Coup dur pour la « fin de cycle » en Equateur

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Un article important pour comprendre ce qui se passe en Amérique du Sud


Dimanche 2 avril, les près de 13 millions d’électeurs du pays andin devaient décider qui, du candidat de gauche Lenín Moreno (en illustration) ou du néolibéral Guillermo Lasso, succédera à Rafael Correa, représentant du « socialisme du XXIe siècle » au pouvoir depuis 2007. En élisant le candidat d’Alianza País, le parti du président sortant, avec 51,16 % des voix, dans un contexte économique particulièrement difficile, les Equatoriens ont exprimé le souhait de poursuivre la « révolution citoyenne ».

Chronique d’une campagne dont le résultat a une énorme signification tant pour l’Equateur que pour l’ensemble de l’Amérique latine.


Le 3 janvier 2017, depuis Miami où il réside, le cubano-américain Carlos Alberto Montaner, journaliste d’extrême droite président de l’Interamerican Institute for Democracy (IID), « alertait » les citoyens équatoriens, au nom de son organisation, sur l’erreur que constituerait le fait de voter, lors des élections du 19 février 2017, pour Alianza País (Alliance pays, AP), parti (du président Rafael Correa) « qui a soutenu les pires tyrannies de notre continent (…) en alliance avec les gouvernements néopopulistes du Socialisme du XXIe siècle [1] ». Peu de temps auparavant, le 5 décembre 2016, l’« analyste politique » français Marc Saint-Upéry faisait de son côté circuler sur les réseaux sociaux, au nom d’un positionnement « de gauche » autoproclamé, l’un des articles dans lesquels, d’une façon obsessionnelle pour ne pas dire pathologique, il dénonce « la soi-disant “Révolution citoyenne” » instaurée depuis 2007 – de victoire électorale en victoire électorale, tout de même ! – par Correa : « A l’exception du parti au pouvoir, Alianza País – lui-même grande machine à recycler les caciques régionaux de droite et à caser footballeurs, reines de beauté et saltimbanques télévisuels – , toutes les organisations et mouvements de la gauche équatorienne, de la social-démocratie aux maoïstes en passant par les indigènes, les féministes, les écologistes et les syndicats ouvriers, sont unis dans une alliance électorale contre Correa et son régime, et dénoncent le modèle autoritaire de modernisation capitaliste et de “restauration conservatrice” qu’il promeut. »

Comme le démontra, dès le 19 février, le premier tour d’un scrutin auquel, pour la première fois depuis une décennie Correa ne se présentait pas, l’un et l’autre ne se sont montrés ni vraiment convaincants ni particulièrement pertinents. Alors que le candidat d’Alianza País [2] Lenín Moreno arrivait en tête (39,36 %) et devançait d’un million de voix son principal adversaire de droite, le banquier et ex-ministre Guillermo Lasso (28,11 %), la supposée « vaste opposition de gauche », emmenée par l’ex-général puis maire de Quito Paco Moncayo, devra se contenter d’un modeste 6,72 %. AP s’assure la majorité à l’Assemblée en y faisant élire, dans le cadre du mode de scrutin national, soixante-quatorze députés sur cent trente-sept et parachève cette victoire en remportant le référendum sur l’interdiction faite aux fonctionnaires et aux élus de détenir des avoirs dans un paradis fiscal (54,97 % de « oui »). En vertu de ce « pacte éthique », ceux qui, se trouvant dans cette situation, refuseront de rapatrier leur argent seront déchus de leur poste. Une perspective en rien secondaire : « D’après les chiffres auxquels nous avons accès, confie le ministre des Affaires étrangères Guillaume Long, environ 30 % de notre PIB, c’est-à-dire 30 milliards de dollars, seraient cachés dans ces paradis fiscaux. »

Pour être élu président de la République, le vainqueur de ce premier tour devait réunir au moins 40 % des suffrages et dix points d’avance au minimum sur le candidat arrivé second. Pour l’opposition, un enjeu majeur marquait donc le scrutin : Lenín Moreno étant quasi unanimement donné favori, seul un second tour permettant une alliance des carpes et des lapins pouvait permettre de le mettre en échec. Lorsque les résultats préliminaires et les sondages « sortie des urnes » indiquèrent que le candidat du pouvoir se trouvait en situation d’atteindre le chiffre fatidique, la droite et ses alliés, comme partout en Amérique latine lorsqu’ils perdent ou risquent de perdre, entonnèrent le grand air de la fraude. Oubliant qu’ils n’avaient nullement contesté le Conseil national électoral (CNE) lorsque celui-ci confirma leurs victoires dans certaines grandes villes du pays lors des élections municipales de 2013 (à Quito, Cuenca, etc.), ils appelèrent leurs partisans à descendre dans la rue. Alors que, dans un passé pas si lointain, une vingtaine de jours pouvaient s’écouler avant que ne soient connus les résultats définitifs d’un vote, les trois jours nécessaires au CNE pour boucler ses ultimes vérifications donnèrent lieu à une intense agitation à Quito et à Guayaquil (la capitale économique du pays), fièvre artificielle qu’encouragèrent ouvertement les médias dominants. Des déclarations très ambiguës du chef de l’Armée, le général Luis Castro, amenèrent le président Correa à le relever de ses fonctions.

