politiciens magouilleurs et maraudeurs puisse réaliser un quelconque miracle afin d’alléger la souffrance des Sénégalais, au regard des actes accomplis jusque-là visant à la fois à faire profiter à chaque membre de leur clique sa part du gâteau. Que ce soit les socialistes, les transfuges libéraux, les marxistes, léninistes et trotskistes, la RADHO (Rencontre africaine Des Droits de l’Homme), ou la fameuse société civile, tous actuellement sont amarrés à la basse-cour du président.
2. Le Sénégal a tourné la page Wade, mais le pays est toujours confronté au chômage, à la cherté de la vie, au détournement des deniers publics, etc. Le pays avait-il besoin d’un changement d’homme ou de mentalités ? D’ailleurs, dans votre recueil, vous écrivez : « Malgré les récurrents changements de l’équipage, / Notre train, surchargé, roule par à-coups et déraille / En direction d’un ravin. Les passagers crient au secours, à tue-tête, / Mais les casseurs continuent leur besogne, / sans vergogne, / Impitoyables et cupides » (p155). Le fer de lance du pouvoir en place est axé sur les audits, que d’aucuns qualifient de règlements de compte. Qu’est-ce qui a changé ? Quel jugement portez-vous sur tout cela.
Dame Diop -Je dois avant tout signaler que ces trois vers cités sont extraits d’un poème consacré à l’Afrique et intitulé « Faux Départ » et reflètent sans doute à la fois la situation de notre continent, et par ricochet, le sort de mon pays qui vient tomber de Charybde en Scylla en faisant le choix entre la peste et le choléra.
Reconnaissons que Wade avait de très bonnes idées, mais il a par la suite retourné sa veste pour avoir été victime, d’une part, de sa pédanterie et de son ambition de rattraper en un laps de temps les quarante ans perdus, quitte à ranger dans les tiroirs de l’oubli le Contrat social qui avait pourtant permis sa consécration, et d’autre part, de la folie du pouvoir qui l’a rendu de plus en plus tyrannique et arrogant, sans oublier le fameux projet de dévolution monarchique et la volonté de s’agripper au pouvoir. Autrement dit, il s’agit d’un vrai patriote qui a ses contradictions. Ainsi l’homme, perdu par la folie du pouvoir, a-t-il laissé malheureusement de mauvais souvenirs au peuple sénégalais à la fois affamé, miséreux et souffreteux, malgré ses réalisations du point de vue des infrastructures. Sous l’ère du président Wade, le Sénégal aurait pu au moins faire un bond en avant en atteignant l’autosuffisance alimentaire, au regard des plans du Reva (Retour vers l’agriculture) et de la Goana (Grande offensive pour la nourriture et l’abondance). Hélas, le Sénégal a pour le moins manqué ce rendez-vous historique tant attendu par un peuple vaillant et laborieux, mais toujours spolié et berné par les politiques machiavéliques, préoccupés par leurs propres intérêts. Après le règne du parti socialiste, nous nous sommes retrouvés avec quelqu’un qui incarnait beaucoup d’espoir et qui suscitait tant d’admiration, surtout auprès de la jeunesse déshéritée et désemparée, à qui il avait promis monts et merveilles. Et tout le monde connaît la suite : des promesses non tenues, de multiples scandales portant sur des milliards, bref un règne corrompu et une mal-gouvernance inouïe.
Des va-nu-pieds pouvaient du jour au lendemain se retrouver avec des biens mobiliers et immobiliers impressionnants, au moment où le Sénégalais lambda peinait à assurer les trois repas quotidiens. Sa Majesté se plaisait à nous seriner qu’il avait créé des milliardaires dont la plupart faisait partie de son entourage, y compris son fils biologique Karim actuellement en prison pour « enrichissement illicite », de même que ses deux fils putatifs (Idrissa Seck et Macky Sall). C’est pourquoi je me demande si la justice sénégalaise est crédible ! De fait, les dignitaires de l’ancien régime n’ont pas tout à fait tort en clamant urbi et orbi une « justice des vainqueurs » ou la « chasse aux sorcières », visant uniquement à écrabouiller les récalcitrants. D’où il est grand temps de procéder à la séparation des pouvoirs (exécutif, judiciaire et législatif), si l’on souhaite une vraie transparence dans la procédure des audits concernant les « biens mal acquis » dont l’enquête aurait dû inclure la gestion des socialistes qui sont aujourd’hui les principaux alliés de Macky. Et paradoxalement d’aucuns analystes partisans, grandiloquents et de mauvaise foi feignent de l’oublier.
Cependant, je suis étonné par la manière dont les audits ont été instrumentalisés par le pouvoir afin de divertir le peuple à défaut de pouvoir résorber le casse-tête du chômage très élevé au niveau de la jeunesse. En vertu de quelle loi, par exemple, la ministre de la justice (Aminata Touré) accusait, voire insultait quotidiennement les barons du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) à travers la presse en les qualifiant tous de voleurs ? De plus, les propos maladroits du porte-parole du président (le journaliste Abou Abel Thiam) qui s’est empressé de déclarer à travers une chaîne de télévision que l’arrestation de Karim n’a rien à voir avec la politique, avant même la conférence de presse du procureur spécial dont tout le monde sait qu’il est au service du pouvoir, qu’on le veuille ou pas, me paraissent attentatoires à la présomption d’innocence ! Pourquoi ces gens-là sont-ils allergiques à la présomption d’innocence, même si Wade-fils gérait avec une opacité totale les ressources du pays ? Et l’issue de l’enquête pouvait-elle en être autrement, d’autant que Karim avait déjà été condamné par le peuple, selon un journaliste qui refusait à juste titre de commenter la décision du procureur de Macky !
