« Ce sont les actes qui décident de la valeur des hommes et des institutions » (Henri Lacordaire, 1854). Que constate-t-on de nos jours dans un monde chahuté par l’inculture et par la répétition pavlovienne des certains mots ? A la bourse des éléments de langages, forgés par des communicants affairés, ces mercenaires contemporains de la propagande enrichie, si l’on peut dire, grâce à quelques recettes empruntées au marketing, les valeurs sont désormais au plus haut. Les valeurs, c’est follement actuel et tendance. Pas un homme ou une femme politique qui ne juge indispensable de déclarer haut et fort son attachement aux valeurs, et la nécessité impérieuse de les défendre avec ténacité, voire de les exporter aux quatre coins du monde, y compris à la pointe de l’épée.
L’ensemble se doit d’être prononcé sur un ton grave, d’un air pénétré et le regard fixé au loin afin de lester le ronflement sonore des formules creuses employées d’une hexis corporelle indispensable à leur crédibilité espérée1. Il est vrai que lorsque l’on essaie de définir précisément ce concept, la tâche se révèle ardue (Cf. ses différentes définitions dans le petit Robert, pas moins de six ou sept). Sa signification est floue, pour ne pas dire incertaine. Nous vivons, aujourd’hui, dans un monde de la religion des valeurs, nouvelle bible de temps modernes. Mais quelle est la réalité de ces valeurs, sorte de vieille lune de la démagogie.
LA RELIGION DES VALEURS : LA NOUVELLE BIBLE DES TEMPS MODERNES
Aujourd’hui, chacun y va de son couplet sur les valeurs pour s’arroger une sorte de monopole de la vertu et discréditer l’autre. Nous sommes confrontés à une réalité incontournable, un tsunami linguistique tant sur le plan national (français) que sur le plan international (surtout du côté occidental).
Sur le plan national : la bataille des valeurs.
En cette période de démagogie pré-électorale et d’invective permanente d’autrui, la machine à défendre et à promouvoir les valeurs tourne à plein régime à droite comme à gauche.
A l’issue de sa victoire aux primaires de la droite et du centre, l’ex-premier ministre de Nicolas Sarkozy, François Fillon son « attachement aux valeurs françaises ». L’un de ses lieutenants, Thierry Mariani, donne un coup de chapeau à celui qui, à ses yeux, incarne le mieux les « valeurs occidentales » ; celles-là mêmes qui seraient en péril et qu’il est nécessaire de promouvoir sans relâche pour protéger « notre mode de vie et notre civilisation ».À gauche, on a aussi recours au thème des valeurs, sorte de bouée de sauvetage pour candidat à la dérive. Certains se font les hérauts des valeurs républicaines qu’ils affirment incarner face aux menaces nationales et internationales qui pèsent sur l’Hexagone.
Ce pays à nul autre pareil où la liberté, l’égalité et la fraternité s’épanouissent depuis les glorieuses révolutions de 1789 et 1793. Quand les impératifs de la compétition partisane l’exigent, quelques-uns, soucieux de restaurer leur image de progressistes respectueux de principes généreux, en appellent au respect « des valeurs d’accueil » de la France pour tenter de faire oublier leurs compromissions passées avec le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qu’ils ont activement soutenu dans sa bataille pour parvenir à Matignon. Sans oublier, Emmanuel Macron qui défend de vieilles idées, s’égosille à en perdre la voix pour vanter « la valeur travail », « l’attachement au progrès et au risque », comme en témoignent les objectifs de son mouvement
D’une façon générale, nous assistons à une inflation langagière que soutient la prolifération des hyperboles. Le plus souvent ces valeurs sont précédées de l’adjectif possessif « nos. » Celui-ci est nécessaire à l’efficacité de cette rhétorique de l’importance et de l’autorité grâce à laquelle le locuteur se grandit et construit sa stature.
Ce possessif lui permet d’entretenir l’illusion de l’originalité, de s’élever au-dessus de la mêlée en renvoyant ses adversaires à la médiocrité de leurs préoccupations politiciennes et d’établir ainsi une verticalité symbolique qui le distingue de ces derniers. A lui, les beautés éthérées et désintéressées des valeurs, et les perspectives grandioses qu’il convient de tracer pour « redonner à la France la place qu’elle mérite, et à ses habitants fierté et dignité ». Aux autres les petits calculs partisans, la vulgarité des ambitions personnelles et les trivialités de la compétition électorale2. Les médias de la bien-pensance ne jouent pas chez les chiens de garde pour traquer les démagogues et autres affabulateurs de tout poil
Souvent, de l’intérieur à l’extérieur, il n’y a qu’un pas que nos dirigeants franchissent allégrement.