Que se serait-il passé si Lenín Moreno avait été élu en atteignant dès le premier tour les décisifs 40 % ? On peut le deviner à la lecture du libelle rédigé le 17 mars, dans la perspective du second tour, par dix-neuf ex-chefs d’Etat membres d’un club très select, l’Initiative démocratique d’Espagne et des Amériques (IDEA), parmi lesquels « la crème » du néolibéralisme le plus obscène – José Maria Aznar (Espagne), Vicente Fox et Felipe Calderón (Mexique), Alfredo Cristiani (Salvador), Sebastian Piñera (Chili) ainsi que l’inévitable duo Andrés Pastrana - Álvaro Uribe (Colombie) –, s’inquiétant de la transparence du scrutin : « Nous déclarons que nous avons suivi avec une grande préoccupation les circonstances particulières dans lesquelles s’est déroulée la vie démocratique équatorienne pendant l’époque récente. »

C’est pourtant sans contestation aucune qu’Alianza País a accepté la nécessité du second tour auquel, en bonne logique politique, elle aurait préféré échapper. Dans cette perspective, un certain nombre d’observateurs notèrent, pour s’en inquiéter, s’en réjouir ou simplement l’analyser, « la faiblesse » du score – 39,36 % – du ticket Lenín Moreno – Jorge Glas (candidat à la vice-présidence), rappelant que Correa l’emporta dès le premier tour, doté d’une confortable avance, en avril 2009 puis février 2013, avec respectivement 52 % et 57,17 % des voix.

En guise d’explication, on avancera que, sans rien ôter à ses mérites, Moreno n’a pas le charisme exceptionnel du « bouillant » Correa et que, les représentants de huit partis étant en compétition et dispersant les voix, le score en question n’avait rien de déshonorant. Pour mémoire, en France, en 2007, le futur président Nicolas Sarkozy fit moins bien en n’obtenant que 31,18 % des suffrages au premier tour tandis qu’en 2012 François Hollande n’était crédité que de 28,63 %. Pour en revenir à l’Equateur, on rappellera que Correa lui-même, lors de sa première élection, le 26 novembre 2006, arriva initialement en deuxième position avec 22,84 % des voix avant de l’emporter au tour suivant face au magnat de la banane Alvaro Noboa (56,8%).

Pour autant, nul ne peut nier un « recul » réel des représentants de la « révolution citoyenne » qui, en 2013, avait triomphalement fait élire 100 députés sur 137. Dès les élections locales de février 2014, la perte d’une vingtaine de villes, dont certaines importantes, avait déjà témoigné de cette régression.

On ne détaillera pas ici l’ampleur des avancées sociales de la décennie, que nul ne conteste, à l’exception de la droite et de l’extrême droite, de la presse commerciale équatorienne et de leurs alliés « gauchisants », minoritaires mais très bruyants, qui se réclament tout à la fois de l’anticapitalisme, de l’écologie, du féminisme, de l’antiracisme, de l’altermondialisme, de l’indigénisme, du socialisme, du syndicalisme, bref, de tout… sauf du progrès économique et des politiques sociales menées avec succès en faveur des déshérités. Or, tandis que l’indice de pauvreté a diminué de 36,74 % à 25,35% de la population (soit une différence d’environ deux millions de personnes), celui de l’indigence descendant de 16,5 % à 8,5 %, le salaire minimum est passé de 170 dollars (2007) à 360 dollars (2015), les dépenses destinées à l’éducation et à la santé ont augmenté respectivement de 400 % et de 700 %, 500 000 personnes âgées qui en étaient privées bénéficient désormais d’une pension de retraite [3].

Les ressources nécessaires à cette politique et au développement des infrastructures – 8 000 kilomètres de routes, des ponts, des écoles, des lycées, des universités nouvelles, des centres de soins, etc. – ne sont pas tombées du ciel. Passant de 3,5 milliards de dollars de recettes fiscales en 2006 à 13,5 milliards en 2014, l’Etat a triplé celles-ci, en accentuant le contrôle sur les fraudeurs, sans augmenter les impôts de l’immense majorité, modeste, de la population. Néanmoins, l’économie équatorienne se caractérise toujours par sa dépendance vis-à-vis des exportations primaires – crevettes d’élevage, thon, cacao, bananes – et surtout pétrolières (40 % du PIB, 52 % du total des exportations) [4]. Le secteur manufacturier jouant un rôle modeste (31 % du PIB), l’Etat lorgne sur les importantes ressources minières – or, argent, cuivre – à ce jour peu exploitées. Ce qui provoque… colère et consternation ! Silencieux ou indifférents lorsque la droite occupait le pouvoir, de nombreux « observateurs » se déchaînent, comme ils le font à l’égard de l’ensemble des nations de la région gouvernées par la gauche depuis le début des années 2000 : n’ayant pas « changé de matrice productive » pour sortir de la dépendance pétrolière et rentière, ces « régimes » livrent leur pays aux ravages de l’« extractivisme ».

Qu’on leur pardonne : on ne devient pas la Silicon Valley d’un claquement de doigt. Pour transformer une nation sous-développée en un pays moderne, peut-être vaut-il mieux commencer par le commencement. En le dotant, par exemple, d’infrastructures : il y a dix ans, avant l’arrivée au pouvoir du président Correa, un transporteur mettait 24 heures pour parcourir les 600 kilomètres séparant Quito de Loja, dans le sud de l’Equateur ; aujourd’hui, l’amélioration des voies de circulation a réduit ce temps de moitié. L’avenir se prépare également quand on devient le pays d’Amérique latine ayant le plus fort taux d’investissement dans le secteur universitaire avec 2,3% du PIB – 0,8% dans la région en moyenne et 1,7% au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Plus de 180 étudiants font d’ores et déjà leurs études en sciences de la vie, technologies de l’information et de la communication, nanosciences, énergie et pétrochimie à l’Université scientifique et expérimentale de Yachay, qui a officiellement ouvert ses portes en avril 2014. Quatre mille étudiants seront bientôt accueillis sur ce vaste campus doté de laboratoires de recherches, d’un parc technologique et de zones industrielles accueillant des instituts publics et des entreprises privées.

