Rien de nouveau sous le soleil ? Des organisations hors la loi existaient déjà dans l’Antiquité, au Moyen Age, durant l’Ancien Régime et les décennies passées. Mais, depuis la fin du XXe siècle, les abandons de souveraineté et la mondialisation libérale ont permis aux capitaux de circuler sans frein d’un bout à l’autre de la planète. Et favorisé ainsi l’explosion d’un marché de la finance hors de contrôle, auquel s’est connectée cette « grande truanderie ».
Mafia albanophone et oligarques russes, triades chinoises, parrains calabrais ou siciliens, pirates des mers chaudes et trafiquants de stupéfiants, d’armes, de bois, de diamants, de métaux, de cigarettes, d’animaux, d’êtres humains, de médicaments : la variété des « commerçants illicites » et de leurs marchandises donne le tournis, comme le montre le premier chapitre de ce numéro. Tout comme l’ampleur de ses profits : d’après l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), les bénéfices de toutes ces activités délictueuses, à l’exclusion de l’évasion fiscale, se seraient élevés à environ 2 100 milliards de dollars en 2009 — l’équivalent du produit intérieur brut de l’Italie ; le blanchiment d’argent représenterait quant à lui 1 600 milliards de dollars supplémentaires, dont 70 % « légalisés » à travers le système financier (1). En effet, « de la Banque du Panamá à la Bank of Credit and Commerce International (BCCI), de la Banque de Monaco à la JPMorgan Chase, de la Banque de New York à la Citibank, de la Lehman Brothers au Crédit lyonnais, de la Royal Bank of Scotland à la Merrill Lynch (la liste est bien plus longue), pas une seule institution financière qui n’ait été impliquée dans des “histoires” de blanchiment d’argent issu de trafics illégitimes, de caisses noires des services secrets, d’opérations frauduleuses ou de pots-de-vin (2) ». A qui profite le crime ? Cette industrie de l’ombre, qui nuit aux Etats autant qu’à ses « clients », dérobe ses vrais bénéficiaires au regard public (chapitre deux).
S’agissant de la drogue, on ne s’interrogera ni sur les motivations de la toxicomanie ni sur les voix, de plus en plus nombreuses, qui plaident, vu l’échec d’une guerre qui n’en finit pas, pour une dépénalisation. Comme bien d’autres trafics, ce « business » a ses seigneurs et ses victimes, ses profiteurs et ses soutiers. Mais, au-delà, il existe des logiques économiques pousse-au-crime. Sans la misère insondable qui les accable, tout porte à croire que les paysans ne s’obstineraient pas à planter des cultures illicites en Amérique latine ou en Asie. A cet égard, certains doubles discours ne manquent pas de piquant : n’est-ce pas la très prohibitionniste administration américaine qui, pendant la guerre du Vietnam, et pour soutenir les maquis anticommunistes, favorisa la production de l’opium, devenu une arme stratégique, dans les champs de pavot du Triangle d’or, et sa commercialisation via les avions d’Air America affrétés par la Central Intelligence Agency (CIA) (3) ? Si les Etats dits « occidentaux » dénoncent goulûment la corruption et l’argent sale pour clouer au pilori un gouvernement qui leur déplaît, ils restent très discrets quand il s’agit d’un pouvoir ami ou d’un pays assurant leur approvisionnement énergétique.
Corruption et pots-de-vin, délits d’initiés, manipulations de cours, détournements d’actifs et faux bilans, abus de biens sociaux et sociétés fictives, évasion fiscale, montages financiers « légaux » : voici que, profitant des lacunes des règles et des lois, cadres en col blanc, bureaux d’avocats, cabinets comptables, consultants, prête-noms, conseillers et multinationales — Apple, Starbucks, Google, Amazon, etc. — rejoignent la cohorte des malfrats.
On le verra dans un troisième chapitre : si les gouvernements ne sont pas allés jusqu’à se vanter de ne rien faire, ils se sont accommodés des sociétés offshore et des paradis fiscaux. Comme une aiguille de phonographe qui dérape sur un disque, ils peuvent bien, régulièrement, jurer qu’ils vont agir : l’un des derniers bastions du secret bancaire, le Luxembourg, est dirigé depuis 1995 par le très libéral Jean-Claude Juncker, également président longtemps indéracinable de l’Eurogroupe (4), d’où il a donné de drastiques leçons de gestion des deniers publics de 2005 au 21 janvier 2013 !
Alors que les peuples ploient sous les effets d’une crise qui rabote leurs acquis pour sauver les profits, les gouvernants jurent que, cette fois, paradis fiscaux, secret bancaire et montages obscurs sont condamnés. Du moins le souhaitent très fort. Si fort qu’il serait inutile de réprimer ces acteurs économiques aux façades honorables. Le phonographe le répète en boucle : il suffit d’y croire...