3. L’opposition est formée aujourd’hui principalement par le parti de l’ancien régime qui est laminé par des dissensions internes. Existe-il une opposition réelle contre Macky Sall, étant donné que les principaux partis d’opposition traditionnelle sont avec le président ?
Dame Diop -Le PDS avait toujours été dominé par la figure emblématique de Sa majesté Abdoulaye Wade. Il est donc normal que le parti traverse des zones de turbulences pendant qu’il n’est plus à la tête de l’Etat, à partir du moment où l’ex-président avait préféré pour sa succession son fils biologique Karim à ses fils d’emprunt déchus et reniés. C’est en effet la première fois dans notre histoire que le pouvoir devient une affaire de famille, au mépris des principes élémentaires de la démocratie et de la République. En atteste la violente et sanglante révolte populaire, provoquant l’abdication de Wade sur le projet de loi visant à instaurer le « ticket présidentiel », diversement interprété.
En revanche la jeunesse, qui s’impatiente de voir son sort s’améliorer le plus rapidement possible, est une réelle menace contre le président Macky qui, à mon sens, lui a tourné le dos pour le moment, si l’on tient compte de la précocité de ses errements qui pourraient lui être fatals. L’exemple de son slogan ‘La patrie avant le parti devenu en réalité ‘la famille avant la patrie’ est aujourd’hui est une grave erreur qui est à l’encontre de l’égalité des chances et de l’équité. Quand disparaîtra le népotisme pourtant tant dénoncé par l’actuel président et ses alliés, incluant la transparence dans la gestion des deniers publics souvent confondus avec les « sacrés fonds politiques » ? Quelle est l’opportunité de la piètre fondation de la première dame (‘Servir le Sénégal’) alimentée par des fonds aux origines douteuses, à l’image des autres fondations gérées par Madame Elisabeth Diouf et Madame Viviane Wade ? N’avons-nous pas le droit de savoir d’où proviennent ces fonds servant de propagande et de mouvements de soutien à leurs maris. J’avoue que ces fameuses fondations sont des tours de passe-passe pour escroquer cyniquement le peuple.
Enfin, je crois qu’il ne faut pas sous-estimer, malgré tout, la force de l’ancien régime quoique l’on ait assisté à la dislocation du parti, d’autant plus que le peuple réveillé attend toujours les promesses mirobolantes d’un président qui a de plus en plus du mal à se frayer un chemin en n’ayant pas une vision claire de la manière dont il faut alléger la souffrance des Sénégalais. Le plus grand défaut de nos hommes politiques, c’est de faire des promesses alléchantes en élaborant des programmes pendant les campagnes électorales sans avoir les moyens financiers de les concrétiser.
4. Idrissa Seck, ancien premier ministre, qui passe pour être un fin politicien pourrait être un important opposant au pouvoir actuel. Quelle est sa stratégie de conquête du pouvoir puisqu’il n’a jamais caché son ambition d’être un jour à la magistrature suprême ?
Dame Diop -Précisons d’emblée que je suis certes contre ses frasques, mais je dois reconnaître ses qualités de politicien, et d’homme d’Etat. L’ancien premier ministre Idrissa Seck est un vrai tribun, à l’image de son mentor Wade, qui pourrait devenir un farouche opposant au président Macky qui a eu la chance d’être aux commandes, malgré son manque de charisme et de vision claire contrairement à ses prédécesseurs. Ainsi l’ancien ambassadeur de la France au Sénégal, l’écrivain Jean-Christophe Ruffin affirmait-il sur ‘France 3’ que le niveau de Macky Sall est très faible par rapport aux hommes politiques sénégalais, avant d’enfoncer le clou en lâchant : « Il ne maîtrise même pas le Français ». Autrement dit, l’on peut bien comprendre pourquoi son ancien rival du PDS, à qui il avait succédé à la Primature, puisse lui porter facilement préjudice. Depuis quelque temps d’ailleurs, on assiste à une certaine rupture entre les deux hommes. En tout cas la rivalité entre les deux hommes, qui sont actuellement à couteaux tirés, ne cesse d’augmenter. Et tout le monde s’y attendait !
Maintenant, il reste à savoir si l’ancien premier ministre Idrissa réussira à asseoir une autre image plus reluisante que celle qui lui colle à sa peau, c’est-à-dire un « tartuffe », un « voleur », un « truand », bref un « repris de justice » qui avait détourné beaucoup de milliards qu’il a lui-même reconnus en tant que des fonds politiques légalement utilisés. Toutefois, tout est possible au Sénégal ! D’autant plus que l’on s’est rendu compte à notre grande surprise que cet homme était l’arbre qui cachait la forêt des milliardaires créés par Wade. La différence entre Idy et Macky, c’est qu’Idy est quelqu’un d’intelligent, pour ne pas dire qu’il est un génie qui ne cesse de faire le professeur à Macky, à travers des déclarations à la fois provocantes, embarrassantes et effarantes vis-à-vis de la coalition hétéroclite et circonstancielle de la mouvance gouvernementale, dont il fait étrangement partie et se réclame toujours.
En revanche, je crois personnellement que l’ancien premier ministre devrait plutôt être conséquent dans ses démarches s’il souhaite remplir pleinement son rôle d’opposant, à partir du moment où il a récemment fait savoir que « rien ne marche dans le pays » depuis l’accession à la magistrature suprême de celui qu’il a soutenu au second tour des présidentielles et qu’il continue encore de soutenir. En tout cas, depuis quelques temps l’homme habitué aux jeux de yo-yo ne cesse de critiquer vertement son ancien compagnon de la famille libérale, et le premier ministre Abdoul Mbaye qui d’ailleurs a du mal, à mon avis, à être convaincant et être à la hauteur de sa mission à la primature.
