L'inquiétude relative à l'évolution de la démocratie au coeur du processus de la mondialisation semble le trait dominant de cette rentrée: plusieurs essais se donnent pour tâche de mesurer les nouvelles responsabilités des États et des individus devant la croissance de pouvoirs qui leur échappent. Signalons d'abord un essai important, qui est l'oeuvre d'un penseur québécois, publié dans la prestigieuse collection «Critique de la politique».
Il s'agit du livre de Martin Breaugh (L'Expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Payot-Rivages ), consacré à un concept qui illustre la question de la dépossession des droits politiques. Chacun n'est-il pas aujourd'hui appelé à se reconnaître dans cette expérience et à trouver de nouvelles façons de s'affirmer comme sujet politique capable d'assumer une citoyenneté active? Ce retour sur l'histoire de l'émancipation est aussi un thème de l'ouvrage préparé sous la direction d'Alain Caillé et Christian Lazzeri (Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Flammarion, «Champs»). Lucian Boia propose de son côté une synthèse de l'histoire politique (L'Occident. Une interprétation historique. Du monde éclaté à la mondialisation, Les Belles-Lettres) où ces questions sont reliées à l'évolution d'une civilisation en phase de mondialisation. L'acquis central de l'Occident est double, la démocratie et la technique: comment ont-elle évolué ensemble, en se renforçant? Cette question est au coeur de l'essai de David Cosandey sur le rôle de la science (Le Secret de l'Occident, Flammarion). Dans une perspective critique, Jean-Marie Schaeffer (La Fin de l'exception humaine, Gallimard) examine la question de la nature humaine comme forme transcendante dans la culture. Selon l'auteur, la thèse de l'exception humaine a un coût exorbitant: l'impossibilité d'articuler les savoirs empiriques en une vision intégrée de l'identité humaine, qui permette aux sciences de la culture de ne plus se développer à l'écart des autres connaissances concernant l'homme.
État et identité
Cette mondialisation préfigure-t-elle un état mondial? Judith Butler et Gayatri Chakravorty Spivak posent la question (L'État global, Payot). Quelle est la place de l'État-nation dans un monde globalisé? D'un côté, l'État contient toujours plus de pluralité et de l'autre, ses frontières se font toujours plus fluides. Dès lors, comment peut-on avoir le sentiment d'appartenir à une nation? Dans le même sens, mais sur un plan géostratégique, Hervé de Carmoy (L'Euramérique, PUF) plaide pour la création d'un pôle éthique vital et la conservation d'un modèle d'action qui provient de l'histoire occidentale. Comment discuter les fondements du libéralisme contemporain? Jean-Claude Michea (L'Empire du moindre mal, Climats) analyse le développement du libéralisme politique et économique dans le contexte de la mondialisation. Sur le même thème, une apologie du libéralisme économique par Pierre Zaoui (Le libéralisme est-il une sauvagerie?, Bayard). Jared Diamond nous revient avec un nouvel essai sur l'évolution des sociétés dans leur rapport à l'environnement (De l'inégalité parmi les sociétés, Gallimard). Giorgio Agamben propose un nouvel essai (L'Amitié, Payot) où il revient sur les thèmes de la philosophie politique grecque. Si l'ami est un «autre moi», l'amitié ouvre aussi l'espace d'une communauté et d'une politique qui précèdent toute identité et tout partage.
Dans un essai critique, la philosophe Michela Marzano analyse la démocratisation d'Internet et discute le problème de l'accès instantané à toutes les images, y compris les plus violentes (La Mort spectacle. Enquête sur l'horreur-réalité, Le Seuil). Ces problèmes sont aussi au coeur du nouvel essai de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (L'Écran global, Le Seuil), qui présentent l'omniprésence de l'écran comme mutation culturelle majeure, surdiffusion de la représentation. Comment demeurer libre devant la saturation des images? C'est la question posée par Marie-José Mondzain (Les Peurs du siècle. De la manipulation par l'image, Bayard). La crise de la culture fait l'objet d'un essai du philosophe Jean-François Mattéi (Le Regard vide. Essai sur l'extinction de la culture, Flammarion). Parmi les essais sociologiques, on pourra lire la réédition du livre important de Claude Dubar (La Crise des identités, PUF), qui discute comment et pourquoi les questions identitaires se multiplient dans les sociétés avancées. Serge Paugam (Le Lien social, PUF) analyse de son côté un concept essentiel à la compréhension de l'effritement de la solidarité dans nos sociétés. La critique de l'individualisme demeure un thème central, on en jugera par l'essai de Claude Javeau (Les Paradoxes de la postmodernité, PUF), qui décrit une entreprise de «massification» dominée par le règne de la marchandise et de la manipulation avec laquelle la démocratie lâche prise.
Les effets de la mondialisation sur les conflits sont l'objet d'une étude d'Amy Chua, professeure de droit à Yale (Le Monde en feu. Violences sociales et mondialisation, Le Seuil), qui entreprend d'expliquer comment la combinaison des processus de démocratisation et de libéralisation dans des pays en transition a contribué à réunir les conditions d'une explosion de violence en maints endroits du globe. Salué par la critique américaine, ce livre pourrait bien être l'essai de la rentrée. L'évolution de l'Islam ne laisse d'inquiéter, on en jugera en lisant l'essai d'Abdelwahab Meddeb (Le Pré de malédiction. L'Islam entre civilisation et barbarie, Le Seuil). D'Auschwitz aux terreurs islamistes, l'horreur se déplace à travers les croyances, les nations et les cultures, autour desquelles s'articulent des communautés, lesquelles croient gagner leur régénération là où elles dégénèrent et s'abîment. Sur ce thème, un essai de Youssef Courbage et Emmanuel Todd (Le Rendez-vous des civilisations, Le Seuil) qui veut montrer que le chemin emprunté par les sociétés islamiques depuis une trentaine d'années suit de près celui qu'avaient ouvert, des décennies plus tôt, les sociétés occidentales: hausse du taux d'alphabétisation, diminution rapide du taux de fécondité, déclin des diverses formes d'endogamie.
Terminons en saluant la publication d'un premier volume posthume d'articles du regretté Paul Ricoeur, décédé en 2005 (Écrits et conférences, Le Seuil), avec deux thèmes dominants, l'herméneutique et la psychanalyse. Également, une édition de la correspondance de Martin Heidegger à son épouse (Ma chère petite âme. Lettres à sa femme Elfriede, 1915-1970, Le Seuil), qui se terminent sur l'aveu, en guise de postface, de Hermann Heidegger que Martin n'était pas son père. Les lettres permettent de mesurer l'évolution des rapports avec Husserl, Jaspers, Cassirer, Beaufret, René Char et de revenir sur les positions politiques: toutes les lettres écrites de 1933 à 1938 sont données ici. On annonce enfin la publication des oeuvres complètes de Jean-Pierre Vernant (Oeuvres. Religions, rationalités, politique, Le Seuil).
Démocraties, identités, mondialisation
La rentrée en philosophie et en sciences humaines
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