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(1) ONUDC, « Estimation des flux financiers illicites provenant du trafic de drogues et d’autres crimes transnationaux organisés », Vienne, octobre 2012. Version PDF en anglais.
(2) Michel Koutouzis et Pascale Perez, Crimes, trafics et réseaux, Ellipses, Paris, 2012.
(3) Lire Jacques de Saint Victor, Un pouvoir invisible, Gallimard, Paris, 2013.
(4) L’Eurogroupe réunit les ministres des finances des dix-sept pays de la zone euro.
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I. Trafics en tous genres
Cosa Nostra, « French connection », triades chinoises, yakuzas japonais… Les formes mafieuses de production et la criminalité organisée remontent certes à des temps parfois très anciens. Mais d’autres apparaissent, plus contemporaines, comme les groupes délictueux nés de la dislocation de l’ancien empire soviétique ou des Balkans. Partout dans le monde, par ailleurs, la crise de l’Etat-providence et la libéralisation à outrance ont favorisé le développement des trafics les plus variés. De la drogue aux armes et aux matières radioactives, des métaux aux œuvres d’art, de la prostitution à la contrebande et à la contrefaçon (même de médicaments), les organisations criminelles, des plus rustiques aux plus sophistiquées, n’ont jamais connu un essor aussi généralisé.
La légalité, l’ordre public et les populations sont durement affectés ; des secteurs entiers de l’économie, des villes, des provinces et des régions tombent sous le joug des nouveaux maîtres de la guerre ou du monde glauque de l’« argent sale » et des narcotrafiquants.
Face à cette évolution, les vieilles stratégies de lutte paraissent d’autant plus inadaptées et inefficaces que, parfois, ce sont les Etats eux-mêmes, sous la coupe de dictatures ou de dirigeants dévoyés, qui se livrent aux opérations délictueuses ou permettent à des groupes paramilitaires de mener leurs activités illicites, en échange de la répression politique de l’opposition, à l’instar de ce qui se passe en Colombie.
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II. Les bons, les brutes et les truands
Régulièrement, avec bonne conscience, les gouvernants occidentaux s’insurgent contre les trafiquants de drogue d’Amérique latine, d’Asie ou d’ailleurs, qui inondent les marchés de leurs stupéfiants. Ils réclament des pays producteurs une attitude de fermeté à l’égard des paysans. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie quand, comme en Bolivie, les cultivateurs de coca sont des mineurs reconvertis, chassés des gisements d’étain en raison des restructurations imposées par le Fonds monétaire international ?
Ce n’est pas à eux que profite le crime. Pas plus, à l’autre extrémité de la chaîne, qu’aux habitants des quartiers de « non-droit ». Car, à la tolérance zéro prônée un peu partout à l’encontre des petits délinquants de la précarité et du chômage répond la « répression zéro » des grands criminels de l’argent.
Avec, de temps à autre, des opérations « poudre aux yeux » pour donner l’impression de lutter contre la corruption, le tapage orchestré autour des « lampistes » permet de couvrir les scandales financiers et bancaires qui déferlent sur les pays riches — Etats-Unis, Japon, France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Suisse… — et dans lesquels les plus grandes institutions sont impliquées.
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III. Des paradis pavés de mauvaises intentions
La question des mafias s’intègre dans un ensemble plus vaste : celui de la mondialisation et de la libéralisation de la sphère financière. C’est en effet dans un gigantesque partenariat avec les pouvoirs politiques et les multinationales de la finance et des affaires que le crime organisé se joue de la légalité des Etats.
Une fraction de ses gigantesques profits aboutit sur les comptes d’établissements domiciliés dans les paradis fiscaux, créés pour favoriser l’anonymat des opérations d’une clientèle « honnête » avide de discrétion. Là, tandis que dans leurs pays respectifs chefs d’Etat et ministres rivalisent pour imposer à leurs peuples des mesures d’austérité, se mêlent argent sale et capitaux « propres » des multinationales et des « évadés fiscaux ». Avec, de temps à autre, des déclarations tonitruantes pour donner l’impression de lutter contre un phénomène que les gouvernements, s’ils en avaient véritablement l’intention, pourraient mettre hors d’état de nuire.
En effet, ces havres du secret bancaire ne nichent pas que dans des lieux « exotiques », tels que Singapour, le Liberia ou le Panamá : à côté de ceux situés au Liechtenstein, à Monaco ou en Suisse, l’Union européenne possède les siens, depuis l’Autriche et le Luxembourg jusqu’aux centres offshore de la Couronne britannique, dans les îles Vierges, Caïmans, Jersey et Guernesey. Sans parler des trois Etats américains qui abritent plus de sept cent mille sociétés offshore : le Delaware, le Wyoming et le Nevada.
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