Enfin, Idy est obnubilé par le pouvoir qu’il voulait à tout prix sous le règne de Wade, une ambition à laquelle il n’a jamais renoncé. Mais, je me demande s’il ferait mieux que Macky, s’il était le quatrième président du Sénégal, au vu de la pléthore de ministres (plus d’une vingtaine) dont deux font partie de son parti politique (‘Rewmi’). C’est étonnant de le voir passer pour quelqu’un qui prétend défendre l’intérêt du peuple sénégalais, alors qu’il n’a jamais pipé mot par rapport au nombre excessif de ministres et de députés inutiles au moment où le pays est au bord du gouffre! Qui affirme qu’il peut sortir le pays de l’ornière sans pour autant restreindre au maximum le nombre de ministres, de députés, enrayer le népotisme endémique malheureusement exploité par le couple présidentiel, de même que la corruption latente, ne fait qu’affabuler !
5. Le M 23 s’est révélé efficace pour faire tomber l’ancien président Abdoulaye Wade, mais au fond pour le pays, est-ce qu’il est bien, vu que l’opposition actuelle ne fait pas le poids par rapport à la mouvance présidentielle constituée par ce M 23 ?
Dame Diop -Il faut savoir que le M 23 ne pouvait rien réussir sans le peuple qu’il a aujourd’hui trahi par son silence acheté par l’actuel régime qui les a presque tous soudoyés. La défaite de Wade est en effet la victoire du peuple même s’il a été par la suite trahi par la quasi-totalité des membres du M 23, plutôt attirés par le partage du gâteau que par les intérêts du pays. Toutefois, j’ai confiance en mon peuple qui s’est déjà réveillé et qui, j’espère, ne se fera plus rendormir par le verbiage, et surtout par la diversion suscitée par la traque des biens supposés mal acquis.
Il est évident que le régime sortant ne peut jamais pour le moment avoir le même poids que le M23 adoubé par le peuple qui était lassé par l’arrogance et le luxe insolent dont l’équipe de Wade faisait étalage devant des populations défavorisées. Mais tout est possible dans ce pays habitué à des alliances contre-nature. On peut voir du jour au lendemain Idy faire alliance avec ses anciens camarades libéraux qui l’accusaient de vol en le traitant de tous les noms d’oiseaux. De toute façon, le PDS de Wade ne peut pas mourir comme ça, au cas où Idy choisirait de faire cavalier seul. Et je suis de ceux qui souhaitent sa survie, ne serait-ce que pour qu’il y ait sur la scène politique au moins un contre-pouvoir !
Somme toute, l’opposition essentiellement constituée par le régime défait est en train de jouer son rôle d’opposant au pouvoir, malgré le manque de légitimité auprès du peuple qui attend encore dans la sérénité la concrétisation des promesses d’un Sénégal meilleur, où n’existeront plus le casse-tête du chômage de la jeunesse, la faim provoquée par la cherté des denrées de première nécessité, en plus de la carence dans le système de la santé (les hôpitaux sont transformés en mouroirs à cause de l’inaccessibilité aux soins médicaux). Mais qui pourra résoudre le chômage de la jeunesse, ou encore effectuer une baisse sensible du prix des denrées de première nécessité, ou alors faciliter l’accès aux soins médicaux, sans pour autant former un gouvernement efficace composé d’au maximum d’une dizaine de ministres, y compris la réduction de ces centaines de députés opportunistes et inutiles ?
6. Passons maintenant au continent. D’abord, quel rôle a joué l’Union Africaine dans le déploiement des forces françaises au Mali ? On se souvient qu’elle était divisée par rapport à la crise ivoirienne. A-t-elle simplement avalisé un plan fin prêt concocté par la France, ou a-t-elle vraiment joué un rôle dans le cas du Mali?
Dame Diop -Il va de soi parce que l’Union africaine n’a pas les moyens de résister aux velléités d’une France hégémoniste et soucieuse de sauvegarder ses intérêts au Sahel, même si Madame Zuma n’est pas une francophile, et encore moins un béni-ni-oui-oui. C’est hallucinant de constater que, sous prétexte de l’amitié entre la France et le Mali, François Hollande, qui soutient ouvertement les djihadistes en Syrie, voulait nous faire croire que la vraie raison de sa guerre au Mali réside dans une « logique » de combattre le terrorisme qui constitue une menace pour la France. Certains ont eu raison de se demander s’il y a des bons et des mauvais terroristes ? Pour tout dire, la France ne se soucie guère de la position de l’Union africaine en ce qui concerne ses ingérences. A chaque fois que ses intérêts sont menacés en Afrique, la France n’a besoin pas du soutien de l’Union africaine pour déclencher les hostilités appuyées par ses pairs prédateurs siégeant à l’ONU!
7. Je me tourne à présent vers Monsieur Chérif Abdedaïm. L’Algérie, ce grand pays maghrébin, longtemps secoué par les islamistes, est aujourd’hui stable malgré quelques petits incidents. Des observateurs mal avisés et des journalistes pyromanes pensaient qu’elle serait atteinte par la fameuse révolution du printemps arabe. Il n’en est rien fort heureusement. Récemment, les autorités algériennes, confrontées à une prise d’otage, s’en sont bien sorties sans le concours d’une puissance étrangère. Comment va le pays aujourd’hui ?
Chérif Abdedaïm -Actuellement, l’Algérie vibre au rythme de ce qui se passe sur la scène internationale et plus particulièrement dans le monde arabe. Cela dit, sur le plan national, les choses suivent leur cours normal. En dépit du malaise social qui, je pense, constitue l’une des préoccupations des premiers responsables du pays, en dépit de toute la campagne d’instrumentalisation de la maladie du président de la république, orchestrée par ceux qui veulent créer le trouble en Algérie, je pense que les Algériens sont conscients de ce qui se trame à leur porte et ils ne sont pas dupes pour se laisser entraîner dans une nouvelle spirale de la violence.