Sur le plan international : l’exportation des valeurs
La doxa officielle fonctionne à jet continu. Elle lance la chasse à courre contre Donald Trump, l’accuse de tous les maux avant qu’il n’ait franchi le seuil mythique de la Maison-Blanche3. Elle lance un cri d’alarme : « Défendons nos valeurs », celles qui fondent la démocratie : élections, respect de la constitution, des lois, d’une conscience civique, du sens commun, protection des minorités, attachement à une certaine dose d’empathie… Elle nous informe que l’élection de Donald Trump nous montre cruellement que les valeurs qui ont fondé nos sociétés modernes n’ont pas été assez promues, ni défendues4. Bigre ! Ces deux excellents plumes ont oublié que nous devrions balayer devant notre porte, aujourd’hui avant de nous occuper de ce qui se passera Outre-Atlantique, demain5.
A deux jours de son départ, Barack Obama affirme le 18 janvier 2017, lors de son ultime conférence de presse (sorte de grand guignol) qu’il se fera discret pour laisser Donald Trump gouverner mais souligne qu’il prendrait la parole si les « valeurs fondamentales » de l’Amérique – immigration, liberté de la presse, droit de vote – (Il ne parle pas de Guantanamo, des assassinats ciblés, des écoutes de la NSA, de la peine de mort dans son pays) étaient en danger. Le prix Nobel de la paix, gardien de la patrie en danger ! Nous voici rassurés…
Fauteur de trouble universel (en se trouvant un nouvel ennemi pour justifier de son existence), l’OTAN se fait moralisatrice par la voie de la ministre de la Défense allemande : « Plus important encore, l’OTAN n’est pas seulement une alliance militaire ; c’est une organisation fondée sur notre combat pour la liberté, la démocratie et les droits de l’homme. Et ces valeurs, nos valeurs communes sont plus actuelles que jamais »6. Idiot utile de Washington, son secrétaire général n’est pas en reste à l’occasion pour dénoncer le tyran russe et ses visées impérialistes en Europe. L’Union européenne (qui ne croit pas opportun de sanctionner les fautes déontologiques lourdes de ses anciens dirigeants), le Conseil de l’Europe (qui perd de plus en plus pied tant ses préoccupations sont décalées par rapport à la réalité) psalmodient à longueur de journée la liturgie des porteuses de valeurs. Évangiles, bibles, épitres, versets, prières…. sont récitées à longueur de journée. Tels des perroquets, diplomates, fonctionnaires internationaux, médias n’ont que le mot valeurs à la bouche.
À y regarder de plus près, tout ce galimatias est impressionniste, souvent à géométrie variable (ce qui vaut pour la Syrie, la Russie ou l’Iran ne vaut pas pour les pétromonarchies du Golfe). Toutes ces références à « nos valeurs » émaillent bien évidemment tous les brillants discours de nos dirigeants incapables de remettre de l’ordre dans le désordre mondial, dans ces temps de sérieuse remise en cause de la mondialisation7.
Voilà qui éclaire d’un jour pour le moins singulier la beauté et la supériorité prétendues des valeurs du monde libre. Le succès n’est souvent que le faux nez qui dissimule mal l’échec de la réalité des valeurs en ce début de XXIe siècle.
LA RÉALITÉ DES VALEURS : LA VIEILLE LUNE DE LA DÉMAGOGIE
Analyser la réalité du concept éculé des valeurs, conduit à se poser deux questions essentielles : la première au sujet de son objectif réel (le cache-sexe de son impuissance) et la seconde au niveau de son résultat objectif (la démocratie martyrisée).
L’objectif réel du discours sur les valeurs : le cache-sexe de l’impuissance
A y regarder de plus près, le roi est nu aussi bien dans notre douce France que chez nos principaux partenaires occidentaux. Il ne lui reste, en désespoir de cause, que la religion des valeurs pour se vêtir.
