Dreyfus aujourd’hui

65273f94b9a8baa7408b6931bb0b9a78

Polanski se croit persécuté par un complot imaginaire : il a pourtant violé une jeune adolescente de 13 ans


Peut-on encore parler du dernier film de Roman Polanski, J’accuse ? En France, le public, lui, ne s’y est pas trompé. Malgré les appels au boycottage, il a plébiscité cette fresque historique sobre et dépouillée à mille lieues des blockbusters américains. Nul doute que, si le contexte avait été différent, le film serait candidat aux Oscar. Car, au-delà des graves accusations de viol portées contre le réalisateur — dont la presse a amplement parlé et qui trouveront, souhaitons-le, leur conclusion devant la justice —, ce film aujourd’hui en tête du box-office est, il faut le dire, un film essentiel.


Cela est évidemment dû au sujet qui relate l’un des procès les plus dramatiques de l’histoire de France et de l’antisémitisme moderne. Celui du capitaine Dreyfus démis de ses fonctions en 1895 et emprisonné à l’île du Diable pour espionnage. Il faudra dix ans pour démonter cette machination destinée à conforter l’antisémitisme qui déchirait alors l’Europe et conduira aux horreurs que l’on sait.


Certes, le succès du film tient à l’extraordinaire qualité de la reconstitution historique qui nous trimbale dans les rues étroites et les salons parisiens au tournant du siècle. Les séquences mettant en scène le fondateur de la police scientifique moderne Alphonse Bertillon (Mathieu Amalric) sont hilarantes. On soulignera aussi la qualité de l’interprétation d’Emmanuelle Seigner qui, bien qu’elle soit pratiquement la seule comédienne du film, crève l’écran dans le rôle de cette femme libre qu’est la maîtresse du colonel Picquart.


Mais la réussite de cette oeuvre qui fera date tient surtout à l’angle qu’ont choisi Polanski et son coscénariste, le Britannique Robert Harris, auteur du roman (D., Plon) dont est tiré le scénario. Loin des visions lyriques habituelles qui relatent l’« affaire » à partir des « dreyfusards » les plus connus, comme Zola, Clemenceau et Bernard Lazare, le film braque ses projecteurs sur un acteur plus effacé, le colonel Georges Picquart (Jean Dujardin), sans qui la réhabilitation de Dreyfus n’aurait jamais été possible.


Selon l’historien Philippe Oriol, le film prend quelques libertés avec l’histoire en peignant un colonel plus « dreyfusard » qu’il ne l’était. Soit. Il n’empêche que Picquart est un militaire qu’anime encore une certaine idée de l’honneur. C’est par peur de voir la « grande muette » à jamais déshonorée que, devenu chef du contre-espionnage, il finira par révéler la contrefaçon sur laquelle était construite la preuve condamnant Dreyfus. Une révélation qui, du coup, incrimina tout l’état-major.


 

 

Avec une maîtrise parfaite, Polanski réussit à traiter sans le moindre pathos un sujet gorgé d’émotions. Même si, depuis la Révolution, les Juifs étaient plus libres en France que dans la plupart des pays européens, le vieil antisémitisme catholique imprégnait la société. L’une des scènes les plus frappantes, représentée sur l’affiche, demeure celle où Picquart avoue à son élève Dreyfus ne pas aimer les Juifs. Mais il ajoute aussitôt, sur un ton glacial que, pour autant, jamais il ne laisserait cette détestation entacher son travail. Ici, pas la moindre épopée. Seulement le geste d’un homme qui s’en tient à une certaine idée de cette vieille vertu héritée de la noblesse : l’honneur.


En 1906, Dreyfus sera réhabilité. Pourtant, la dernière scène, où Picquart devenu ministre refuse d’accorder à Dreyfus l’avancement auquel il aurait droit avec ses années d’emprisonnement, montre que rien n’est terminé. On sort de la salle avec le sentiment que la victoire de Dreyfus ne tenait qu’à cette petite inquiétude dans le coeur d’un homme complexe qui n’était pas exempt de préjugés et qui, à un certain moment, lui a fait choisir la vérité et non le mensonge.


Les esprits chagrins qui balancent le mot raciste à tout bout de champ devraient courir voir ce film. Hier, comme aujourd’hui, l’antisémitisme a des racines à droite comme à gauche. Sa recrudescence dans les banlieues françaises de même que l’étonnante tolérance dont a récemment fait preuve le Parti travailliste britannique à son égard l’illustrent avec éclat. « La défense de Dreyfus a moins mobilisé des milieux sociaux que des individus », écrivait en 1993 l’historien Jacques Julliard.


Et dire que des élus ont voulu interdire le film en Seine–Saint-Denis ! Heureusement, quelques esprits libres se sont inquiétés en demandant si un comité allait dorénavant vérifier « la moralité des artistes » avant la première de chaque film.


Face à ces censeurs qui n’ont pas vu le film, Polanski dit avoir été inspiré par son propre cas et les accusations portées contre lui. Raison de plus pour ne pas laisser le bruit médiatique altérer notre jugement et continuer à séparer radicalement l’appréciation d’une oeuvre de ce qu’il faut penser de son auteur. Et même de ce qu’il dit. À l’heure où une institution aussi prestigieuse que le New York Times suggère de faire interdire une exposition consacrée à Gauguin, nous demeurons de l’avis de ce vieux philosophe qui estimait qu’en matière d’art, toute oeuvre devait être comprise dans ses propres termes et que notre jugement devait demeurer « pur de tout intérêt ». Il s’appelait Emmanuel Kant.


 

 

Une version précédente de cette chronique, qui indiquait erronément que Jean Dujardin incarnait le capitaine Dreyfus, a été corrigée.









LE COURRIER DES IDÉES


Recevez chaque fin de semaine nos meilleurs textes d’opinion de la semaine par courriel. Inscrivez-vous, c’est gratuit!













En vous inscrivant, vous acceptez de recevoir les communications du Devoir par courriel.





-->