8. D’après vos propos, l’Algérie serait-elle dans la ligne de mire de l’Otan en tant que puissance régionale, au vu de ses richesses naturelles : uranium, or, pétrole, gaz ?
Chérif Abdedaïm -Sans aucun doute. Du moment que les plans ourdis par les instigateurs du nouveau désordre mondial visent la déstabilisation de tout le monde arabe, l’Algérie ne pourrait aucunement faire exception. Dans ce contexte, faudrait-il notamment rappeler que la première tentative de déstabilisation a été enregistrée avec la décennie noire. Après ce premier échec et l’avènement des pseudo-révolutions arabes, les commanditaires de ces « révolutions » ont tenté, en septembre 2011, d’allumer la mèche à travers leur armée de facebookistes. Récemment, on a voulu tenté une nouvelle percée à travers la « crise » des chômeurs du Sud. Malheureusement, pour eux nos jeunes ont certes organisé des marches, comme cela se fait partout dans le monde, sans toutefois mordre à l’appât tendu par les Canvas, Optor et Consorts.
Dans ce contexte, comme disait l’analyste Michel Chossudovsky : « La révolution spontanée est un métier qui s’enseigne ». Pour cela, une courte rétrospective s’impose. En 1972, la CIA a déclenché une grève des camionneurs et chauffeurs de bus pour faire tomber le gouvernement Allende au Chili qui avait nationalisé les mines de cuivre. La même année, alors que les USA avaient besoin de l’Australie comme base arrière pour le Vietnam, l’élection des travaillistes de Edward Gough Whitlam, opposés à la guerre, avait déclenché une campagne d’opinion pilotée directement par Henry Kissinger à Washington, pour faire tomber le gouvernement et le remplacer par des « amis des USA ».
Quelques semaines après les « révolutions de jasmin » dans plusieurs pays du Maghreb, du Machrek, du Proche et du Moyen Orient, on a commencé à en savoir plus sur ce que bon nombre subodoraient : à savoir les interventions clandestines américaines dans le déclenchement (nullement spontané mais bien plutôt provoqué) de ces événements par le biais d’agents bien placés, de la formation de relais d’opinion et de l’utilisation des réseaux sociaux du type Facebook ou Twitter.
À la mi-avril, les médias révélaient, après des déclarations stupéfiantes de Michael Posner, sous-secrétaire d’État américain aux droits de l’homme, que l’administration fédérale américaine avait dépensé, depuis deux ans, 50 millions de dollars au développement de technologies visant à rendre anonymes les activistes pro-américains, avec des séances de formation pour plus de 5 000 militants. Il indiquait que l’une d’entre elles avait été organisée six semaines auparavant (donc à la mi-février) dans un pays du Proche-Orient non précisé avec des « cyber-activistes » venus de Tunisie, d’Égypte, de Syrie et du Liban. Il s’agissait donc bien d’une véritable armée clandestine payée et entraînée par les services secrets américains. Plus précis encore, comme l’indiquait par exemple La Correspondance de la presse (du 11 avril) : « les États-Unis, convaincus du rôle de la démocratie numérique, enseignent à des milliers de militants des droits de l’homme « à jouer au chat et à la souris » avec les régimes autoritaires sur l’internet et avec leurs téléphones portables. L’administration américaine aide notamment les militants à accéder aux technologies leur permettant de contourner les blocages du Web par les États, à sécuriser leurs textos et leurs messages vocaux et à empêcher les cyber-attaques contre leurs sites […] Des responsables du département d’État ont expliqué qu’une des technologies en cours de développement, baptisée « signal d’alarme », permettait aux militants d’effacer les listes de contact de leurs téléphones portables au cas où ils seraient arrêtés. Le département d’État a indiqué qu’il avait déjà financé des sociétés privées, la plupart américaines, pour développer une dizaine d’outils destinés à contourner la censure mise en place par certains gouvernements. »
Autrement dit, c’est cela la réalité des soi-disant révolutions pour la « démocratie » et que beaucoup d’internautes algériens ont déjà dénoncée à travers une mobilisation sans précédent démontrant à l’occasion leur prise de conscience des enjeux internationaux. Il suffit donc de lire leurs commentaires sur facebook pour s’en apercevoir.
Cela dit, tout le monde comprend en Algérie que l’objectif des prédateurs est de diviser pour régner. Et le plan séparatiste qui a réussi au Soudan ne réussira jamais en Algérie. Car, la France a déjà essayé en vain de s’accaparer le Sahara lors de ses négociations avec la GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne).
En résumé, je dirai que l’Algérie a été et reste unie, et ce, malgré les tensions sociales qui, à mon avis, font partie du quotidien de chaque pays et qui sont, de loin, minimes par rapport à ce qui se passe dans ces pays exportateurs de « démocratie » à coup de bombes. Scrutez ce qui se passe aux Etats-Unis où le capitalisme assassin soumet des millions de personnes à une servitude volontaire alors qu’en matière de liberté d’expression, les lois liberticides fusent de partout sous prétexte de lutte anti-terroriste et autres prétextes du genre.
9. L’Algérie était au début contre la guerre d’Hollande au Mali, avant d’ouvrir son espace aérien à l’armée française. N’y a-t-il pas une contradiction de la part des autorités algériennes ? Et comment interprétez-vous ce geste que d’aucuns ont perçu comme un signe de défiance envers l’Otan ?