Nul n’en disconviendra : au nom du concept d’éco-socialisme, la protection de l’environnement et de la biodiversité doit devenir une priorité. Encore faut-il raison garder. Et ne pas sombrer dans une sorte de « maladie infantile » de l’écologie. Même en réduisant la consommation et en généralisant le recyclage, les besoins mondiaux en ressources minières – acier, aluminium, inox, titane, laiton, étain, cuivre... – ne peuvent ni ne vont s’interrompre du jour au lendemain. Une éolienne, un panneau photovoltaïque, un bâtiment éco-compatible, une installation de traitement des déchets, un véhicule de transport collectif, un téléviseur, une chaîne stéréo, un réfrigérateur, une machine à laver ou un four à micro-ondes ne se fabriquent pas en soufflant avec une paille dans une bulle de savon ! A titre d’exemple, trente-six matériaux sont utilisés pour produire l’ordinateur fixe utilisé à satiété par l’ « agit prop boboïsée » et certaines ONG, souvent du Nord, pour dénoncer ces dirigeants de gauche « extractivistes », « destructeurs de l’environnement » : la silice employée dans les puces électroniques, les plastiques (claviers, écrans, souris, …), le fer (aimants des disques durs, écrans LCD et structure des unités centrales), le cuivre (câbles, puces, circuits imprimés), l’aluminium (structure, circuits imprimés, écrans CRT), le plomb (circuits imprimés, écrans CRT) et le zinc (batteries, circuits imprimés, écrans CRT), ainsi qu’une très forte proportion d’éléments de la famille des terres rares. Sans parler de la consommation d’électricité nécessaire à leur fonctionnement. Ou de la fabrication d’un téléphone portable qui requiert, elle, une quarantaine de matériaux. Imagine-t-on, chez les doux amoureux de la nature, que tout cela naît par génération spontanée ?

En la matière, il est facile, mais aussi absurde qu’irresponsable, de s’enfermer dans une logique du « tout ou rien ». Une analyse plus fine doit procéder, au cas par cas, à la décision d’autoriser ou non la mise en exploitation d’un gisement, en fonction du contexte géographique, géologique, hydraulique, humain, et en mettant en relation les avantages et les inconvénients pour la population en général et les groupes directement concernés en particulier.

On reproche ainsi souvent à l’Assemblée nationale d’avoir entériné, le 3 octobre 2013, l’exploitation pétrolière dans le Parc national Yasuni. En 2007, dans le but de préserver sa biodiversité unique, Correa avait proposé à la communauté internationale une non-exploitation de ses 920 millions de barils et le non-rejet dans l’atmosphère de 400 millions de tonnes de CO2 en échange d’une compensation financière équivalente à 50 % du manque à gagner (soit 3,6 milliards de dollars). « Le monde nous a lâchés », regrettera-t-il en constatant l’absence de réponse des pays industrialisés à cette initiative originale et innovante, avant d’ajouter : « Je n’aime pas le pétrole, mais j’aime encore moins la pauvreté (…) Tant que je serai président, je profiterai au maximum, jusqu’au dernier gramme, jusqu’à la dernière goutte, des ressources naturelles, afin de sortir le plus rapidement possible mon pays de la pauvreté. » L’exploitation n’affectera normalement que 1/1000e de la surface totale du parc, l’Etat s’engageant à minimiser l’impact environnemental. Il n’empêche : des mouvements écologistes et indigènes clament leur indignation, accusant de « dérive autoritaire » le chef de l’Etat.

Source de vives tensions, l’activité minière a souvent fait l’actualité ces derniers temps, en particulier le 14 décembre 2016, en pleine campagne électorale, à Morona Santiago, lorsque des autochtones Shuar ont envahi une installation de la multinationale canadienne Explor Cobres S.A. (41 760 hectares), tuant un policier et faisant sept blessés. La Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (Conaie) et son bras politique, le Mouvement d’unité plurinationale Pachakutik (PK), avec l’appui des partis traditionnels d’opposition, ont rejeté les mesures prises par le gouvernement – entre autres l’Etat d’exception – qualifiées de « déclaration de guerre contre les Shuar », appelé à la mobilisation et cherché une supposée « médiation » internationale. L’affaire eut pu paraître lumineusement simple si des paysans habitant la zone n’avaient à leur tour dénoncé les assaillants : « Lorsque a été validé le contrat d’occupation d’Explor Cobres (…) un groupe d’Indigènes a entrepris de se déplacer et de venir s’installer dans les environs. Depuis, ils sèment la peur chez les comuneros, menacent de piller les fincas et de détruire les semailles si nous ne nous joignons pas à leur lutte qui, c’est évident, est politisée [5].  »

 

En occupant le terrain médiatique et les réseaux sociaux, ces anathèmes permanents occultent les mesures positives prises par le gouvernement. Ainsi, la construction de huit barrages hydroélectriques va permettre de produire une énergie à 92 % « propre » et renouvelable ; lorsque Alianza País est arrivée au pouvoir, la moitié de cette dernière venait des combustibles fossiles. Ils font également silence sur de curieuses contradictions. En août 2015, c’est le gouvernement qui a dû intervenir, suspendant l’autorisation environnementale (licencia ambiental) préalablement accordée, pour interrompre la construction d’une route de 80 kilomètres reliant Taisha et Tacuma, lancée par le Shuar Marcelino Chumpi, membre de Pachakutik, devenu en 2009 préfet de Morona Santiago. Dans le dernier tronçon du chantier, au mépris des normes techniques et s’écartant du trajet prévu et autorisé, les maîtres d’ouvrage projetaient d’abattre sauvagement la forêt vierge, d’affecter les sources aquifères, sans tenir compte de l’écosystème et sans aucune précaution. Lors de cet épisode qui donna lieu à de violentes manifestations d’Indigènes qu’on se permettra d’appeler « anti-protection de l’environnement », aucun des habituels défenseurs de la « Pacha Mama » (la Terre mère), de la Conaie aux ONG en passant par l’intellectuel Alberto Acosta (ex-allié de Correa devenu virulent opposant [6]) ne manifesta sa réprobation.

