Le 25 avril dernier à la Mission de la Fédération de Russie auprès des Nations unies à Genève, la rédaction de prochetmoyen-orient.ch (PMO) a pu s’entretenir avec le vice-ministre russe des Affaires étrangères Gennady Gatilov. Interview :
PMO : Le dernier « événement chimique » a passablement pesé sur la poursuite du processus de Genève. Le ministre français des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault prétend détenir des « preuves irréfutables » permettant d’attribuer la paternité de cet « événement » au gouvernement syrien. Que pensez-vous d’une telle affirmation ?
GENNADY GATILOV : L’événement tragique de Khan Cheikhoun est-il le résultat d’un bombardement aérien, d’une attaque au sol ou d’un autre montage ? Nous avons immédiatement demandé l’ouverture d’une enquête, menée par des experts indépendants au sol, sur le terrain. Cette demande n’a pas été suivie d’effet. Pourquoi ? Avant de brandir ce genre d’accusations, il faut disposer de preuves matérielles irréfutables, recueillies par des experts indépendants. Nous souhaitions la formation d’une équipe d’experts indépendants ne provenant pas seulement de pays occidentaux et d’autres qui sont farouchement hostiles à la Syrie. Les Etats-Unis et leurs alliés se sont opposés à cette proposition qui aurait pu être coordonnée par l’Organisation de l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Mais on a l’impression que ces mêmes États ne font pas confiance à l’OIAC… parce qu’ils cherchent, peut-être à influencer son travail dans la direction qu’ils souhaiteraient.
Une première analyse du document français de cinq pages soulève de nombreuses questions, notamment concernant les circonstances dans lesquelles la partie française a obtenu les échantillons qui, affirme-t-on, ont été prélevés directement sur les lieux des faits. Si les services de renseignement français les ont prélevés eux-mêmes, cela signifie qu’ils ont accès à la zone contrôlée par des groupes armés de l’opposition syrienne liés à la Qaïda. Si les échantillons ont été obtenus dans un autre endroit, disons dans un pays voisin de la Syrie, alors la véracité de l’analyse effectuée est immédiatement remise en question.
Il convient de rappeler que conformément aux règles internationales, les échantillons analysés doivent rester intacts durant tout le trajet entre le lieu des faits et le laboratoire. Pour prouver que le sarin, soi-disant, utilisé à Khan Cheikhoun a été produit par la Syrie, les auteurs du rapport indiquent que sa « recette » témoigne de méthodes en vigueur dans les laboratoires syriens. On ignore d’où vient cette certitude, étant donné que le sarin sous une forme « prête à l’emploi » n’a jamais existée en Syrie: il n’y avait que des composants précurseurs qui ont été entièrement évacués du pays en 2014. Par ailleurs les dispositifs mobiles permettant de synthétiser le sarin ont été détruits, comme l’a confirmé l’OIAC à plusieurs reprises. L’unique « accroche » des auteurs du rapport français est la prétendue correspondance des résultats de l’analyse récente avec l’étude d’échantillons obtenus par la France en 2013 à partir des lieux d’un autre incident qui pourrait également être lié à l’usage de sarin. C’est peu convaincant car la Mission de l’ONU, en 2013 déjà, n’avait pas pu confirmer indépendamment l’information du rapport français sur le prétendu incident à Saraqib et le respect de la procédure de préservation des preuves, y compris pendant le transport des échantillons prélevés.
La seule possibilité réelle d’établir la vérité serait d’envoyer à Khan Cheikhoun et sur la base aérienne de Chayrat, où se trouvait le soi-disant sarin utilisé à Khan Cheikhoun, la mission de l’OIAC d’établissement des faits en utilisant toutes les méthodes prévues par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. Il est également important que sa composition respecte le paragraphe 8 du mandat de l’organisation internationale, exigeant la formation d’un groupe d’experts sur la base géographique la plus large possible. C’est seulement dans ce cas que les résultats de l’enquête internationale pourront être admis avec confiance par tous les pays.
C’était précisément l’objectif du projet récemment soumis par la Russie et l’Iran pendant la session spéciale du Conseil exécutif de l’OIAC. Malheureusement, il a été bloqué essentiellement par les pays occidentaux, dont la France, qui à titre d’alternative à une enquête internationale impartiale a entrepris sa propre enquête très contestable d’un point de vue professionnel. Nous appelons à nouveau à cesser les « jeux politiques » indécents autour du dossier chimique syrien et d’entreprendre les démarches sur lesquelles la Russie insiste depuis trois semaines: envoyer à Khan Cheikhoun et à Chayrat un groupe de spécialistes dont feraient également partie des représentants de pays qui ne sont pas aveuglés par leur haine envers le gouvernement légitime syrien.
PMO : Sur le plan de la consolidation du cessez-le-feu et des autres questions militaires, quelle est la prochaine étape du processus d’Astana initié par Moscou ?
GENNADY GATILOV : Depuis plus de quatre mois, le processus d’Astana cherche à consolider le cessez-le-feu, instauré en décembre 2016 après la reconquête d’Alep. Ce processus a besoin de s’installer dans la durée pour être consolidé afin de favoriser et faire avancer la négociation politique qui se déroule à Genève sous l’égide des Nations unies.