Chérif Abdedaïm -Dans cette situation, je crois que l’Algérie n’a pas le choix. Après de vaines tentatives pour trouver un compromis politique entre les belligérants dans la crise malienne, et la menace terroriste à ses frontières, il fallait se décider. Toutefois, ce qu’il faudrait remarquer, c’est que l’Algérie a toujours été fidèle aux principes du 1er novembre 1954, à savoir respecter la souveraineté des peuples, d’où sa non-ingérence dans les affaires internes des pays en crise et pour preuve ses prises de positions dans les crises qui ont secoué le monde arabe. À ce niveau, je ne vois pas de contradiction dans la position algérienne dans la mesure où c’est dans le cadre de la lutte anti-terroriste que cette décision a été prise et non dans l’objectif d’une quelconque implication directe sur le terrain des opérations. Quant le feu est à votre porte, si vous ne participez pas à son extinction, vous devriez quand même céder le passage aux pompiers, non ? Pour ce qui est de la dernière partie de votre question, je pense que ceux qui interprètent cette prise de position comme une défiance envers l’OTAN, doivent revisiter l’histoire de la guerre d’Algérie. A l’époque, la France n’était-elle pas appuyée par l’OTAN ? Je les laisse conclure le syllogisme…
10. Le Maghreb est déjà bouleversé par la prétendue Révolution arabe manigancée par les apôtres de la théorie du « chaos constructeur » des faucons états-uniens. Et actuellement c’est autour du Mali de s’attirer les « bonnes grâces » de son « ami » et ancien pays colonisateur, au moment où Bamako risquait de tomber aux mains des « djihadistes » alliés du MNLA toujours appuyé par la France. Comment analysez-vous le bellicisme de la France qui perd de plus en plus son influence dans son « pré carré » ?
Chérif Abdedaïm -Pour ceux qui croient que la France a, actuellement, un quelconque pouvoir décisionnel au niveau africain, je pense qu’ils se leurrent. Certes, la nostalgie coloniale longtemps sevrée, reste de mise, avec notamment le fameux rêve d’Alain Peyrefitte, consistant à dissocier les territoires Touareg pour la création d’un Etat Tergui fantoche, facilement manipulable et exploitable, tel qu’on le constate actuellement au Niger, pays dépossédé de son uranium par Aréva au moment où des milliers de Nigériens ne mangent pas à leur faim. Toutefois, avec la nouvelle géopolitique américaine, le rôle de la France est réduit à un commis, sous-traitant, au même titre que la Grande Bretagne et l’Allemagne.
Pour cela, il n’y a qu’à se référer au propos du stratège américain Brzezinski dans son fameux « Le Grand échiquier ». Ce dernier brosse un tableau sans concession de l’Union Européenne : les Etats européens dépendent des Etats-Unis pour leur sécurité ; une « Europe vraiment européenne n’existe pas » ; et poursuit-il, « sans détour, l’Europe de l’Ouest reste un protectorat américain ». Tout ceci est une gifle à ceux qui pensent que l’Europe, grâce à l’Union, est la structure permettant une indépendance vis à vis des Etats-Unis. Comme la situation de l’Union européenne est floue, indécise, « les Etats-Unis ne doivent pas hésiter à prendre des initiatives décisives ».
« Le problème central pour l’Amérique est de bâtir une Europe fondée sur les relations franco-allemandes, viable, liée aux Etats-Unis et qui élargisse le système international de coopération démocratique dont dépend l’exercice de l’hégémonie globale de l’Amérique ». Ainsi, comme partout ailleurs, les USA se moquent de leurs « alliés » du moment ; seuls comptent les intérêts américains. Le rôle de l’Allemagne est celui du bon vassal, « bon citoyen de l’Europe, partisan déterminé des Etats-Unis » ; elle n’a jamais remis en cause « le rôle central des Etats-Unis dans la sécurité du continent ». Quant à la France, « puissance moyenne post-impériale », elle n’a pas les moyens de ses prétentions.
Aussi, en matière de politique américaine, depuis Ronald Reagan et les Talibans, les néo-conservateurs ont systématiquement généré, manipulé, armé et poussé les pions islamistes pour déstabiliser les régions dont ils veulent accaparer les ressources minières. Et en Afrique, cela est d’autant plus urgent qu’il s’agit de faire obstacle à l’avancée chinoise. Encore une fois : « la guerre dure tant que durent les profits ». Ces pays à l’instar des monarchies du Golfe font partie du plan américain de domination du monde. Ils agissent donc selon un agenda prédéfini sans autonomie décisionnelle. Pour s’en apercevoir, il suffit de se référer au discours américain repris en chœur par les chancelleries occidentales.
11. Cette année 2013 est consacrée, en France, à la célébration d’Albert Camus dont les cendres vont être transférées au panthéon. Camus a suscité beaucoup de controverses, mais son œuvre reste habitée par l’Algérie. « Je puis bien dire au moins, qu’elle est ma vraie patrie », dira-t-il en 1954 au sujet de l’Algérie. Et son ami Aziz Kessous a dit : «Camus était des nôtres et le meilleur d’entre nous». Senghor dira de lui à sa mort : « Lui, le Blanc, l’Algérien ne dédaignait pas de venir nous parler à nous… Cette qualité d’Africain, il l’a toujours revendiquée ». Camus : français ? algérien ? ou les deux ? Comment est-il perçu par les Algériens aujourd’hui ? D’abord, la réponse de Monsieur Chérif Abdedaïm.
Chérif Abdedaïm -Vous avez bien fait de parler de controverse à propos de Camus. S’il jouit d’un respect pour son engagement politique, Camus, a par contre suscité un tollé chez beaucoup d’intellectuels algériens. Quand il dit dans ses « Chroniques algériennes » que « l’indépendance nationale (de l’Algérie) est une formule purement passionnelle » ou encore qu’il prenne les attentats commis par le FLN pour des actes terroristes, alors que c’étaient les seuls moyens de bord pour lutter contre l’injustice coloniale, je crois qu’il se trahit quelque part. Pourtant, né en Algérie, au même titre que ses parents, ayant vécu dans la pauvreté, à l’instar du milieu algérien dans lequel il a grandi, comment pourrait-il nier l’acte génocidaire coloniale qui est en soi condamnable ? Comment pourrait-il défendre le principe d’une Algérie française tout en parlant de justice ?