A l’occasion, le président ou son gouvernement peuvent bien sûr avoir tort, comme il arrive à n’importe quel groupe composé d’humains. Correa, en ce qui le concerne, a plus souvent fait preuve de fermeté que de diplomatie – sachant que, face aux tenants de l’ordre ancien, l’exécutif, s’il veut imposer les mesures promises à ses électeurs, doit faire preuve d’« autorité » (assez facilement rebaptisée « autoritarisme » par les opposants). La politique menée depuis 2007 comporte évidemment des zones d’ombre : aucune réforme d’envergure n’a été menée en direction de la petite paysannerie. La signature en 2016 d’un accord de libre-échange avec l’Union européenne a été contestée, y compris par certains membres du gouvernement. Pour autant, les difficultés actuelles tiennent plus à la conjoncture qu’à un projet de « socialisme du XXIe siècle » mis en échec, dénaturé ou trahi.

 

Depuis la fin 2014, à la chute brutale et prolongée des cours du pétrole se sont ajoutées l’appréciation du dollar (qui en 2000 a remplacé le « sucre », l’historique devise nationale), la dévaluation des monnaies de la Colombie et du Pérou voisins, rendant leurs produits plus attractifs, les fortes amendes infligées à l’Equateur par un arbitrage international attribuant un milliard de dollars à la compagnie pétrolière américaine Oxy et, comble de malheur, un meurtrier tremblement de terre qui, survenu le 16 avril 2016 dans la région de Manabí, sur la côte Pacifique, fit 668 morts, 16 000 blessés, plus de 80 000 sinistrés et 3,5 milliards de dommages matériels. Une « tourmente parfaite », pour reprendre l’expression du président Correa.

Etalée sur deux années, cette entrée en récession a eu comme conséquences une réduction significative du budget de l’Etat et donc de ses dépenses et investissements, faisant repartir à la hausse le chômage et la pauvreté.

 

Déjà vent debout en juin 2015 contre deux projets de loi taxant les plus-values immobilières et les successions qu’elle réussit à faire capoter grâce à de violentes manifestations [7], l’opposition s’est montrée carrément sordide à l’occasion du séisme d’avril 2016. Alors que le pouvoir adoptait une Loi de solidarité impliquant, entre autres mesures, l’augmentation pendant un an de la TVA (de 12 % à 14 %) sur certains biens, à l’exception des produits de première nécessité, plus une contribution obligatoire d’un jour de salaire pour les travailleurs gagnant 1 000 dollars par mois (deux jours pour un salaire de 2000 dollars, jusqu’à cinq jours pour 5000 dollars) [8], l’élite à cartes de crédit exprima son opposition aux cris de « pas davantage d’impôts ! ». Mal lui en prit sans doute, notera-t-on entre parenthèses : lors du premier tour de la présidentielle, satisfaites de la célérité et de l’efficacité du gouvernement, les zones les plus affectées par le tremblement de terre, et en particulier Manabí, ont voté trois fois plus pour Lenín Moreno que pour Guillermo Lasso.

Afin de recueillir des fonds permettant la reconstruction et d’amortir les effets de la crise, Correa a également annoncé la vente d’actifs de l’Etat pour au moins 1,5 milliards de dollars et, sollicitant le secteur privé, a approuvé de nouvelles mesures et incitations fiscales : exemption de l’impôt sur les sociétés pour les entreprises fournissant une assurance maladie privée à leurs employés, exemption de taxes sur les capitaux équatoriens détenus à l’étranger, à condition que le capital soit rapatrié et investi dans des activités productives, etc. Le recours à l’emprunt, avec la Chine (1,5 milliards de dollars) et sur les marchés financiers internationaux (2 milliards de dollars), lui attireront des critiques venues de sa droite et de sa gauche dénonçant l’endettement excessif du pays. Qu’on peut néanmoins relativiser : quand le néolibéralisme imposait sa loi au pays, le niveau de la dette publique a atteint 65,4% sous le gouvernement de Sixto Durán Ballén (1992-1996) ; 60 % sous Abdalá Bucaram (1996-1997) ; 81 % sous Jamil Mahuad (1998-2000) ; 54 % sous Gustavo Noboa (2000-2003) ; 40 % sous Lucio Gutiérrez (2003-2005) ; 29 % sous Alfredo Palacio (2005-2007) et son ministre des finances… Rafael Correa. Sous la présidence de ce dernier, elle est passée à 17,7 % en 2009, 25,91 % en 2013, avant de remonter à 38,4 % en 2016, sous les effets de la crise – inférieure en tout état de cause à 40 % du PIB, le seuil légal prévu par la Constitution.

C’est dans ce contexte complexe, tant sur le plan politique qu’économique, que s’est cristallisée la mobilisation de l’opposition en vue de l’élection. Laquelle opposition, en matière de gestion, n’est pas arrivée pas en position de force. Car son principal candidat, Guillermo Lasso, n’a rien d’un inconnu. Principal actionnaire de la Banque de Guayaquil (Banco de Guayaquil), il est étroitement lié à la débâcle financière qui, en 1999, a jeté le pays dans le marasme dont Correa l’a sorti.

Il n’est pas inutile de revenir sur cet épisode. En ce temps-là, et depuis 1992, la libéralisation du système financier a dépouillé l’Etat équatorien de tout contrôle sur les institutions bancaires. Lorsque survient la crise asiatique qui affecte les Newly industrialized countries – Thaïlande, Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hongkong –, puis le Brésil, la panique s’empare des investisseurs locaux et étrangers qui ont de fortes sommes dans les banques latino-américaines. En Equateur, déjà sauvée de la faillite en 1995 par un crédit de 163 millions de dollars de la Banque centrale, la Banque continentale s’effondre le 1er avril 1998 : les économies de vingt mille personnes s’évanouissent. Comme un château de cartes, les établissements financiers tombent les uns après les autres : Banco de Préstamos (dont les grands investisseurs ont retiré plus de 120 millions de dollars de dépôts), puis Banco del Azuay, Banco de los Andes, Banco Mercantil Unido, Solbanco, Banco de Préstamos, Tungurahua et la puissante Filanbanco (300 000 clients).