Les efforts d’Astana résultent de la volonté convergente de trois gouvernements : Russie, Iran et Turquie. Il faut rappeler que les différentes réunions d’Astana ont permis de réunir pour la première fois des chefs d’organisations de la rébellion armée avec des représentants du gouvernement syrien. Par conséquent, le processus d’Astana va se poursuivre, sous différentes formes les plus appropriées, afin de conforter et d’aider la négociation de Genève.
Il faut le souligner, le processus d’Astana n’est ni parallèle, ni concurrent avec celui de Genève. Sa vocation première et essentielle est de favoriser, de toutes les manières possibles, le processus politique en cours à Genève sous l’égide du représentant spécial du secrétaire général des Nations unies Staffan de Mistura.
PMO : Justement, sur le plan politique maintenant, la priorité des discussions en cours à Genève vise-t-elle d’abord des changements constitutionnels ? où en est-on ?
GENNADY GATILOV : La méthode élaborée par Staffan de Mistura a consisté à identifier quatre « baskets », quatre chantiers : 1) celui de la transition politique ; 2) celui de nouvelles élections ; 3) celui d’une nouvelle constitution ; 4) celui de la poursuite de la lutte contre le terrorisme. Ces quatre chantiers sont discutés, conjointement, en parallèle. L’Arabie saoudite pèse de tout son poids pour privilégier la transition et la « gouvernance » tandis que les autorités syriennes veulent d’abord éliminer le terrorisme.
Pour notre part, et même si la lutte contre le terrorisme constitue toujours l’une de nos priorités, nous cherchons aussi à faire avancer les ajustements constitutionnels qui sont – comme le pense aussi Staffan de Mistura – directement liés aux progrès enregistrés à Astana sur les questions militaires. La question est par où commencer ? Mettre d’abord en avant les questions constitutionnelles permet de surmonter le gros problème de la représentativité des groupes de l’opposition et de différencier les plus aptes à être « inclusif » dans la recherche d’une solution commune.
Nous pensons qu’à partir d’une plateforme constitutionnel commune, il sera plus facile d’agréger le maximum de composantes possibles, afin d’être le plus « inclusif » possible. Je vous rappelle qu’à Genève – et à la demande de pays de la région – les Kurdes ne sont toujours pas représentés.
Cela dit, nous sommes désormais confrontés à deux facteurs qui viennent compliquer la négociation : 1) une nouvelle administration américaine qui prend ses marques et les positions changeantes de Donald Trump ; 2) les accusations occidentales unilatérales proférées contre le gouvernement syrien après le dernier « événement chimique » ont eu pour conséquence de durcir la position des autorités de Damas qui commençaient pourtant à faire des concessions. Celles-ci ont ébranlé la confiance de Damas et il s’agit maintenant de regagner cette confiance, notamment en élargissant les zones de cessez-le-feu et de stabilité, notamment dans le nord du pays à l’ouest d’Alep. La priorité est bien de travailler à l’élargissement de zones de stabilité dans l’ensemble du pays, en commençant par le Nord…
PMO : Comment dépasser le face à face entre la Turquie et les Kurdes ?
GENNADY GATILOV : Il est certain que la question kurde se retrouve en tête de l’agenda turc. D’un autre côté, comme je l’ai déjà souligné, on ne peut exclure les Kurdes de l’ensemble du processus et c’est pour cette raison que nous cherchons à les intégrer dans le processus d’Astana sur les questions militaires, notamment celle du cessez-le-feu. Les Kurdes ont – eux-aussi – leur propre feuille de route dont devra aussi tenir compte l’avancée des discussions de Genève.
PMO : Comment dépasser l’autre grande confrontation de la guerre civilo-globale de Syrie, à savoir celle opposant l’arabie saoudite à l’Iran ?
GENNADY GATILOV : Les nouvelles sanctions dernièrement adoptées unilatéralement contre l’Iran n’arrangent certainement pas l’état de la relation bilatérale Riyad/Téhéran, comme elles ne favorisent pas les discussions de Genève… Il s’agit certainement de favoriser tout ce qui peut améliorer les relations bilatérales des pays de la région. Par exemple, l’Iran entretient une relation bilatérale correcte et équilibrée avec le Qatar, mais sur le dossier syrien les deux pays restent radicalement opposés. Par conséquent, il faut essayer de reprendre les choses à travers les éléments positifs et les intérêts communs de chaque relation bilatérale pour revenir aux oppositions qui perdurent sur le dossier syrien, mais qui – à terme – ne sont pas insolubles !
PMO : Qu’en est-il avec un autre partenaire de poids comme la Chine ?
GENNADY GATILOV : La Chine est aussi un partenaire stratégique de la Syrie. Il faut aussi rappeler que plusieurs milliers d’activistes chinois sont également engagés contre l’armée syrienne au nord-ouest du pays, dans la région d’Idlib. Pékin, comme Moscou a un intérêt majeur à œuvrer en faveur d’un retour à la stabilité en Syrie et dans toute la région de la Méditerranée orientale. D’une manière générale, la Méditerranée est devenue une zone stratégique de première importance vers laquelle converge un ensemble de crises qui déstabilisent, non seulement les Proche et Moyen-Orient, mais aussi plusieurs régions d’Afrique. Par conséquent, l’ensemble des pays concernés doivent chercher en Méditerranée des solutions à ces différentes crises.
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