Aussi faudrait-il souligner ce retournement qui frise le paradoxe dans ses positions. En 1936, lorsqu’il a fondé le « Théâtre du Travail », sous l’égide du PCA, la direction du parti a quelque peu infléchi sa ligne en donnant la primauté à la stratégie de l’assimilation et à la souveraineté française. Camus avait alors protesté contre cette stratégie idéologique qu’il considérait comme un retournement. Et voilà qu’il revient sur cette position, en 1958, dans ses « Chroniques algériennes », comme je l’ai cité précédemment.
11.Maintenant à vous Dame. On sait que Dame Diop, vous êtes un amoureux de Camus.
Dame Diop -Chérif a bien fait de nous parler de Camus à travers son engagement et ses contradictions par rapport à sa position sur l’injustice sociale et la guerre coloniale en Algérie. Mais au-delà du tollé relevé par Chérif, je crois qu’il est important de reconnaître l’amour de Camus envers l’Algérie française qu’il considérait comme sa patrie. Et cet amour est perceptible à travers la plupart de ses écrits. D’autant qu’on ne peut jamais parler de lui sans évoquer sa patrie où il avait passé sa jeunesse. Cependant, je suis mal placé pour aborder ce thème sensible, à partir du moment où les Algériens s’étaient sentis et se sentent encore blessés par l’homme qui aurait dû être au-dessus de la mêlée. Par conséquent, sa farouche opposition à l’Indépendance de l’Algérie peut être quelque part comprise, à cause de son vécu et surtout du contexte. Et loin de moi l’idée de vouloir le disculper de ses erreurs commises, mon propos vise seulement à ce que les gens comprennent sa position en tant que Français né en Algérie. Ne s’était-il pas senti étouffé et dépaysé lorsqu’il avait quitté sa terre natale pour la France ?
Quoi qu’on puisse dire, on ne peut pas parler de Camus sans parler de l’Algérie, où il avait passé son enfance. Son roman autobiographique posthume « Le premier homme » est empreint de nostalgie et de tristesse, au regard de la description des quartiers pauvres d’Alger où il jouait avec les enfants de son âge. De plus, le soleil, la lumière et la mer d’Algérie sont des constantes qui caractérisent presque toute sa production littéraire. Une chose est sûre : Camus a beaucoup écrit sur l’Algérie française en défendant même des musulmans, victimes de l’injustice. Toutefois, je comprends aussi tous ceux qui déplorent le tribalisme de Camus lorsqu’il aborde les deux communautés. Un intellectuel algérien est allé jusqu’à dire qu’il y avait un rideau entre la « race » (« les blancs ») de Camus et les Algériens, à chaque fois qu’il parle des deux communautés. Et d’enchaîner : « Le peu que Camus parle de l’Algérien dans ses œuvres, c’est toujours du mauvais côté ».
12. L’Assemblée nationale française a voté la loi reconnaissant le mariage entre les personnes de même sexe. Avec ce vote la France n’a-t-elle pas franchi un pas de plus vers la dilution de ce qui reste de son identité ? Ces droits reconnus aux personnes de même sexe, ces nouvelles identités consacrées ne viennent-elles pas assombrir l’identité française qui a déjà du mal à intégrer l’altérité (notamment les populations d’origine maghrébine ou subsaharienne) dans son évolution ?
Dame Diop -Le vote de la loi reconnaissant le mariage gay est purement politique, puisqu’il s’agissait d’une des promesses électorales de François Hollande. Contrairement à ce que les socialistes veulent nous faire croire, le principe d’égalité n’a rien à voir avec l’adoption de cette loi en faveur du mariage entre les personnes de même sexe. Le mariage pour tous, tant décrié par ses détracteurs toujours qui s’arc-boutent sur des canons moralistes et rigoristes, me paraît personnellement une dérive susceptible de compromettre l’éducation des enfants adoptés par les homosexuels ou les lesbiennes. Comment peut-on concevoir le fait qu’un enfant grandisse au sein de ces « familles » où toutes sortes de dérives puissent avoir lieu ? Ce genre de familles n’est pas à mon avis un endroit propice à l’éducation d’un enfant ! En définitive, on assiste à une mutation de la société française, du point de vue institutionnel, au moment où l’altérité devient un handicap majeur pour une catégorie de la population française considérée comme des parias.
Tout le monde se rend compte aujourd’hui que si les « Français » naissent juridiquement tous libres et égaux, ils ne jouissent pas des mêmes privilèges, en raison de leurs origines sociales, culturelles et religieuses. Autrement dit, si les Français sont jugés par les mêmes lois, ils sont socialement, surtout culturellement et religieusement inégaux, à cause de l’altérité qui favorise le communautarisme de part et d’autre.
Le Maghrébin ou le négro-africain (y compris ceux qui sont issus de la deuxième ou de la troisième génération des immigrés) sont hélas victimes de rejet frontal, voire d’anathème de la part des soi-disant Français, que ça soit au niveau des embauches ou dans la rue. Les clichés et les préjugés font en tout cas rage en France : le Noir et le Maghrébin sont perçus comme des « dealers » et des voleurs. A titre d’exemple, les défiances sont partout visibles et rendent ainsi la France invivable.
13. Dame, venons-en maintenant à votre poésie. Le recueil Les rêves de la fleur, suivi du Regard d’un jeune émotif nous présente un ensemble de poèmes hétéroclites liés malgré tout par une figure centrale, omniprésente voire même obsédante : la fleur. C’est quoi les rêves de la fleur ?