A la fin 1999, et alors que près de 6 milliards de dollars ont déjà été sortis du pays par les nantis, la crise du secteur financier a produit la faillite (reconnue ou cachée) de seize établissements qui, à travers l’Agence de garantie des dépôts (AGD) et la Banque centrale, passent sous l’administration de l’Etat. Lequel, pour les « sauver », sous la présidence de Jamil Mahuad, injecte environ 8 milliards de dollars (27 % du PIB du pays) et, en mars 1999, a gelé pour une année les dépôts bancaires de plus de 2 millions de sucres (500 dollars).

Dans l’ombre de ce chaos qui provoque inflation, dévaluation, récession, faillite d’entreprises, licenciements, chômage, misère et émigration en catastrophe de deux millions des treize millions d’Equatoriens, d’obscurs personnages tirent les ficelles et profitent cyniquement de la situation. Parmi eux se détachent les frères William et Roberto Isaias, propriétaires de Filanbanco (et d’un empire économique impressionnant : télévision, radio, hôtellerie et tourisme, journaux, imprimeries, assurances, biens immobiliers, finances, mines, exportations, entreprises maritimes, alimentation et boisson, agriculture, véhicules, combustibles, électronique…). Accusés de malversation et déclarés ultérieurement coupables (en 2012) d’une fraude estimée à environ 600 millions de dollars en falsifiant les déclarations financières de Filanbanco, ils s’enfuiront à Miami en emportant plus de 100 millions de dollars des fonds reçus du gouvernement pendant la crise. Ils y mènent depuis une vie de rois, profitant du fait que le gouvernement des Etats-Unis refuse de les extrader.

Autre grand profiteur du désastre : le président de l’époque (et jusqu’en 2012) de la Banque de Guayaquil… Guillermo Lasso ! Au moment du gel de leur(s) compte(s), les déposants avaient reçu des Certificats de dépôts reprogrammés (CDR). Ceux d’entre eux qui, ne pouvant attendre un an, avaient absolument besoin de leur argent, pouvaient changer ces CDR aux guichets des banques, moyennant une pénalisation de 40 % à 50 %. Exemple : pour 100 dollars leur appartenant, ils récupéraient 50 ou 60 dollars, perdant définitivement la différence. Plus chanceux, ces établissements financiers pouvaient, de leur côté, rechanger ces CDR auprès de la Corporation financière nationale (CNF) à leur valeur réelle. Inutile d’être un brillant économiste pour calculer leur gain. Il se trouve que la Banque de Guayaquil fut celle qui, profitant du désarroi des Equatoriens, négocia le plus de CDR pendant cette période funeste [9]. Il se trouve également que, en une seule année, entre 1999 y 2000, la fortune personnelle de Lasso est passée de 1 million de dollars à 31 millions de dollars [10]. Coïncidence ? Comprenne qui pourra.

Président depuis 1994 de l’Association des banques privées, nommé par Mahuad gouverneur de la province de Guyas, puis super-ministre de l’économie en août 1999, Lasso démissionnera de cette fonction trente-sept jours plus tard parce que le Congrès avait refusé d’approuver son « Budget 2000 », totalement en phase avec les recommandations du Fonds monétaire international (FMI). C’est donc ce banquier de triste mémoire qui se présente aux électeurs en représentation du mouvement Creando Oportunidades (Créons des Opportunités, CREO).

Rien de tel qu’une bonne « guerre sale médiatique » pour pourrir la campagne de qui l’on veut faire tomber. Sur le thème de « l’immonde corruption du Corréisme », le scandale dit des « Panama Papers » va en fournir l’occasion. Pour mémoire : en 2016, le Consortium international des journalistes d’investigation (en anglais ICIJ), regroupant une liste de médias plus prestigieux les uns que les autres – Le Monde, The New York Times, El País, El Mundo, The Washington Post, la BBC, The Guardian, etc. – a reçu, via le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, une impressionnante base de données soustraite par un inconnu à Mossack Fonseca, cabinet panaméen spécialisé dans la création de sociétés offshore. De mauvais esprits ont bien noté qu’aucun des documents sélectionnés ne concernait des citoyens américains, japonais ou israéliens (pour ne citer que ces nationalités), et, mis à part les artistes et les sportifs célèbres, quasi uniquement des individus présents « dans le collimateur » des puissances occidentales, mais, pour ce qui concerne cette chronique, le problème n’est pas là.

En Equateur, les trois journalistes à qui ont été remises les données concernant leur pays travaillent pour les quotidiens d’opposition El Universo et El Comercio. Qui, comme la majorité de la corporation médiatique, détestent Correa, responsable d’avoir créé une chaîne de télévision publique – il n’en existait pas avant son arrivée –, d’avoir permis la naissance d’un quotidien allié, El Telégrafo et, surtout, d’avoir promulgué une Loi organique de la communication (LOC) régulant les activités d’une profession qui, au nom de la « liberté d’expression », prétend ne faire que ce qui lui convient, même lorsque cela viole le « droit des citoyens à l’information ».

De fait, c’est un article signé Paúl Mena et Mónica Almeida qui, le 7 mai 2016, « dans le cadre d’une vaste enquête » (sic !) d’El Universo, sera le premier à dénoncer les détournements de fonds d’Alexis Bravo, gérant de la compagnie pétrolière nationale Petroecuador, en complicité avec Carlos Pareja Yanuzelli, dit « Capaya », nommé ministre des Hydrocarbures en novembre 2015. C’est comme il se doit depuis Miami, où il s’est réfugié pour échapper à la justice, que, ultérieurement, pendant la campagne électorale, en coordination avec les frères « en cavale » William et Roberto Isaías et ardemment relayé par les médias et les réseaux sociaux, Pareja a multiplié les accusations, sans aucune preuve jusqu’à présent, et allant parfois jusqu’au grotesque – ne s’est-il pas fait filmer en février dernier en train de se soumettre à un supposé détecteur de mensonge ? – pour impliquer le vice-président Jorge Glas (et le procureur général Galo Chiriboga) dans cette énorme affaire de prévarication.