Plus les dirigeants français nous assomment avec leur couplet sur les valeurs, plus ils mettent en évidence leur duplicité, leur impuissance pour relever les multiples défis qu’ils doivent relever. Comment parler du primat de la souveraineté du peuple et contourner son vote négatif sur le projet de traité constitutionnel européen par la réunion d’un Congrès aux ordres à Versailles dans les ors de la royauté ? Comment, dans ces conditions, ne pas comprendre la défiance généralisée à l’égard du projet européen ? Comment parler de « République exemplaire » dans un pays où l’ex-ministre des Finances de Nicolas Sarkozy, Christine Lagarde est condamné mais exemptée de peine en raison de sa réputation internationale (sa qualité de directrice générale du FMI qui ne fait pas d’ombre aux Américains contrairement à son très sulfureux prédécesseur) ?
L’auteur de la mandale de Lamballe n’a pas eu cette chance. François Hollande, pour sa part, n’a pas tenu sa promesse de 2012 visant à supprimer la cour de justice de la République. Sans parler du Penelopegate. Comment comprendre le rejet des hommes et femmes politiques qui refusent régulièrement le non-cumul de leurs mandats plus pour protéger leurs privilèges que pour défendre l’intérêt général ? Comment expliquer tous ces recasages honteux de membres des cabinets ministériels auxquels nous assistons à la veille d’échéances électorales importantes pour éviter de se retrouver sur le bord de la route tout en bloquant l’ascenseur social pour les plus défavorisés ?8 Que dire du règne indécent du pantouflage, véritable valeur française ?9
Plus les dirigeants et autres personnalités importantes du monde globalisé, qui exercent des fonctions importantes, se révèlent incapables de résoudre les problèmes politiques, sécuritaires, économiques et sociaux de leur pays et, à plus forte raison, ceux du monde, plus ils pérorent sur les valeurs ; ces chevilles rhétoriques destinées à occulter leur impuissance, leurs compromissions parfois sordides et dangereuses, et leur absence de principe (Cf. la corruption sous toutes ses déclinaisons qui gangrènent nos sociétés porteuses des divines valeurs10).
Plus ils veulent exporter les valeurs occidentales, plus elles sont rejetées, y compris par la violence (Cf. le terrorisme et la mondialisation). Comment expliquer cette politique des assassinats ciblés conduites par Washington et Paris au nom des « valeurs occidentales » (pas de peine sans procès) ? Ce ne sont pas les grandes conférences internationales avec photo de famille et communiqués insipides sur la défense des valeurs à la clé qui résoudront les crises du Proche et du Moyen-Orient, bien au contraire, elles les attiseront. « Ce n’est plus l’Occident qui souligne, ce sont les non-Occidentaux qui décident » (Nina Berberova). Les Occidentaux découvrent qu’ils ne tirent plus les ficelles du théâtre de marionnettes qu’est le monde. C’est la Chine qui se fait l’avocat de la mondialisation à Davos alors que les Occidentaux la renient. Hier, ils la vénéraient comme l’une de leurs principales valeurs ! Ils ne sont plus que les spectateurs du spectacle d’un monde chamboulé en dépit de l’imposition de leurs valeurs. Ils paient leur surexposition stratégique au prix fort.
Mais en poursuivant notre raisonnement, nous parvenons à la révélation d’une contradiction ontologique entre l’objectif du discours sur les valeurs et ses résultats catastrophiques sur l’objet qu’il est censé défendre et promouvoir, la démocratie.
Le résultat objectif du discours sur les valeurs : la démocratie martyrisée
Au niveau de chacun des États occidentaux, les tensions, les contradictions – jusqu’ici habilement dissimulées – entre le contenu du discours et la réalité des choses sont de plus en plus béantes. Pire encore, les citoyens ne sont plus dupes de ces discours grandiloquents sur les valeurs qui n’ont plus prise sur eux. La démagogie, cela ne paie plus. Ils ne croient plus aux textes melliflus, aux promesses jamais tenues, aux coups de menton des rhéteurs de foire que sont les dirigeants. L’irrespect amène l’irrespect. La violence incite à la violence. Comment les citoyens manifestent-ils leur mécontentement et leur désarroi face à cette situation ?
Jusqu’à présent plus dans les urnes que dans les rues. Ils votent contre l’Europe avec le « Brexit ». Ils votent contre les partis traditionnels, plébiscitant les partis des extrêmes qualifiés de populistes dans un nombre de plus en plus important de pays. Aux Etats-Unis, ils renvoient Hillary Clinton à ses chères études, lui préférant celui auquel les médias « mainstream » ne donnaient aucune chance lorsqu’il annonça sa candidature à la magistrature suprême en 2015. Ils ne savent pas aller au-delà de la sidération. Aujourd’hui, l’impensable est possible, probable tant les dirigeants avancent aveugles tels des somnambules sans cap ni boussole.