Dame Diop -« Les rêves de la fleur » étaient à l’origine le titre d’un de mes poèmes qui exprime de manière implicite et explicite une certaine prévision de la disparition tantôt attendue, tantôt oubliée de ma mère qui ne cessait de braver la maladie. En fait, la fleur symbolise le « je » poétique qui suggère aux lecteurs ses états d’âmes à travers une sorte de prophétie concernant l’étiolement de l’arbre effeuillé, flétri et dépéri. Autrement dit, l’arbre représente la matrice généreuse et courageuse, mais de plus en plus malade. N’ayant jamais l’intention de brider le lecteur, je n’ai jamais voulu m’exprimer ouvertement sur cette question, malgré les virulentes attaques contre le choix du titre de mon recueil « Les rêves de la fleur ». Ironie du sort, quelqu’un, qui n’a même pas pris la peine de me lire pour essayer de comprendre un tantinet mes écrits poétiques, m’avait dit : « Je suis sûr qu’il n’y a pas de rêve dans ton livre ».
Quant à la nature, elle est à mon sens l’expression de la condition humaine, au vu du caractère cyclique des saisons. En fait, la vie et la mort sont y sont parfaitement visibles sous toutes ses facettes. Le poète est tout comme l’artiste qui peint son tableau. Un tableau d’art peint sans indices a-t-il une valeur ? Camus disait qu’ « aucun artiste ne tolère le réel, mais ne se dérobe jamais à lui ». Et Michel Riffaterre d’affirmer : « La poésie, c’est dire des choses et des idées de manière indirecte ». Se réfugier dans la nature pour se délivrer du carcan de cette souffrance atroce générée par les contingences de la vie était salutaire, au moment où le deuil avait frappé de plein fouet ma famille. J’adore la nature ! Et le plus grand plaisir que j’ai eu, c’est lorsqu’un ami me faisait remarquer que le titre de mon recueil est romantique. Ainsi le Professeur Marc Marti affirmait-il dans la préface : « Les rêves de la fleur disent la simplicité des sentiments, l’amitié, l’amour, la douleur, la peur ».
14. À la lecture de vos poèmes, on voit votre démarche assez déroutante, mais jamais déconcertante; on s’aperçoit en effet que le titre de certains poèmes correspond rarement à leur contenu. Par exemple, dans les poèmes intitulés « Alerte », « Charlatan », il s’agit respectivement de « pintadeaux qui s’habillent », de « barque » qui chavire. Qu’est-ce qui a motivé cette démarche d’écriture ? Est-ce une façon de faire participer le lecteur à la création, à la gestion de l’œuvre dont il doit par lui-même essayer de retrouver l’unité, la cohésion et le sens ?
Dame Diop -Même si ce sont des poèmes de jeunesse, le langage poétique ne pouvait pas me permettre d’exprimer directement des idées et des choses. Malgré donc mes premiers pas dans l’écriture, j’avais pris le soin de faire participer le lecteur. C’est en ce sens que j’avais pris le soin de bouleverser l’ordre chronologique des poèmes, que ce soit dans « Les rêves de la fleur », où dans le « Regard d’un jeune homme émotif ». Toutefois la reconstitution du puzzle peut être certes un exercice aléatoire pour le lecteur, mais il existe toujours des indices distillés tout au long des poèmes. S’agissant des titres, ils sont tous en rapport avec le contenu. Ce sont des titres bien choisis afin de donner des signes par rapport au contenu du message véhiculé dans chaque poème. Les titres auxquels vous avez par exemple fait allusion (« Charlatan », et « Alerte ») évoquent respectivement le manque de sérieux, le dégoût suite à un naufrage amoureux (une perle symbolisée par une « jolie barque » attire le « je poétique » jusqu’au « large » avant de chavirer) et l’urgence ou le danger qui guettent la société sénégalaise plus ou moins conservatrice où la morale devrait rester de mise. Ce poème intitulé « Alerte » invite les parents irresponsables à contrôler leurs filles qui s’habillent avec légèreté en faisant recours à une parabole : « la pintade » silencieuse et complice devant la quasi-nudité des « pintadeaux femelles » en pleine rue.
15. Votre poésie a l’apparence d’être simple, qu’on peut lire d’une traite mais, en réalité, sitôt qu’on cherche à en saisir le sens, la simplicité disparaît. Alors se déploient sous nos yeux une subtilité expressive, un rythme bien mesuré, des images familières, des métaphores inouïes comme cette arachide roublarde (p. 31), bref une simplicité originale qui demande trop à l’esprit. Expliquez-nous le poème « Brebis » p. 29 que voici : « Je vois une brise / Transportée par le vent. / On se sent affectueux, / Mais prudente est la brise ».
Dame Diop -Cette question nous ramène à ce que je viens d’expliquer à travers l’allégorie de la pintade et des pintadeaux ou le symbole de la barque personnifiée. J’avais pensé qu’il était beaucoup plus simple et judicieux d’utiliser des métaphores qui sont familières à la société sénégalaise. Un Sénégalais lambda connaît absolument les produits tels que l’arachide ou les animaux domestiques comme par exemple la pintade ou la poule. L’arachide qualifiée de « roublarde » a en vain tenté de tendre un piège au « je poétique » qui a failli mordre à l’hameçon. Il s’agit d’un poème érotique élaboré de manière pudique visant à dénoncer la méchanceté et un fléau (Le titre du poème est clair : « Vipère »), ou plutôt les liaisons dangereuses entre les femmes et les puceaux. L’amour est exprimé de manière pudique dans mes poèmes.
Contrairement à la malice et à l’agressivité de la « Vipère », le poème intitulé « Brebis » incarne pour le poète l’affection et la tendresse (une idée renforcée par la « brise » de mer). Mais chat échaudé craint l’eau froide ! D’où la réticence de la « brise » qui préfère être sur ses gardes, à cause de ses mésaventures.