Pour en revenir aux « Panama Papers » et à l’ardent désir de vérité des « enquêteurs de choc » d’El Comercio et El Universo, ceux-ci refuseront de communiquer au Conseil de participation citoyenne et de contrôle social (CPCCS), chargé d’enquêter sur tous les Equatoriens ayant placé leurs avoirs dans des paradis fiscaux, les informations en leur possession, au prétexte qu’ils « ne possèdent pas plus de documents que ceux qu’ils ont publiés ». Quant à l’ICIJ, après avoir annoncé qu’elle rendrait publique toute sa base de données, elle se rétractera en prétendant que « ce serait une perte de temps de donner à connaître toutes ces informations ». En visite au siège de l’ONU à New-York, Correa proposera bien une campagne mondiale pour la divulgation complète de la liste des noms des « Panama Papers », mais, pour l’instant, sans résultat.

Dans le même registre, l’« affaire Odebrecht » va permettre, en multipliant les allégations, de ternir l’image d’Alianza País. On le sait, selon le Département de la justice américaine, le géant brésilien du BTP Odebrecht aurait versé des centaines de millions de pots-de-vin, à travers des compagnies « offshore », à des fonctionnaires et élus latino-américains de toutes tendances politiques (en Argentine, au Brésil, en Colombie, en République dominicaine, en Equateur, au Guatemala, au Mexique, au Panamá, au Pérou et au Venezuela). Entre 2007 et 2016, quelque 33,5 millions de dollars (31 millions d’euros) seraient ainsi tombés dans l’escarcelle de hauts fonctionnaires équatoriens. Depuis Miami, les frères Isaías se déchaînent. Très hypocritement, le candidat Paco Moncayo « exige » du gouvernement que soit rendue publique « la liste des corrompus qui ont fait du mal au pays ». Tout le monde sait pourtant qu’une telle liste n’existe pas, le Département américain de la justice, le gouvernement brésilien et Odebrecht elle-même n’ayant, pour le moment, livré aucun nom. Le 16 février, le procureur général de l’Equateur Galo Chiriboga précisera que son homologue brésilien Rodrigo Janot a annoncé « qu’aucune information sur le cas Odebrecht ne peut être révélée jusqu’au 1er juin prochain ». Ce même Chiriboga, les 21 et 22 mars, rencontrera les représentants et avocats d’Odebrecht en Equateur, lesquels refuseront de communiquer une quelconque information sur les corrompus si l’Etat n’abandonne pas les poursuites judiciaires contre la multinationale.

Il n’empêche que des accusations plus ou moins gratuites ont circulé, jetant la suspicion sur le pouvoir. La justice ayant diligenté sa propre enquête, El Universo, El Comercio, La Hora, Teleamazonas et autres médias privés se calment très sensiblement quand commencent à apparaître les identités de certains dirigeants de droite – dont le maire de Quito, Mauricio Rodas, dans le cadre de la construction du métro de la capitale. Ils observent un silence sépulcral lorsque le quotidien argentin Página 12 révèle, le 15 mars, dans une enquête sur les fameux « Panama Papers » signée Cynthia García, que Guillermo Lasso possède, en nom propre ou à travers des proches, quarante-neuf entreprises dans les paradis fiscaux. Mais la sale campagne menée jusque-là a en partie porté ses fruits.

Au premier tour, Lasso arrive donc deuxième, mais en tête (28,11 %) d’une droite divisée par les ambitions et les intérêts personnels. Sa rivale Cynthia Viteri, pour le Parti social chrétien (PSC) et une plateforme nommée La Unidad (l’Unité), plafonne à 16,32 %. Quatre autres « petits candidats » font des scores mineurs. Face au binôme Lenín Moreno (candidat à la présidence) – Jorge Glas (vice-présidence) d’Alianza País (39,36 %) [11], reste donc l’Accord national pour le changement (ANC), la « gauche contestataire ». Emmené par Paco Moncayo, son attelage hétéroclite se compose d’Unité populaire (vitrine des maoïstes du Mouvement populaire démocratique [MPD], parti de tendance stalinienne particulièrement opportuniste qui s’est adapté à tout et son contraire pour survivre électoralement) ; des sociaux démocrates de la Gauche démocratique, parti de Moncayo (GD) ; d’une nébuleuse de « mouvements sociaux » ; des collectifs écologistes et féministes ; et surtout de la Conaie indigène et de son bras politique Pachakutik (PK).

C’est vers cette ANC « progressiste » et ses 6,72 % de voix que les yeux se tournent. Dans la mesure où les droites de Lasso et Vinteri, par définitions alliées au second tour, ne peuvent l’emporter à elles seules (28,11 + 16,32 = 44,43 %), sa responsabilité devient énorme : en fonction de ses consignes de vote, elle peut faire gagner Lasso ou Moreno.

On se souvient que, depuis la décennie 1970 et surtout les grandes mobilisations des années 1990, sous la direction de la Conaie, née en 1986, le mouvement indigène, en alliance avec les autres secteurs sociaux du pays – paysans, travailleurs, syndicats, professionnels, étudiants – a joué un rôle moteur, capital, dans la lutte contre le néolibéralisme. La situation a changé. De leur collaboration avec le gouvernement de Lucio Gutiérrez (15 janvier 2003 – 20 avril 2005), légitime à l’origine, lorsqu’il se proclama progressiste, ambiguë lorsqu’il s’avéra qu’il trahissait tous ses engagements, tant la Conaie que Pachakutik sont sortis érodés, fragmentés et divisés à l’extrême, comme jamais auparavant. La mouvance autochtone n’a jamais retrouvé sa cohésion depuis. Son repli identitaire ne lui a valu que des déroutes électorales, que ce soit avec son dirigeant historique Luis Macas en 2006 (2,19 % des voix) ou l’intellectuel dissident d’Alianza País Alberto Acosta en 2013 (3,26 %).

