Énergie atomique du Canada vendue pour une bouchée de pain

Ottawa a injecté 2,5 milliards de dollars dans EACL au cours des cinq dernières années

le Temps des voleurs


La salle de contrôle de la centrale de Chalk River

Photo : Agence Reuters


Hélène Buzzetti - Ottawa — Près de trois ans après les premières rumeurs et quatre ministres des Ressources naturelles plus tard, Ottawa passe enfin à l'action: il a vendu hier à la québécoise SNC-Lavalin une partie d'Énergie atomique du Canada (EACL) pour la modique somme de 15 millions de dollars. «Farce» ou arrêt de l'hémorragie financière? Chose certaine, le gouvernement fédéral continuera à débourser gros malgré la vente.
L'annonce a été faite hier en fin de journée à Toronto, alors que tous les yeux étaient rivés sur l'arrivée imminente en sol canadien du jeune couple royal. La diffusion des documents d'informations techniques a été repoussée en soirée. Le nouveau ministre des Ressources naturelles, Joe Oliver, a annoncé que SNC-Lavalin prendra possession de trois secteurs d'activité reliés d'EACL: les services d'entretien des réacteurs CANDU déjà vendus dans le monde, la prolongation de leur vie utile et la construction de nouveaux réacteurs. «La transaction mettra la technologie CANDU entre bonnes mains pour l'entretenir et la déployer au Canada et à l'étranger», indique le ministre par voie de communiqué de presse. Les documents disent que le prix de vente «pourrait atteindre 15 millions», laissant entendre qu'il pourrait aussi être moindre.
Le gouvernement fédéral conservera la propriété intellectuelle des CANDU — une invention de la société de la Couronne — et touchera une redevance sur chaque nouveau réacteur vendu à l'avenir, redevance dont le calcul n'a pas été fourni hier. Ottawa estime cependant que la «valeur actualisée nette» de celles-ci et de la vente d'eau lourde pourrait atteindre 285 millions.
Le gouvernement indique que cette transaction permettra de préserver l'emploi de 1200 Canadiens, ce qui laisse planer un doute sur le sort des 800 autres employés de la division commerciale d'EACL.
Collectiviser les pertes...
Ottawa ne vend par ailleurs pas tout ce qui est relié aux trois secteurs d'activité ciblés. Il se garde... les activités grandement déficitaires de mise à niveau de cinq réacteurs: Gentilly au Québec, Point Lepreau au Nouveau-Brunswick, les réacteurs 1 et 2 de Bruce en Ontario et un autre en Corée du Sud. À lui seul, Point Lepreau pourrait coûter près de 2 milliards de dollars, selon certaines évaluations.
Ottawa cède aussi à SNC-Lavalin la nouvelle génération de réacteurs CANDU 6, dont la conception est sur le point d'être complétée. Le gouvernement estime avoir investi 476 millions de dollars dans ce projet depuis 2003-2004. Il s'engage à y investir encore jusqu'à 75 millions de dollars, pourvu que SNC-Lavalin verse sa part de 32 millions. Après quoi, l'entreprise pourra promouvoir cette technologie sur la scène internationale et en tirer profit.
La somme de 15 millions de dollars risque de faire fortement réagir les contribuables, et pour cause. Le NPD parle d'une «vente de feu». Une source bien informée dans l'industrie nucléaire a qualifié la transaction de «farce». C'est qu'Ottawa a injecté 2,5 milliards de dollars dans EACL au cours des cinq dernières années, dont 1,2 milliard dans la branche cédée hier. Seulement en 2010, EACL a essuyé une perte nette de 80 millions de dollars en dépit des 948 millions de dollars injectés par le gouvernement, selon son rapport annuel. À elle seule, la branche «réacteurs CANDU» a enregistré des revenus de 439 millions, mais des dépenses deux fois plus élevées pour un déficit de 479 millions. L'injection de fonds fédéraux a permis de ramener cette perte à 104 millions.
Cela n'empêche pas le gouvernement conservateur d'affirmer dans son communiqué de presse que cette vente «est conforme à l'approche globale du gouvernement orientée vers la responsabilité financière».
«C'est sûr que les gens vont sursauter en constatant à quel point le montant de la vente — 15 millions de dollars — est bas», reconnaît Duane Bratt, professeur au Mount Royal College de Calgary et expert de l'industrie nucléaire. Il a publié en 2006 le livre La Politique des exportations de CANDU. Selon lui, le gouvernement canadien procède à cette vente pour se débarrasser de cette société déficitaire. «Le point de vue du gouvernement est qu'il veut cesser d'avoir à payer pour ça.»
... et privatiser les profits
M. Bratt croit que SNC-Lavalin fait un calcul différent. L'entreprise, selon lui, estimerait que ces injections massives d'argent public dans les dernières années pour développer une nouvelle génération de réacteurs et pour prolonger la durée de vie des autres sont sur le point de porter ses fruits. Par exemple, les tentatives onéreuses d'amélioration à Point Lepreau auraient permis de tirer des leçons qui pourront être mises à profit pour l'entretien d'autres réacteurs dans le monde. «Ils pensent donc qu'il y a là une occasion d'affaires.»
Mais si ces investissements sont sur le point de rapporter des profits, pourquoi Ottawa ne conserve-t-il pas ces activités pour profiter lui-même de la manne? «Le gouvernement doit surtout décider si c'est un secteur d'activité dans lequel il veut rester impliqué, pense le professeur. Bratt. De toute évidence, les conservateurs ne sont pas fans des sociétés de la Couronne.» Il rappelle qu'au cours des dernières années, EACL a été la source de mauvaises nouvelles: arrêt du réacteur de recherche à Chalk River entraînant une pénurie mondiale d'isotopes médicaux, congédiement de la présidente de la Commission canadienne de sûreté nucléaire Linda Keen, échec du développement du réacteur de recherche de rechange MAPLE, etc. «Ils veulent juste se débarrasser de ce dossier.»
SNC-Lavalin pour sa part s'est félicitée de l'acquisition de ces pans d'EACL et des employés y étant rattachés. «Nous sommes impatients de créer de nouveaux débouchés par l'application de la fameuse technologie CANDU dans des projets sur toute la planète», écrit dans le même communiqué de presse conjoint Pierre Duhaime, président-directeur général du Groupe SNC-Lavalin inc.
SNC-Lavalin était seule dans la course, les autres joueurs de l'industrie s'étant soit désistés, soit pas manifestés du tout. C'est le cas de la française Areva.
La vente ne touche pas le réacteur en fin de vie de Chalk River et les activités de production d'isotopes médicaux. Tout indique donc qu'Ottawa restera responsable dans la poursuite qui l'oppose à MDS Nordion pour rupture de stock d'isotopes.


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