16. Par ailleurs, il y a les paradoxes. Le poème « Hommage » p. 72, scande : « Vive les tueurs à gages ! A bas les victimes ! Vive les despotes ! » Que faut-il comprendre par là, l’éloge du mal, de l’injustice ?
Dame Diop -Ce sont tout simplement des jeux de mots, des pirouettes et des clins d’œil, dans la mesure où les paradoxes sont un moyen pour mieux mettre en exergue les fléaux qui gangrènent la société sénégalaise. Autrement dit, la scène politique est ponctuée de violence, de meurtres, de vols, de spoliation, de despotisme, de démagogie, d’injustice. Faire l’éloge du mal était le seul moyen pour attirer l’attention du peuple fataliste endormi et endolori. Et le réveil a été brutal vers la fin du règne du président Wade. Enfin, l’éloge du mal a pour but de faire ressortir l’injustice sous toutes ses formes.
17. S’adressant à votre mère qui nous a malheureusement quitté, vous dites : « Ma vie ressemble à la tienne : un vide plein / De sens ». Le vide : son absence ? en quoi le vide est plein de sens ?
Dame Diop -C’est vrai que j’ai aussi utilisé à travers ces vers un autre jeu de mots, grâce à la notion de vacuité et de plénitude, ou plutôt de finitude et d’infinitude. Le bref passage de ma mère sur cette terre ne cessait de me faire réfléchir sur la problématique de la condition humaine au Mythe de Sisyphe, voire à l’utilité de tous les efforts déployés afin d’atteindre le bonheur caduque côtoyant au jour le jour ce malheur qu’est la mort. Il s’agit là d’un oxymore dont l’objectif est ici d’exprimer l’absurdité et la fugacité de la vie sur terre. On peut disparaître du jour au lendemain, sans pour autant cesser à influencer et guider les pas des siens, comme c’est le cas de la matrice qui m’a inspiré le souffle de l’écriture. Malgré son apparente absence, ma mère est toujours présente à mes côtés.
18. Après avoir parcouru votre recueil, on mesure combien le lien était fort entre vous et votre mère. Votre état d’âme oscille entre la douleur et l’espoir. Vous semblez profondément meurtri mais non abattu puisque comme vous le dites : « Je suis désormais toujours angoissé / Mais sans baisser les bras…Malgré l’enfer […] / Je suis souriant et entreprenant ». Après une perte si terrible et des séquelles indélébiles, où trouve-t-on cette énergie, cette force qui vous maintient dans la foi et l’espérance ?
Dame Diop -Cette force n’est pas venue du jour au lendemain. En fait, j’ai d’abord sombré dans la mélancolie, avant de sortir in extremis la tête de l’eau. Ébranlé par cette disparition, j’avais rencontré beaucoup de difficultés que j’ai finalement réussies à surmonter grâce à l’écriture. La plume a été et est toujours mon exutoire. Dès que je pense à ma mère, l’inspiration me vient comme un éclair. Et quand je m’en suis ouvert à un ami, il m’a fait savoir que c’est ce qu’on n’appelle la fulgurance. D’ailleurs, Il y a des gens qui s’étonnent lorsque j’affirme que j’ai besoin d’être ému pour bien écrire.
La plume et l’écriture m’avaient donc permis de retrouver cette force inébranlable qui me propulse vers la foi et l’espérance en une vie meilleure et heureuse, bien que l’abandon des études ou le suicide m’eussent de temps à autre traversé l’esprit.
19. Votre recueil est traversé d’un bout à l’autre par la figure maternelle. On connait les histoires de perte d’êtres chers ; l’on songe à Victor Hugo qui perdit le 4 septembre 1843 sa fille Léopoldine. L’on a dit que grâce à ce drame, le poète mesura la fragilité de la vie et du bonheur ; ce qui lui permit de mûrir très vite. C’est un peu votre cas ? Est-ce que la prise de conscience qui advient après une pareille perte ne nous ouvre pas la vue sur notre condition passagère ici-bas et nous permet de nous projeter vers le séjour dans l’infini?
Dame Diop -La perte d’un être cher peut être parfois décisive dans la vie de quelqu’un. Sans la précocité de la disparition de ma mère, j’imagine ce que je serai devenu aujourd’hui ! C’est sans doute ce drame qui a forgé en moi une prise de conscience de la vie éphémère ressemblant une éternelle prison. De fait, je ne suis pas dupe, puisque je sais désormais que je suis mortel malgré les efforts déployés pour essayer de réussir dans la vie.
20. Pour finir, dites-nous vos projets. Toujours en train d’écrire ?
Dame Diop -Même si j’ai beaucoup de projets, que ce soit dans l’écriture ou dans le cadre des publications d’articles scientifiques concernant la suite de ma thèse de Doctorat, mon uniquement préoccupation est aujourd’hui de décrocher un poste d’enseignant chercheur au Sénégal ou dans la sous-région. Après tant de galère en métropole pour financer mes études couronnées par le plus haut diplôme de l’Université, je pense qu’il est grand temps de fermer cette parenthèse inoubliable dans la mesure où il n’existe pas beaucoup de docteurs en « Études Ibériques » au Sénégal, et surtout concernant le 18e siècle.
On aura compris à travers cet entretien que malgré les menées sordides orchestrées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’Afrique ne baisse pas les bras : l’Algérie en est un bel exemple ; quant au Sénégal, la maturité de la population est un grand rempart contre les dérives des politiciens. Enfin, à travers les jeunes intellectuels, l’on voit la lucidité et la détermination qui les habitent et qui les poussent à œuvrer pour la démocratie et le développement de leur pays. Ceci fonde notre fierté et notre espoir en une Afrique consciente et maîtresse d’elle-même.
Entretien réalisé par Amadou Oury Diallo, doctorant guinéen à l’Université de Nice Sophia-Antipolis.


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