Dans la perspective du scrutin de cette année, trois dirigeants de Pachakutik, féroces opposants à Correa, annoncèrent leur candidature à une primaire : Lourdes Tibán (députée de Cotopaxi), Salvador Quishpe (préfet de la province de Zamora Chinchipe) et Carlos Pérez Guartambel (président de la Confédération des peuples de la nationalité Quechua ; Ecuarunari). Depuis plusieurs mois, et provoquant la fureur de la base, certains de leurs proches négociaient plus ou moins en secret avec la droite, faisant réagir Carlos Satián, président de la Confédération du mouvement indigène du Chimborazo (Comich) : « Une faction [de Pachakutik] s’identifie aux politiques de Correa, avec pour leader le préfet du Chimborazo Mariano Curicama ; une autre est disposée à s’unir à la droite pour battre le “corréisme”, comme le préfet de Morona Santiago, Marcelino Chumpi ; et la troisième cherche une alliance avec des groupes de gauche non associés au pouvoir [12].  » Au terme d’intenses négociations et affrontements, et après avoir écarté la candidature de Lourdes Tibán, victorieuse de la primaire, c’est cette dernière option qui l’emporta lorsque le Conseil politique de Pachakutik annonça, le 29 septembre, son appui à la « gauche critique » de Paco Moncayo. Mais, en tout état de cause, parler « des Indigènes » n’a strictement plus aucun sens. Au-delà de la position de leurs dirigeants, souvent les plus médiatisés, on retrouve des autochtones dans tous les camps.

Preuve en sera donnée à la veille du second tour. Le 7 mars, bien que la Gauche démocratique, dont il est membre, ait annoncé qu’elle n’appuierait officiellement aucun candidat, le « progressiste » Moncayo affirma qu’il voterait Lasso, « seule option pour se débarrasser de Correa ». Le Conseil politique de Pachakutik avait adopté une posture similaire le 2 mars, le plus virulent de ses membres, Carlos Pérez Guartambel (Ecuarunari), ayant éructé lors des manifestations organisées devant le Conseil national électoral pour protester contre la prétendue fraude du premier tour : « Un banquier est préférable à une dictature qui nous a dépouillés de nos territoires (…).  » Lourdes Tibán s’est montrée tout aussi catégorique : « Je veux dire aux dirigeants de Pachakutik qu’ils ne gaspillent pas leur bulletin, qu’ils ne le laissent pas en blanc, mais qu’ils votent pour Guillermo Lasso. »

Ce virage a droite contre-nature de pseudo responsables politiques ayant perdu tout sens commun n’a pas fait l’unanimité à la base, loin de là. Le Conseil élargi d’Ecuarinari a purement et simplement désavoué son dirigeant Guartambel en déclarant ne soutenir aucun candidat, et en précisant, par la bouche d’un de ses principaux dirigeants, Humberto Cholango : « Il doit être clair pour tous qu’Ecuarunari n’appuie pas le banquier. » De son côté, Pedro de la Cruz (Confédération nationale des organisations paysannes, indigènes et noires ; Fenocin), député sortant du Parlement andin, récusait la représentativité des porte paroles de la Conaie et de PK : « Ce sont de pseudo leaders, car un véritable leader représente la majorité du mouvement indigène (…) L’Histoire jugera ceux qui annoncent qu’ils votent pour Lasso ou pour les banquiers et les patrons. » Président du Mouvement indigène du Chimborazo, Carlos Satian protestera : « Les dirigeants n’ont pas demandé l’avis de chaque province pour prendre leur décision. Jamais je n’ai été consulté, ne serait-ce que dans la province de Chimborazo, qui a pourtant été une filiale d’Ecuarunari. Ce soutien [à Lasso] est invalide, nous avons une autre proposition. »

Tandis que, de partout, montaient les protestations, plus de 1200 groupes indigènes et syndicaux locaux, ignorant les injonctions des « ponchos dorés », annoncèrent leur appui à Moreno. Ce sont eux qui feront basculer le résultat.

Que les « maos staliniens » de l’Unité populaire (ex-MPD) s’enflamment – « Dehors Correa ! Dehors ! Dans les conditions actuelles, pour battre le corréisme il faut voter pour Guillermo Lasso » – ne pouvait surprendre personne. Mais que penser du collectif féministe Nou(e)s pour la démocratie (Nosotras por la Democracia) quand, par la voix de sa coordinatrice nationale Solanda Goyes, il annonce publiquement son soutien au banquier « en rejet de la corruption, des excès de l’actuel gouvernement et en faveur de la récupération de la démocratie [13] ».

Les critiques des féministes à Correa sont parfaitement compréhensibles, et légitimes, dans la mesure où, catholique très conservateur en matière de mœurs, il s’oppose à l’avortement, même en cas de viol [14]. Mais, sur ce thème, seul Iván Espinel (Engagement social, 3,28 % des voix au premier tour) s’est réellement « mouillé » en s’engageant à soumettre à référendum cette épineuse question (tout comme celle de la peine de mort, à laquelle il s’est dit favorable !). Paco Moncayo a laissé entrevoir une avancée positive en proposant de dépénaliser l’avortement en cas de viol ou d’inceste, et rien de plus. Mais Guillermo Lasso ? Membre de l’Opus Dei, il n’a jamais caché son opinion – « Ma position personnelle est la défense de la vie, de la conception à la mort naturelle » – la même que Correa (et que Cynthia Viteri) ! Lenín Moreno, lui, au moins, a laissé une porte ouverte à une évolution : « Je propose d’ouvrir un espace de dialogue pour discuter de ce thème qui ne doit pas être politisé en période électorale. »

Féminisme de classe ! Peu importe à ces petites ou grandes bourgeoises les avancées sociales dont ont bénéficié leurs compagnes des milieux populaires. Peu leur chaud que, au cours de cette décennie, un nombre de femmes jamais atteint auparavant a occupé des fonctions politiques : de 2013 à 2017, trois d’entre elles ont dirigé l’Assemblée nationale : Gabriela Rivadeneira (présidente), Rosana Alvarado et Marcela Aguiñaga (vice-présidentes) ; sur les 57 femmes élues, 42 l’avaient été pour Alianza País ; depuis le 19 février dernier, sur les 73 députés de ce même parti, 37 appartiennent au sexe féminin (plus de 50 %) ; elles ne sont que 9 sur 34 élus pour le CREO de Lasso.