Au niveau de l’Occident, comme dans le monde, l’année 2016 marque un net recul de la démocratie. La démocratie est mal en point. Il n’est qu’à voir la situation qui prévaut dans les États où les Occidentaux sont intervenus pour imposer la démocratie au nom de leurs valeurs : Afghanistan, Libye, Irak, Syrie… Après avoir salué l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi, ils ne jurent plus que par celui qui l’a renversé, le maréchal Al-Sissi, peu scrupuleux en matière de valeurs en Égypte. L’esquive par le procès d’intention démontre ses limites. Quand on se sert d’une cause, celle des valeurs, on la dessert. Les dimensions de la « dé-démocratisation » se dessinent de plus en plus clairement. Les choix de sociétés et de valeurs qui se présentent à nous, d’un continent à l’autre, ont des enjeux redoutables, non seulement mondiaux mais « globaux » en ce sens que, de proche en proche, ils se contaminent les uns les autres et semblent parfois former comme une condition d’impossibilité pour un traitement rationnel de leurs propres données11.
Les Occidentaux sont pris à leur propre piège, celui des valeurs qu’ils ont voulu imposer au monde et qu’ils ne parviennent pas, en dernière analyse, à faire respecter chez eux. À trop vouloir imposer une prétendue paix des valeurs, ils sont parvenus au tour de force de faire régner la guerre des anti-valeurs et, au passage, à se faire détester par le plus grand nombre.
UN NOUVEAU REMAKE DE « L’ÉTRANGE DÉFAITE »
« Le langage politique consiste principalement en euphémismes, pétitions de principe et imprécisions nébuleuses ». (George Orwell, 1946). Cette formule n’a malheureusement pas pris une seule ride en ce début d’année 2017 dans cette période de dictature de la démagogie, du bobard permanent sur le thème des valeurs qui serait l’émanation de la volonté de la communauté internationale (concept qui ne veut rien dire). Plus grave encore qu’une défaite militaire, cette soi-disant bataille des valeurs est en réalité une grave défaite morale à l’instar de « L’étrange défaite » de Marc Bloch. Sauf à dépasser durablement ce monde médiatique de la « post-vérité »12, les Occidentaux risquent de s’effacer durablement de la scène internationale, vérifiant la règle selon laquelle tout empire périra sous ses propres coups de boutoir. En ont-ils conscience ou bien se font-ils intoxiquer par leurs propres mensonges ?
Chacun apportera sa réponse. Une chose est certaine. Avec ce mantra des valeurs, les Occidentaux sont les héros d’une mauvaise fable, d’une ridicule farce qui n’est qu’une pâle copie de cette suite pastichée et imaginaire du film les Tontons flingueurs de Georges Lautner (dialogues de Michel Audiard), qu’est le bal des faux-derches… mais en moins amusant et distrayant.
Guillaume Berlat
1 Olivier Le Cour Grandmaison, « Défendre nos valeurs », Médiapart, le Blog, 19 janvier 2017.
2 Olivier Le Cour Grandmaison, précité.
3 Michael Dorf, Contrôler Trump, Le Monde des idées, Spécial USA, 21 janvier 2017, p. 2.
4 Dominique Simmonet/Nicole Bacharan, Défendons nos valeurs, Le Monde, 20 janvier 2017, p. 27.
5 Guillaume Berlat, France patrie des droits de l’homme ou de l’homme sans droits ?, www.prochetmoyen-orient.ch , 15 août 2016.
6 Ursula von der Leyen, En Europe, « c’est notre société qui est attaquée », Le Monde, 19 janvier 2017, p. 3.
7 Sylvie Kauffmann, À Davos, les élites redoutent « la fin de la mondialisation », Le Monde, 20 janvier 2017, p. 2.
8 Jean Daspry, Le fabuleux destin d’Alice Rufo, www.prochetmoyen-orient.ch , 16 janvier 2017.
9 Hervé Nathan, Le règne du Pantouflage, Marianne, 20-26 janvier 2017, p. 8.
10 Corruption au sommet, Dossier, Le Monde des livres, 20 janvier 2017, pp. 2-3.
11 Ebalibar, Populisme et contre-populisme au miroir américain, Le Blog de Ebalibar, www.mediapart.fr , 19 janvier 2017.
12 Alain Cambier, La post-vérité, creuset des négationnismes. La raison du plus fou, Le Monde des idées, Spécial USA, 21 janvier 2017, p. 6.
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