Pour en sourire, on évoquera le débat entre Lasso et Moreno qui devait avoir lieu le 26 mars, organisé par le Réseau des enseignants (La Red de Maestros), et auquel le candidat de la droite refusa finalement de participer lorsqu’il fut demandé aux deux candidats de faire une déclaration devant notaire attestant n’avoir pas « participé de forme directe ou indirecte à des actes de corruption » et n’avoir pas « bénéficié directement de décisions prises durant l’exercice de fonctions publiques et privées ». On sourira moins devant les dénonciations absurdes d’une fraude à venir le 2 avril, quand il s’avéra que les sondages donnaient vainqueur Lenín Moreno. Les allégations furent tellement grossières qu’Alexander Vega, président du Conseil national électoral de Colombie et coordinateur de la Mission des observateurs de l’Union des nations sud-américaine (Unasur) s’insurgea : « Au premier tour, nous avons été 400 observateurs de l’OEA [Organisation des Etats américains], de l’Unasur, de l’Uniore [Union interaméricaine des organismes électoraux] et de l’AWEB [en anglais : Association des organismes électoraux mondiaux]  ; dire qu’il y a eu une fraude c’est dire que nous sommes complices de cette fraude : aucune mission électorale internationale ne se prêterait à ça [15]. » La veille du second tour, ce même Vega devra monter une nouvelle fois au créneau en déclarant : « J’ai clairement indiqué à l’opinion publique qu’il y a impossibilité d’une quelconque fraude, de quelque tromperie électorale que ce soit ; on peut dire avec tranquillité que le Conseil national électoral donne toute les garanties pour que le peuple équatorien se manifeste librement [16]. »

Immédiatement après l’annonce de la victoire de Lenín Moreno, Lasso, crédité de 48,84 % des suffrages, a déclaré que la présidence du dauphin de Correa serait « illégitime » et, « chauffant » dangereusement ses partisans, incendiant les réseaux sociaux, a exigé un recomptage de tous les bulletins de vote dans les vingt-quatre provinces du pays. Alors que le CNE a dix jours pour confirmer les résultats, nul ne peut prédire la nature et l’ampleur de la crise qui s’annonce, mais elle mettra d’emblée à l’épreuve les nerfs de Moreno, qu’on prétend moins explosif que Correa, ce qui ne signifie en aucun cas moins déterminé : « Jamais nous n’avons répondu par la violence à la violence, nous avons toujours été prêts à en appeler à la justice et à la paix, a-t-il déclaré, mais que personne ne se trompe, nous saurons aussi faire respecter la volonté populaire. »

Correa occupant par ailleurs le palais présidentiel de Carondelet jusqu’au 24 mai, date de la passation de pouvoir, on peut prévoir, si nécessaire, une réponse aussi vigoureuse de sa part pour défendre la démocratie, dans un contexte où la droite, l’extrême droite et leurs « idiots utiles » d’une ultra-gauche qui n’a même pas le courage de s’affirmer comme telle ont de bonnes raisons de rager : acquise dans un contexte économique très défavorable, cette victoire des progressistes met un coup d’arrêt à la prétendue « fin de cycle » mille fois annoncée depuis la victoire de Mauricio Macri en Argentine, le coup d’Etat constitutionnel contre Dilma Rousseff au Brésil et la situation chaotique que traverse, attaqué de toutes parts, le Venezuela. En tout état de cause, elle empêche que soit démembrée l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA). Plus qu’un symbole… Dans une avalanche de messages de sympathie et de félicitations, toute la gauche latino-américaine célèbre l’événement.

Notes

[1] http://www.intdemocratic.org/es/2017/01/nuestra-opinion/

[2] Avec comme alliés, au sein du Front uni, le Parti communiste, le Parti socialiste, plusieurs syndicats et trois des quatre fédérations indigènes-paysannes les plus importantes du pays.

[3] Pour un panorama complet, consulter les rapports annuels de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal – http://www.cepal.org/es) ou, pour aller à l’essentiel : Mark Weisbrot, Jake Johnston y Lara Merling, « Una década de reformas : políticas macroeconómicas y cambios institucionales en Ecuador y sus resultados », Center for Economic and Policy Research (CEPR), février 2017, Washington DC.

[4] Par l’intermédiaire de l’entreprise publique Petroecuador l’Etat contrôle les trois quarts de la production pétrolière depuis 2012, le reste étant privé.

[5]  El Telégrafo, Quito, 17 décembre 2016.

[6] Candidat à la présidence en 2013, il recueillit 3 % des voix.

[7] Voir l’excellent film documentaire de Pierre Carles et Nina Faure, On revient de loin - Opération Correa Episode 2 (C-P Productions, 2016).

[8] Ceux dont le patrimoine dépasse 1 million de dollars devaient verser par ailleurs une contribution équivalant à 0,9 % de leurs biens.

[9] Voir : http://www.memoriacrisisbancaria.com/index.php

[10]  Pagina12, Buenos Aires, 15 mars 2017.

[11] Tous deux ont été vice-présidents de Rafael Correa : Lenín Moreno de 2007 à 2013 ; Jorge Glas depuis le 24 mai 2013.

[12]  Et Telégrafo, 31 octobre 2016.

[13]  Ecuadorinmediato, Quito, 24 mars 2017.

[14] D’après l’article 150 du Code pénal intégral approuvé en 2013, l’avortement n’est autorisé que lorsque le vie de la mère ou du fœtus sont en danger, ou dans le cas du viol d’une femme handicapée.

[15]  Ecuadorinmediato, 29 mars 2017.

[16]  El Telégrafo, 1er avril 2017.




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